La contingence technologique
Peut-être ne s’est-on pas assez interrogé sur un phénomène que nous rencontrons quotidiennement : la panne totale ou partielle de l’ordinateur. Alors même que ce dernier devrait représenter l’incarnation du monde du calcul et du contrôle, comme le veut la racine grecque de la cybernétique, la réalité phénoménologique est toute différente. Si nous parvenons à utiliser l’ordinateur, il ne cesse pourtant de nous surprendre. Que ce soit dans un usage classique ou dans la programmation informatique, l’utilisation de cette machine est semée d’embûches et d’inattendu. Est-ce là simplement le fait du hasard, une détermination instrumentale, le temps venant progressivement résoudre ce problème ?
J’aimerais prendre au sérieux cette finitude fonctionnelle de la machine et penser qu’elle est révélatrice de sa structure même. Ou pour le dire autrement que l’accident détermine l’essence. Ce que nous vivons avec l’ordinateur est la nécessité de la contingence. Ce n’est pas seulement que l’ordinateur ne marche pas, la systématisation de la panne deviendrait alors une règle, c’est qu’il marche et qu’il ne marche pas selon une méta-règle qui fait défaut. Cette absence de règle qui pourrait déterminer la palpitation entre le fonctionnement et le dysfonctionnement constitue selon nous la définition d’une contingence dans le sens plein du terme. Cette contingence est nécessaire, l’accident aussi, parce que le retournement du monde sur lui-même effectué par la machine informatique n’a pas constitué une épuration de la structure ambivalente des phénomènes. Fonder une ontologie sur la nécessité de la contingence reste une tâche à mener.
Je me souviens d’une après-midi d’hiver où, penché sur mon ordinateur portable, j’avais presque achevé la rédaction d’un texte important. La lumière déclinait par la fenêtre, projetant des ombres mouvantes sur le mur blanc de mon bureau, tandis que mes doigts s’agitaient sur le clavier avec une fébrilité croissante. Soudain, l’écran s’est figé, puis assombri, et cette production intellectuelle de plusieurs heures s’est volatilisée en un instant. Ce moment cristallise pour moi l’expérience paradoxale de la technologie contemporaine : à la fois extension formidable de nos capacités et rappel brutal de notre impuissance fondamentale. Dans cette rupture, dans ce hiatus entre l’attente et la réalité, se dévoile quelque chose d’essentiel sur notre condition technique.
Qu’est-ce que la panne, en effet, sinon cette irruption de l’imprévisible au cœur même du prévisible ? Qu’est-ce que ce dysfonctionnement, sinon l’émergence du chaos au sein de l’ordre le plus sophistiqué ? La panne n’est pas simplement l’absence de fonctionnement : elle est la présence insistante d’une absence, le surgissement d’un vide là où nous attendions une plénitude d’opérations. Elle est ce moment où la machine, censée étendre notre contrôle sur le monde, nous renvoie brutalement à notre condition d’êtres finis, incapables de maîtriser entièrement ce que nous avons pourtant créé. N’y a-t-il pas quelque chose de profondément révélateur dans cette situation ? Ne touche-t-elle pas à l’essence même de notre rapport au monde technologique ?
La contingence qui se manifeste dans la panne informatique n’est pas accidentelle au sens où elle serait extérieure à l’essence de la machine : elle en est au contraire constitutive. L’ordinateur, cette machine logique par excellence, cette incarnation du calcul et de la rationalité, porte en lui-même son propre démenti, sa propre négation. Il fonctionne, certes, mais ce fonctionnement est toujours hanté par la possibilité de son interruption : écran bleu, gel du système, incompatibilité des programmes, corruption des données, virus informatiques. Toutes ces manifestations ne sont pas des défauts contingents d’une essence parfaite : elles sont l’expression nécessaire d’une essence contingente.
Si l’ordinateur peut tomber en panne, ce n’est pas parce qu’il est imparfait par rapport à un idéal qui serait celui d’une machine absolument fiable, c’est parce que sa nature même est d’être cette oscillation entre le fonctionnement et le dysfonctionnement, entre l’ordre et le désordre, entre le prévisible et l’imprévisible. La panne n’est pas l’échec de l’ordinateur, elle est sa vérité profonde : vérité d’un dispositif qui nous promet le contrôle total tout en nous rappelant constamment les limites de ce contrôle.
Comment ne pas voir, dans cette structure paradoxale, un miroir de notre propre condition ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes des êtres de la contingence, vivant dans l’oscillation permanente entre la maîtrise et la dépossession, entre la compréhension et l’incompréhension, entre la puissance et l’impuissance ? L’ordinateur nous fascine précisément parce qu’il nous renvoie notre propre image, mais une image déformée, exagérée, poussée jusqu’à ses limites les plus extrêmes. Il est cette partie de nous-mêmes qui rêve d’ordre absolu tout en sachant qu’un tel ordre est impossible.
La panne informatique nous révèle ainsi une vérité fondamentale : celle de l’impossibilité d’une rationalité totale, d’un contrôle sans faille, d’un calcul qui épuiserait le réel. Elle nous rappelle que toute construction rationnelle, aussi sophistiquée soit-elle, contient en elle-même les germes de sa propre défaillance. N’est-ce pas là, précisément, ce que Gödel avait démontré mathématiquement avec son théorème d’incomplétude ? Tout système formel suffisamment puissant pour exprimer l’arithmétique élémentaire contient nécessairement des propositions qui ne peuvent être ni prouvées ni réfutées à l’intérieur de ce système. La panne informatique serait alors la manifestation concrète, sensible, quotidienne, de cette limite inscrite au cœur même de la rationalité.
Je me souviens des interminables heures passées à tenter de résoudre un problème de programmation, navigant dans le labyrinthe du code informatique, cherchant la ligne défectueuse, l’instruction mal formée, la variable non définie. Cette quête presque métaphysique d’une solution à un problème dont l’existence même semblait parfois incertaine m’a souvent donné l’impression de me confronter à quelque chose qui dépassait ma compréhension, non pas parce que mon intelligence était insuffisante, mais parce que le problème lui-même résistait à toute résolution définitive. Le bug informatique n’est-il pas, en ce sens, le symptôme d’une résistance du réel à nos tentatives de formalisation exhaustive ?
La cybernétique, rappelons-le, se rêvait comme la science du contrôle et de la communication, promettant une gestion rationnelle des flux d’information et des processus de rétroaction. Elle devait être cette discipline qui, en unifiant l’étude des systèmes naturels et artificiels, nous permettrait enfin de maîtriser la complexité du monde. Or, que constatons-nous aujourd’hui ? Que les systèmes informatiques, loin d’avoir résolu cette complexité, l’ont au contraire démultipliée, créant des enchevêtrements de problèmes dont la résolution semble toujours repoussée à l’horizon. La panne est le rappel brutal de cet échec relatif : non pas échec total, certes, car l’informatique a aussi produit des résultats extraordinaires, mais échec de son ambition fondamentale qui était celle d’une maîtrise sans reste.
Que faire alors face à cette contingence nécessaire qui se manifeste dans la panne informatique ? Faut-il la combattre en redoublant d’efforts pour créer des systèmes toujours plus fiables, toujours plus sécurisés, toujours plus robustes ? Ou faut-il au contraire l’accepter comme une donnée fondamentale de notre rapport au monde technique, comme une limite constitutive qu’aucun progrès ne pourra jamais abolir complètement ? Ces deux voies ne sont peut-être pas aussi contradictoires qu’elles le paraissent : nous pouvons à la fois travailler à améliorer nos systèmes informatiques et reconnaître que cette amélioration ne sera jamais définitive, jamais totale, qu’elle s’inscrira toujours dans l’horizon d’une perfectibilité sans fin plutôt que dans celui d’une perfection achevée.
Car l’ordinateur, dans sa contingence même, nous offre peut-être une leçon de sagesse : celle de l’acceptation de nos limites, non comme une résignation passive, mais comme une conscience lucide des conditions de notre action dans le monde. Utiliser un ordinateur, c’est apprendre à naviguer dans l’incertitude, à composer avec l’imprévisible, à faire avec ce qui nous échappe. C’est développer une forme d’intelligence qui n’est pas celle de la maîtrise absolue, mais celle de l’adaptation constante, de la réponse inventive aux défis que nous pose la réalité.
La panne informatique serait alors non pas le scandale d’une raison qui échoue, mais l’occasion d’une raison qui s’enrichit en se confrontant à ses propres limites. Elle nous inviterait à dépasser l’opposition simpliste entre rationalité et irrationalité, entre ordre et chaos, pour penser une forme de rationalité plus complexe, plus souple, plus consciente de sa propre contingence. Une rationalité qui ne prétendrait plus à l’absolu, mais qui accepterait de se construire dans le dialogue permanent avec ce qui la déborde et la conteste.
Ainsi, la panne informatique nous ouvre peut-être la voie vers une nouvelle ontologie, une ontologie de la contingence nécessaire où l’être ne serait plus pensé comme substance stable et immuable, mais comme processus dynamique, toujours en équilibre précaire entre l’ordre et le désordre, entre la détermination et l’indétermination. Une ontologie qui reconnaîtrait que l’accident n’est pas extérieur à l’essence, mais qu’il en est la manifestation la plus profonde, la plus révélatrice. Une ontologie, enfin, qui nous permettrait de penser notre inscription dans un monde technique non plus sur le mode de la domination fantasmée, mais sur celui de la cohabitation lucide avec des dispositifs dont la complexité nous échappe en partie et nous échappera toujours.
Peut-être est-ce là la tâche philosophique que nous assigne notre époque : penser cette contingence nécessaire qui se manifeste quotidiennement dans notre rapport aux machines, non pour la réduire à une catégorie connue, mais pour en faire le lieu d’une interrogation radicale sur les conditions de notre existence dans un monde de plus en plus médiatisé par la technique. Une tâche immense, certes, mais dont l’urgence se fait sentir à chaque fois que nous nous trouvons confrontés à l’écran figé de notre ordinateur, à ce moment où la promesse de la maîtrise se retourne en expérience de la dépossession.