Les artistes-concepteurs

On croyait avoir dépassé certaines oppositions simplistes, mais elles reviennent, elles ne nous avaient jamais quittées. Les écoles d’art et les médias sont les symptômes de ces débats dont nous ne sortons pas. L’un d’entre eux est la relation entre l’idée, la forme et la matière. Certaines écoles semblent mépriser ces dernières et, au travers des cours de créativité, valorisent les idées. D’autres font l’inverse et mettent en avant la pratique. Ce balancement incessant entre deux pôles supposément contradictoires semble constituer le rythme même de la pensée sur l’art, comme si celle-ci ne pouvait jamais s’extraire de cette oscillation perpétuelle entre concept et matière, entre intention et réalisation, entre projet et geste.

Cette oscillation n’est pas anodine : elle structure profondément nos institutions, nos discours, nos pratiques pédagogiques. Elle détermine silencieusement la hiérarchie des valeurs qui organise le champ artistique contemporain. Qui n’a pas assisté à ces discussions interminables où s’affrontent les défenseurs du concept et ceux de la matière, chacun brandissant ses exemples canoniques, ses références théoriques, ses succès institutionnels ? Qui n’a pas observé comment ces débats apparemment abstraits se traduisent concrètement dans l’organisation des cursus, dans la répartition des crédits, dans l’aménagement même des espaces d’enseignement ? Derrière ces discussions techniques et ces querelles d’experts se joue en réalité quelque chose d’essentiel : notre rapport au sensible, à l’intelligible, et finalement à l’expérience esthétique elle-même.

Nous savons combien l’opposition entre la théorie et la pratique est conceptuellement surdéterminée par une histoire depuis Platon et Aristote, depuis la division entre art mécanique et art libéral. Nous savons combien il faudrait faire ses adieux à ces simplifications. Ces oppositions binaires nous viennent de loin : elles s’enracinent dans la métaphysique occidentale, dans cette séparation inaugurale entre le monde des idées et le monde sensible, entre l’âme et le corps, entre l’intelligible et le matériel. Platon, dans sa méfiance à l’égard des apparences et des simulacres, a instauré une hiérarchie qui place l’idée au sommet et relègue la matière au rang de simple support, d’écran imparfait sur lequel se projettent les ombres affaiblies des formes idéales. Cette dévaluation originelle du sensible au profit de l’intelligible a profondément marqué notre rapport à l’art et continue de structurer, souvent à notre insu, nos jugements esthétiques et nos pratiques pédagogiques.

La distinction médiévale entre arts libéraux et arts mécaniques n’a fait que prolonger et renforcer cette hiérarchie : d’un côté les arts de l’esprit, nobles et dignes des hommes libres, de l’autre les arts de la main, subalternes et réservés aux artisans et aux esclaves. Cette séparation, qui semblait avoir été définitivement abolie par les avant-gardes historiques dans leur volonté de réconcilier l’art et la vie, l’esprit et la main, persiste néanmoins comme un fantôme qui hanterait encore nos institutions et nos discours. Mais du fait de leur influence sur le milieu éducatif, elles produisent encore des effets concrets, matériels, qui façonnent l’expérience des étudiants et les trajectoires des artistes.

Ce n’est pas seulement une question théorique : ces oppositions conceptuelles se traduisent en structures institutionnelles, en programmes pédagogiques, en critères d’évaluation qui déterminent concrètement ce qui sera valorisé, financé, exposé, et ce qui sera marginalisé, négligé, invisibilisé. Elles s’incarnent dans des rapports de pouvoir bien réels, dans des hiérarchies professionnelles, dans des distributions inégales de capital symbolique et économique. L’abstraction des débats philosophiques sur l’art cache ainsi des enjeux très concrets de domination et de reconnaissance, de légitimité et d’autorité.

Ainsi dans certains pays, l’artiste-concepteur est valorisé par les médias parce que la manière dont il envisage l’art est proche du jeu de la textualité de celui qui écrira un article. Le règne du concept dans certaines sphères du monde de l’art contemporain n’est pas un phénomène isolé : il s’inscrit dans une économie générale des discours où le texte occupe une place prépondérante. L’artiste-concepteur bénéficie d’une visibilité médiatique privilégiée précisément parce que sa démarche peut se traduire aisément dans le langage journalistique, parce qu’elle se prête sans résistance excessive au jeu des significations discursives. Il y a là une affinité élective entre une certaine conception de l’art et les modalités dominantes de sa médiatisation.

La forme, la matière sont des ajouts, un supplément d’âme, pas une fin en soi (on se méfie souvent du « décoratif » comme si celui-ci était un défaut). Cette dévaluation de la forme et de la matière reproduit, consciemment ou non, le geste platonicien originel : la relégation du sensible au rang de simple véhicule, d’enveloppe contingente pour une idée qui seule importerait vraiment. Le mépris du décoratif, cette méfiance instinctive à l’égard de ce qui pourrait n’être que beau sans être conceptuellement chargé, témoigne de cette persistance souterraine d’un idéalisme philosophique qui continue de structurer nos jugements esthétiques. Comme si la jouissance sensible, le plaisir formel, l’expérience immédiate de la beauté constituaient en eux-mêmes des défauts, des manques, des insuffisances qu’il faudrait compenser par une dose appropriée de concept.

Il faut que l’œuvre parle, que son concept soit explicite et qu’elle soit communicable par l’intermédiaire d’un texte publié. Cette exigence de communicabilité discursive impose à l’œuvre d’art un régime de signification qui lui est fondamentalement étranger. Le langage verbal, avec sa structure propositionnelle, sa logique prédicative, sa temporalité linéaire, devient ainsi la mesure de toute expérience esthétique. Seul vaudrait ce qui peut se dire, se raconter, s’expliquer dans un article ou un communiqué de presse. Cette soumission de l’art au régime du discours ne va pourtant pas de soi : elle constitue une violence symbolique qui réduit la multiplicité des expériences sensibles à ce qui peut s’en traduire dans les mots.

Mais qu’une œuvre bouleversante soit inintéressante par écrit, que le texte ne puisse en rendre compte parce que son régime est sensible et résiste aux mots, que le texte soit structurellement pris en défaut par le caractère sensible de l’expérience de l’œuvre, voici une possibilité qui n’est plus même envisagée. Il y a une profonde asymétrie dans notre rapport contemporain à l’art : tandis que toute œuvre doit pouvoir se justifier discursivement, se laisser traduire en mots pour être pleinement légitime, l’incapacité du langage à rendre compte de certaines expériences esthétiques n’est jamais considérée comme un défaut du langage lui-même, mais toujours comme une insuffisance de l’œuvre. Cette asymétrie témoigne d’un privilège accordé au discursif sur le sensible, à l’explicable sur l’éprouvable, au dicible sur le visible ou l’audible.

Pourtant le désaccord profond entre le langage du dictionnaire utilisé pour écrire un article et qui recueille des définitions préalables à l’acte de communication, et le langage sans dictionnaire des œuvres d’art dont le langage s’élabore simultanément à l’acte de communication (de sorte qu’on ne sait jamais ce qui est dans l’œuvre et ce qui est en soi rendant difficile la « part des choses »), est un fait. Cette distinction fondamentale entre deux régimes de signification – l’un stabilisé, codifié, préexistant à sa mise en œuvre, l’autre en perpétuelle élaboration, se constituant dans l’acte même de sa manifestation – marque une différence irréductible entre l’expérience du texte et celle de l’œuvre plastique ou sonore.

Le langage verbal fonctionne selon un système de références préconstituées : les mots renvoient à des définitions préalables, à des usages établis, à des significations relativement stables qui permettent la communication. Le sens s’y construit par l’agencement d’unités discrètes dont la valeur est déterminée par un code commun, par ce « dictionnaire » métaphorique que partagent les locuteurs d’une même langue. L’œuvre d’art, en revanche, élabore sa propre « langue » dans le mouvement même de sa présentation : elle invente simultanément ses signes et leurs significations, sans s’appuyer sur un code préétabli. Cette auto-constitution du langage artistique, cette coïncidence entre l’invention des signes et leur manifestation sensible, rend fondamentalement problématique toute tentative de traduction discursive.

L’assurance de ceux qui manient le dictionnaire est sans borne, tandis qu’à leur côté le statut d’artiste-concepteur se développe. Cette confiance excessive des « manipulateurs de dictionnaire » – critiques, commissaires, théoriciens, mais aussi artistes eux-mêmes lorsqu’ils se font les exégètes de leur propre travail – repose sur une illusion : celle de la transparence du langage, de sa capacité à tout dire, à tout expliquer, à tout rendre intelligible. Or cette illusion masque une violence symbolique : celle qui consiste à réduire l’expérience esthétique à ce qui peut s’en dire, à ne reconnaître comme valide que ce qui se laisse traduire sans reste dans le langage verbal.

Nous préférons cette notion d’artiste-concepteur à celle d’art conceptuel, souvent utilisée pour désigner (et critiquer) cette forme d’art, mais qui ne correspond aucunement à la réalité historique de cette désignation. Cette distinction terminologique est importante car elle permet d’éviter une confusion historique : l’art conceptuel des années 1960-70, malgré son nom, ne réduisait pas l’art à son concept. Au contraire, il explorait les limites du langage, les paradoxes de la représentation, les apories de la communication. Des artistes comme Joseph Kosuth, Lawrence Weiner ou Robert Barry questionnaient le statut du langage lui-même, sa matérialité, sa capacité à produire ou à décrire le réel. Loin de soumettre l’art au régime du discours, ils mettaient en évidence les écarts, les décalages, les incompatibilités entre le visible et le dicible, entre l’expérience et sa description.

L’artiste-concepteur contemporain, en revanche, soumet entièrement son travail à l’ordre du discours : le concept y précède et détermine entièrement la réalisation, sans que celle-ci puisse jamais rétroagir sur l’idée initiale. Le processus créatif y est linéaire, unidirectionnel, sans possibilité de retour ou de remise en question. L’œuvre n’est plus qu’une illustration, une exemplification, une matérialisation d’une idée préexistante et pleinement constituée avant même le début de sa réalisation.

L’artiste-concepteur n’a que peu de rapport à l’heuristique, son savoir-faire est limité, il fait faire (et trouve dans ce faire faire un autre développement pour les journalistes) souvent ses œuvres, délègue la matérialité grâce à des plans qu’il a élaborés sur Sketchup. Cette absence d’heuristique – c’est-à-dire de cette méthode de découverte qui procède par tâtonnements, essais et erreurs, ajustements progressifs – marque une rupture fondamentale avec la tradition artisanale de l’art. L’artiste-concepteur ne découvre rien dans le processus de création : il sait déjà ce qu’il veut obtenir avant même de commencer. La matérialisation de l’œuvre n’est plus qu’une étape technique, une simple exécution qui ne modifie en rien le projet initial.

Cette délégation systématique de la réalisation matérielle n’est pas seulement une question pratique ou économique : elle témoigne d’un rapport spécifique à la matière, d’une incapacité à penser l’œuvre comme un dialogue avec les résistances, les suggestions, les possibilités imprévues qu’offre le matériau. L’utilisation d’outils numériques comme Sketchup renforce cette tendance : ces logiciels, par leur fonctionnement même, privilégient une conception abstraite, géométrique, désincarnée de l’espace et des formes. Ils permettent une manipulation virtuelle des volumes et des surfaces qui fait l’économie de la matérialité concrète, de la pesanteur, de la texture, de toutes ces qualités sensibles qui font la richesse de l’expérience esthétique.

Sa manière de travailler consiste à élaborer un projet grâce à un texte et à une iconographie glanée ici et là et donnant la dominante stylistique, la forme n’est qu’un habillage et la matière un support. Ce mode opératoire témoigne d’une conception instrumentale de la forme et de la matière : celles-ci ne sont plus que des moyens au service d’une fin qui leur est extérieure, des véhicules pour un message qui constituerait la véritable essence de l’œuvre. Cette instrumentalisation reproduit, consciemment ou non, le schème hylémorphique aristotélicien : la matière passive, inerte, indifférente, ne fait que recevoir une forme imposée de l’extérieur par un agent qui lui imprime sa volonté.

La référence à une « iconographie glanée ici et là » révèle un autre aspect problématique de cette démarche : la réduction de la recherche visuelle à un simple exercice de documentation, de compilation, d’appropriation d’images préexistantes. Le rapport à l’histoire de l’art, aux formes passées, aux styles établis s’y réduit à une sorte de shopping visuel, de prélèvement stratégique dans un répertoire infini de solutions formelles déjà disponibles. Cette extraction hors contexte, cette utilisation purement instrumentale des références visuelles témoigne d’un rapport superficiel à l’histoire, d’une incapacité à penser la genèse des formes, leur inscription dans des contextes socio-historiques spécifiques, leur charge symbolique et affective.

Il ne peut travailler heuristiquement, c’est-à-dire avec d’incessants retours entre la matière et l’idée (on préférerait parler de silhouette), se perturbant l’un l’autre. Cette impossibilité de l’heuristique constitue peut-être le défaut le plus fondamental de l’artiste-concepteur : incapable de laisser la matière perturber son idée initiale, de permettre à la réalisation de modifier le projet, il s’interdit cette dialectique féconde entre conception et exécution qui caractérise traditionnellement le processus créatif. L’idée de « silhouette » suggérée ici est particulièrement éclairante : contrairement au concept qui se veut précis, défini, articulé, la silhouette n’est qu’une forme vague, un contour incertain, une présence intuitive qui guide la main sans la contraindre totalement.

Cette notion de silhouette permet de penser un rapport différent à la création : non plus comme la réalisation d’un plan préétabli, mais comme l’exploration progressive d’une intuition formelle qui se précise, se transforme, s’enrichit au contact de la matière. La silhouette guide sans déterminer, oriente sans contraindre, propose sans imposer. Elle laisse place à l’imprévu, à l’accident fécond, à la découverte inattendue. Elle permet cette perturbation mutuelle entre l’idée et la matière qui constitue le cœur même du processus créatif authentique.

Il n’a pas ce temps d’expérimentation, il n’a qu’un temps de conception. Cette compression temporelle du processus créatif traduit une soumission aux impératifs de production de notre époque : efficacité, rentabilité, prévisibilité. L’artiste-concepteur est pris dans une logique de projet qui ne tolère ni détour, ni errance, ni impasse. Tout doit être planifié, anticipé, maîtrisé en amont pour garantir une exécution rapide et sans surprise. Cette rationalisation du temps créatif élimine toute possibilité d’émergence imprévue, de sérendipité, de ces découvertes fortuites qui naissent souvent des erreurs, des ratages, des explorations sans but précis.

Le temps long de l’expérimentation – fait d’essais, de reprises, d’abandons, de retours en arrière, de bifurcations inattendues – cède la place à un temps linéaire, orienté, tendu vers la réalisation d’un objectif défini à l’avance. Cette temporalité projectuelle n’est pas propre à l’art : elle caractérise plus généralement le régime de production contemporain, avec ses deadlines, ses plannings, ses objectifs chiffrés. L’artiste-concepteur importe ainsi dans le champ artistique une temporalité entrepreneuriale qui lui est fondamentalement étrangère.

Les choses sortent de sa tête pour se réaliser. Mais on ne réfléchit aucunement sur la matérialité de ce processus qui adopte dès le départ le textuel pour imaginer et qui de plus utilise une manière de faire par délégation (le faire faire) qui est propre à la division du travail capitaliste et à un régime de domination qui soumet le désir du travailleur au désir de celui qui peut acheter sa force de travail. Cette formulation lapidaire met en évidence un impensé fondamental de l’art conceptuel contemporain : la matérialité même du processus de conception. Car la pensée n’est pas une opération désincarnée, un pur jeu de concepts sans support matériel. Penser, c’est toujours penser avec et dans un corps, avec et par des supports matériels : langages, écritures, schémas, croquis, maquettes.

Le recours systématique au textuel comme mode de conception révèle ainsi un choix matériel spécifique, une préférence pour un certain type de médiation qui n’est ni neutre ni innocente. Ce choix privilégie la linéarité du discours, sa structure propositionnelle, sa dimension abstraite et générale, au détriment d’autres modalités de pensée plus incarnées, plus intuitives, plus directement liées à l’expérience sensible. La conception textuelle favorise également une certaine distance par rapport à l’objet : les mots permettent de décrire, d’analyser, de conceptualiser sans jamais toucher, sans jamais éprouver directement les qualités sensibles de ce dont on parle.

Quant à la délégation systématique de la réalisation matérielle, elle reproduit effectivement un rapport de production spécifiquement capitaliste : la séparation entre conception et exécution, entre travail intellectuel et travail manuel, entre celui qui pense et celui qui fait. Cette division du travail n’est pas seulement économique ou pratique : elle est profondément politique en ce qu’elle instaure et perpétue une hiérarchie entre les différentes formes d’activité humaine. Le « faire faire » suppose et renforce une asymétrie de pouvoir où celui qui conçoit domine celui qui exécute, où la pensée s’arroge une supériorité sur le geste, où l’idée soumet la matière.

Du côté de la genèse comme du résultat, l’artiste-concepteur pourrait tout aussi bien écrire des articles ou travailler dans une entreprise de communication. Cette remarque acérée souligne une homologie structurelle entre différentes pratiques contemporaines qui partagent un même rapport au langage, à l’image, à la production de sens. L’artiste-concepteur, le journaliste, le communicant opèrent tous dans un même régime sémiotique fait de concepts abstraits, d’images décontextualisées, de formes standardisées. Ils partagent un même rapport distancié à la matérialité, une même préférence pour l’abstraction conceptuelle, une même valorisation de l’efficacité communicationnelle.

Cette convergence n’est pas fortuite : elle témoigne d’une transformation profonde du champ artistique qui tend à aligner ses logiques sur celles d’autres sphères de production symbolique. L’autonomie relative que l’art avait conquise vis-à-vis des impératifs de communication immédiate, d’efficacité pratique, de rentabilité économique se trouve ainsi progressivement érodée. L’art devient un secteur parmi d’autres de l’industrie culturelle, soumis aux mêmes contraintes, aux mêmes exigences, aux mêmes critères d’évaluation.

Le résultat forme-matière ressemble à des pages de revue d’art, un éternel sentiment de déjà vu, un cahier de tendances de l’art contemporain comme il en existe dans la publicité. Cette uniformisation esthétique, cette standardisation formelle des œuvres contemporaines n’est que la manifestation visible d’une homogénéisation plus profonde des processus de création, des modes de pensée, des rapports à la matière. Les œuvres se ressemblent parce qu’elles sont produites selon les mêmes logiques, avec les mêmes outils conceptuels, dans les mêmes temporalités contraintes.

Le « sentiment de déjà vu » qui accompagne si souvent l’expérience de l’art contemporain témoigne de cette standardisation : au-delà de la diversité apparente des thèmes, des matériaux, des dispositifs, une même grammaire visuelle, un même vocabulaire formel, une même syntaxe spatiale se répètent inlassablement. Comme dans la publicité ou le design commercial, l’art devient un jeu de variations minimales sur des formules éprouvées, une modulation subtile de tendances identifiées et exploitées jusqu’à l’épuisement.

Le style se veut le plus souvent neutre, froid, détaché, l’anonymat devient une posture, la surface est sans aspérité car il s’agit d’effacer les traces tumultueuses que pourraient laisser les mains. Cette esthétique de la neutralité, cette valorisation de la froideur et du détachement traduisent un rapport spécifique au sensible : celui d’une mise à distance, d’une méfiance à l’égard de l’affectivité, de l’expressivité, de tout ce qui pourrait troubler la clarté du concept ou la pureté de l’idée. L’effacement des traces de la main, la suppression de toute aspérité révèlent une volonté d’éliminer tout ce qui, dans l’œuvre, pourrait témoigner d’une présence corporelle, d’un contact direct avec la matière, d’une implication physique dans le processus de création.

Cet idéal de surface lisse, uniforme, sans accident ni surprise, manifeste visuellement le fantasme d’une pensée pure, détachée de toute contingence matérielle, de toute limitation corporelle. Il témoigne d’une volonté de maîtrise totale, d’un refus de l’imprévu, de l’aléatoire, de tout ce qui échappe au contrôle conscient. Cette esthétique de la neutralité reproduit ainsi, dans le domaine sensible, le geste métaphysique originaire de séparation entre l’esprit et le corps, entre l’idée et la matière. Elle perpétue, sous une forme visuelle, l’illusion d’une pensée désincarnée qui pourrait se développer indépendamment de tout support matériel, de toute médiation sensible.

Face à cette tendance dominante, une voie alternative se dessine : celle d’un atelier des machines, d’une usine numérique où des ordinateurs, imprimantes 3D et machines CNC travailleraient jour et nuit, non pas comme simples exécutantes d’un concept préalable, mais comme partenaires d’une nouvelle forme de délégation créative. Il ne s’agit plus ici de reproduire la division capitaliste du travail qui soumet l’exécutant au concepteur, mais d’instaurer un dialogue inédit entre l’artiste et les technologies autonomes, entre l’intention humaine et les potentialités propres aux algorithmes et aux machines.

Cette usine créative constituerait un dépassement dialectique des oppositions que nous avons analysées : ni simple retour nostalgique à l’artisanat traditionnel, ni perpétuation de la séparation entre concept et réalisation, mais invention d’une troisième voie qui réintroduit l’heuristique par le détour même de la technologie. Car ces machines ne sont pas des outils passifs : elles possèdent leurs propres logiques, leurs résistances spécifiques, leurs accidents particuliers. L’imprimante 3D, avec ses contraintes de matériau et de gravité, avec sa temporalité propre, avec les imprévus de son fonctionnement, introduit une part d’indétermination dans le processus de création. La fraiseuse CNC, avec ses capacités d’usinage et ses limites techniques, offre des possibilités formelles que l’artiste n’aurait pas nécessairement anticipées.

L’autonomie retrouvée ne serait pas celle, illusoire, d’un artiste démiurge maîtrisant parfaitement son médium, mais celle, plus complexe et plus riche, d’un écosystème créatif où humains et machines co-évoluent, s’influencent mutuellement, se perturbent réciproquement. Les algorithmes générateurs de formes, les programmes de modélisation paramétrique, les systèmes de fabrication automatisés constituent non pas de simples outils à la disposition d’une intention préalable, mais des acteurs à part entière du processus créatif, dotés de leurs propres tendances, de leurs propres « désirs » formels, de leurs propres logiques de développement.

Cette délégation aux machines diffère radicalement de celle pratiquée par l’artiste-concepteur : elle n’est pas fondée sur un rapport de domination, sur une hiérarchie rigide entre celui qui pense et celui qui exécute, mais sur une forme de conversation matérielle, de dialogue sans mots où chaque partie propose, suggère, contraint, résiste. L’artiste y conserve bien sûr une forme d’autorité, mais celle-ci n’est plus absolue : elle est constamment négociée avec les possibilités et les limites des technologies qu’il mobilise. La machine n’est plus un simple prolongement de la volonté humaine, mais un partenaire doté d’une forme d’agentivité propre.

Loin de renforcer la standardisation esthétique que nous avons décrite, un tel atelier des machines permettrait au contraire une exploration plus riche et plus diverse des possibilités formelles. Car la machine, contrairement à l’exécutant humain soumis à des directives précises, peut être programmée pour explorer systématiquement des variations, pour tester des configurations inattendues, pour produire des formes que l’esprit humain n’aurait pas anticipées. La délégation devient alors non pas un moyen d’imposer une forme préconçue, mais une manière de découvrir des formes inédites, de faire émerger des possibilités esthétiques que l’artiste seul n’aurait pas imaginées.

Cette usine créative, fonctionnant jour et nuit dans son cycle propre, introduirait également une temporalité nouvelle dans le processus artistique : non plus le temps contraint du projet à réaliser selon un calendrier préétabli, mais un temps cyclique, continu, fait d’itérations successives, de reprises, de variations, d’améliorations progressives. La machine, libérée des contraintes biologiques humaines, peut explorer patiemment des séries de formes, tester méthodiquement des hypothèses esthétiques, développer sur la durée des processus évolutifs que l’impatience humaine aurait abandonnés. Cette temporalité machinique, loin d’accélérer encore la production selon les exigences du marché, pourrait au contraire réintroduire une forme de lenteur, de maturation, d’élaboration progressive dans le processus créatif.

Ainsi pourrait émerger une nouvelle forme d’art qui ne serait ni purement conceptuelle ni simplement artisanale, mais véritablement technologique au sens fort du terme : un art qui penserait avec et par les machines, qui explorerait les potentialités esthétiques des algorithmes et des matériaux contemporains, qui inventerait de nouveaux rapports entre l’intention humaine et l’autonomie machinique. Un art qui, plutôt que de perpétuer l’opposition stérile entre l’idée pure et la matière inerte, explorerait la zone intermédiaire où les concepts s’incarnent dans des protocoles techniques, où les intuitions formelles se traduisent en paramètres algorithmiques, où les intentions esthétiques se confrontent aux résistances spécifiques des matériaux et des processus.

Cette voie ne constitue pas une solution miracle aux problèmes que nous avons identifiés, mais plutôt une direction de recherche, un horizon possible pour une pratique artistique qui refuserait à la fois le modèle de l’artiste-concepteur et la nostalgie d’un artisanat préindustriel. Elle propose de prendre au sérieux les technologies contemporaines non comme de simples outils à notre disposition, mais comme des partenaires avec lesquels inventer de nouvelles formes de création, de nouvelles modalités de l’expérience esthétique, de nouveaux rapports à la matérialité. L’atelier des machines ne serait pas tant une réponse définitive qu’une question ouverte, une expérimentation continue sur les possibilités d’une création véritablement contemporaine, qui assumerait pleinement sa condition technologique sans pour autant renoncer à l’exploration sensible, à la découverte heuristique, à l’émergence de l’imprévu.