Capture@Studio
J’ai depuis longtemps ressenti une méfiance quant à une forme d’art numérique fondée sur l’innovation, la performance technique et une prétendue poésie de l’effet. J’ai toujours eu le sentiment que ce Luna Park technologique avait quelque chose de vulgaire et qu’il ne touchait à la sensibilité que par une agitation nerveuse et l’espoir de réaliser une « œuvre totale » dans laquelle il serait possible de s’immerger. Il y a là une naiveté que j’ai toujours eu du mal à m’expliquer. Ce regard critique était sans doute lié au fait que l’œuvre d’art m’apparaissait d’une autre force et d’une autre fragilité, vibrante comme la trace déposée dans un fossile. Mes premières émotions esthétiques avaient eu lieu devant les fouilles de Pompéi et l’art égyptien au Louvre. Sans doute est-ce la raison de mon insistance sur la relation entre existence et technique : une œuvre ne créait pas des conditions d’expérience, celles-ci étaient déjà données par la mobilisation constante de l’attention par les industries culturelles. Faire une œuvre numérique en croyant qu’on pouvait « épater la galerie » c’était se positionner sur le même plan, mais avec des moyens infiniment plus faibles, que l’industrie culturelle. La question maintes fois posée de la conservation du numérique est plus profonde qu’il ne peut sembler au premier abord parce qu’elle engage la conception même de l’art, la matérialité d’une forme.
On découvre parfois ce qu’on fait non pas grâce à une conception théorique préalable, mais de façon heuristique comme si la cohérence d’une démarche se formait d’elle-même à la manière d’un organisme vivant se greffant au temps de la vie quotidienne. On travaille dans son studio pour découvrir cette autre vie.
Je ne fais pas des œuvres en station, mais des environnements qui se recomposent selon le contexte. Ma productivité est la base de cette recomposition et de ce jeu. Les dispositifs numériques, qu’ils soient génératifs ou interactifs, appartiennent à une expérimentation en atelier me permettant de tester des processus en réseau. Ces dispositifs sont capturés sous des formes longues. Ce sont des extractions du flux qui forment les objets artistiques. Ceux-ci sont une coupe temporaire, mais cette coupe est stable quand on la prend pour elle-même, elle est seulement temporaire au regard du flux qui l’a produite.
Les processus numériques ne sont donc pas des œuvres, mais des outils de création dont on extrait des fragments pour donner à voir ce qui a eu lieu à un moment donné. Ces processus opèrent dans mon studio ou lors d’une exposition qui sont, chacun à leur manière, des fabriques ou des usines. Je documente par là même aussi ce qu’aura été cette existence (la « mienne »), des journées passées à tenter de me réapproprier tous ces flux.
Les captures ressemblent à des documentaires sur ce qui s’est produit à un moment donné. Il importe peu que ces processus numériques puissent redevenir fonctionnels dans quelques décennies, car le contexte aura changé. Travaillant sur des détournements de flux Internet, je sais combien ceux-ci sont temporaires et nous renseignerons dans quelques années sur ce que nous avons été sans toujours le savoir. Ce décalage historique est inscrit dans les captures elles-mêmes.
La capture prend la place de la postproduction (Bourriaud), le modèle industriel mute dans un monde de flux où chaque récepteur a la capacité de réaliser une extraction de données. Capturer c’est alors suspendre un flux, le décoder en y repérant un moment-clé, une image singulière, un événement hors norme. La capture est proche de l’art antique : la trace d’une disparition.
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