Après la bulle de l’IA / After the AI Bubble

Nous avons atteint le point de saturation, une nausée. Depuis l’apparition de ChatGPT en novembre 2022, l’intelligence artificielle a envahi tous les discours, tous les médias, toutes les conversations. Chacun possède désormais une opinion tranchée sur le sujet, opinion souvent forgée par le traitement sensationnaliste et simplificateur des médias de masse. Le débat actuel ne porte plus sur la technologie elle-même, mais sur la viabilité économique de cette frénésie spéculative : les investissements ont atteint des sommets vertigineux avec 252,3 milliards de dollars investis en 2024 selon Stanford, tandis que le Fonds monétaire international et la Banque d’Angleterre sonnent l’alarme.
Même Sundar Pichai, PDG d’Alphabet, reconnaît désormais « l’irrationalité » des investissements dans l’IA et met en garde contre un possible éclatement de la bulle. Cette lucidité tardive confirme ce que beaucoup pressentaient : la bulle de l’intelligence artificielle éclatera, comme toutes les bulles avant elle. Son effondrement est proche parce que le déséquilibre entre investissements et rendements est devenu insoutenable. Microsoft, Meta, Tesla, Amazon et Google ont investi environ 560 milliards de dollars dans les infrastructures d’IA au cours des deux dernières années, mais n’ont généré que 35 milliards de dollars de revenus liés à l’IA au total. Ce ratio dérisoire illustre l’ampleur du problème.
Les promesses ne sont jamais tenues parce qu’elles ne visent pas la réalité, mais la captation du capital. Le MIT révèle que 95 % des projets pilotes en IA générative ne produisent aucun impact significatif sur les revenus des entreprises. Ces promesses sont des instruments financiers, des récits façonnés pour séduire les investisseurs et générer un capital à mobiliser. Cette hype parfaitement artificielle est nécessaire pour rentabiliser des investissements colossaux, créant ainsi une addiction durable à des plateformes tendanciellement monopolistiques. L’oeuvre devient un commentaire de l’innovation, elle doit l’exemplifier, en être la démo. Par une telle soumission, on gagne peut-être en moyens économiques, mais on perd le vacillement qui est le coeur même de la pensée.
Ce mot d’ordre de l’innovation se place en amont de la production, pas en aval, et a ainsi des conséquences plus profondes que l’économie classique. Il rend ringard des techniques qui forment pourtant notre temps, parce qu’il se soutient d’un discours de l’obsolescence. Le propre de l’innovation, c’est qu’il n’y a aucun tournant technique, aucun moment déterminant : ce qui compte c’est le rythme du changement et c’est ce flux auquel il faut s’adapter plutôt qu’à tel ou tel objet particulier. Le mouvement n’a d’autre fin que la soumission du désir.
Bien sûr, cette bulle éclatera comme toutes les précédentes. Les comparaisons avec la bulle Internet de l’an 2000 ou même la bulle spéculative des chemins de fer au XIXe siècle se multiplient. Et lorsqu’elle éclatera, cela ne fera qu’accentuer notre nausée collective, ce dégoût viscéral pour tout ce cirque médiatique, pour tous ces discours convenus, pour toute cette mise en scène grotesque. OpenAI perd plus de 5 milliards de dollars en 2024 et jusqu’à 8 milliards attendus en 2025, malgré ses revenus croissants. Comment croire à la pérennité d’un modèle qui brûle l’argent plus vite qu’il ne le génère ?
Beaucoup changeront alors de sujet. Les spécialistes autoproclamés de l’intelligence artificielle deviendront experts en informatique quantique, en biotechnologie synthétique ou en quelque autre innovation émergente. Les modes technologiques se succèdent inlassablement, et l’on passe de l’une à l’autre au rythme des cycles d’innovation et surtout des opportunités spéculatives. Ils abandonneront la question de l’intelligence artificielle parce que, finalement, ce n’était pas cette question qui les intéressait réellement. Ce qui les captivait, c’était la dynamique du capital (de la même façon que certains ne parlent d’art qu’à l’occasion de ventes aux enchères et n’accordent de valeur artistique qu’à la mesure du niveau des ventes), l’euphorie de la bulle elle-même. Ils appartenaient à la bulle et, quand celle-ci éclate, ils s’enfuient vers le prochain eldorado financier.
Ces transfuges laisseront de côté les questions historiales posées par l’intelligence artificielle parce qu’ils n’en avaient qu’une conscience vague et superficielle. Leur engagement n’était pas philosophique mais financier, pas existentiel mais opportuniste. Cette fuite en avant est celle de la modernité avide de nouveautés en tout genre et dont l’obsolescence programmée n’a eu de cesse d’organiser les corps désirants selon une logique de remplacement permanent, puisque ce qu’on me fait désirer, je devrais l’abandonner dans quelques temps. Deuil vite oublié par le remplacement d’un autre objet. Selon le professeur d’histoire des sciences David Edgerton, ce n’est pas juste une bulle d’investisseurs ou de marché financier, c’est une « bulle de politiques publiques » – des gouvernements ont également massivement investi, en argent, en temps et en réputation.
Mais voilà l’essentiel : la question fondamentale que sous-tend l’intelligence artificielle n’appartient absolument pas au capital. Cette question transcende les cycles économiques, les marchés financiers, les modes passagères. Elle concerne le destin même de l’espèce humaine, cette espèce qui produit inexorablement ce qui la dépasse. L’IA s’inscrit dans une longue histoire d’externalisation des facultés humaines, depuis l’écriture jusqu’aux machines industrielles. Elle manifeste ce désir secret, peut-être inconscient, de créer une altérité qui nous aliène, un autre nous-même qui ne soit pas nous-même, qui soit précisément autre chose que nous-même.
Il faut distinguer deux temporalités de la novation. La première appartient au futur comme temps prévisible et soumis au calcul – c’est le domaine de l’innovation. La seconde à l’avenir comme inanticipable et monstruosité faisant trembler la valeur des signes, c’est-à-dire les conditions mêmes de l’échange. Cette seconde temporalité, nous pourrions l’appeler la disnovation : quelque chose de nouveau qui est anormal, désajusté, inanticipable. La disnovation met en jeu la distinction même entre le nouveau et l’ancien : il y a une réserve d’avenir dans le passé. C’est ainsi que les technologies passées peuvent ne pas passer, qu’on peut ranimer des objets obsolètes et les zombifier.
L’IA contribue à produire la première cartographie mondiale des imaginations humaines. Cette dimension dépasse largement les préoccupations des investisseurs. Il ne s’agit pas simplement d’automatiser des tâches ou d’optimiser des processus, mais de comprendre comment nous externalisons notre faculté même d’imaginer, comment nous déléguons à des machines la production d’images, de textes, de représentations qui façonneront en retour notre propre imaginaire. La disnovation ne vient pas s’adapter à ce qui existe, mais est un flux discontinu qui vient interrompre et troubler ce qui préexiste jusqu’à ses conditions même de possibilité.
La bulle économique de l’intelligence artificielle éclatera inévitablement. Selon Paul Tudor Jones, tous les ingrédients sont réunis pour une « croissance explosive » suivie d’un effondrement, dans un contexte où 51 % du trafic web est déjà généré par des robots IA. Mais la question fondamentale qu’une telle technologie existentielle pose restera entière, peut-être même gagnera-t-elle en intensité, en importance, en nécessité une fois que la mode des investisseurs sera passée, une fois que le bruit médiatique se sera dissipé.
Nous savons combien le capitalisme contemporain est apte à intégrer ce qui lui résiste, combien le singulier devient une marchandise, la résistance devenant alors un concept décrivant la conduction électrique. C’est sans doute pourquoi le capitalisme valorise la relation entre hacking et art ainsi que l’art incidentel tel que le glitch, qui sont une résistance qui reconduit le flux intégral. Mais contrairement aux chemins de fer ou à Internet, l’IA interroge directement notre condition d’êtres pensants. Elle nous confronte à notre désir paradoxal de créer une intelligence qui nous ressemble tout en nous dépassant, qui prolonge nos capacités tout en menaçant notre singularité. Cette question n’est ni financière ni technique : elle est anthropologique, philosophique, existentielle.
Peut-être faut-il alors voir l’intelligence artificielle, non du point de vue des influences du numérique sur la culture, mais de la culture sur le numérique. Pour le dire autrement : la dislocation va du présent vers le futur, non du futur vers le présent. Cette inversion du sens nous permet d’échapper à l’injonction de l’adaptation permanente qui caractérise le discours de l’innovation.
Alors, lorsque la bulle aura éclaté, lorsque les opportunistes auront fui, lorsque le silence se sera installé après le vacarme spéculatif, ce sera vraiment le moment de commencer à penser sérieusement l’intelligence artificielle. Ce sera le moment de l’expérimenter hors du cadre capitaliste qui la déforme et la réduit à un instrument de profit. Ce sera le moment d’explorer ce que cette technologie révèle de notre humanité, de notre rapport au monde, de notre désir de transcendance. Ce sera le moment de redonner aux discours sur l’IA la capacité de s’engager dans le nouveau sans pour autant s’adapter à l’instrumentalité sociale.
La nausée passera. Le dégoût s’estompera. Et peut-être qu’alors, débarrassés du bruit et de la fureur marchande, nous pourrons enfin poser les vraies questions que l’intelligence artificielle soulève sur notre condition d’espèce technologique, toujours en train de se réinventer en produisant ce qui la dépasse et la transforme. Dans le cynisme de l’innovation se cache assurément le désespoir qu’il n’arrive plus rien. Mais dans la disnovation se loge peut-être l’espoir que quelque chose d’inanticipable puisse encore advenir.
We have reached saturation point. Since ChatGPT appeared in November 2022, artificial intelligence has invaded all discourse, all media, all conversations. Everyone now has a firm opinion on the subject, an opinion often shaped by the sensationalist and simplistic treatment of mass media. The current debate is no longer about the technology itself, but about the economic viability of this speculative frenzy: investments reached dizzying heights with $252.3 billion invested in 2024 according to Stanford, while the International Monetary Fund and the Bank of England sound the alarm.
Even Sundar Pichai, CEO of Alphabet, now acknowledges the “irrationality” of AI investments and warns against a possible bubble burst. This belated lucidity confirms what many suspected: the artificial intelligence bubble will burst, like all bubbles before it. Its collapse is near because the imbalance between investments and returns has become unsustainable. Microsoft, Meta, Tesla, Amazon, and Google have invested approximately $560 billion in AI infrastructure over the past two years but have only generated $35 billion in AI-related revenues in total. This paltry ratio illustrates the scale of the problem.
The promises are never kept because they don’t aim at reality, but at capital capture. MIT reveals that 95% of generative AI pilot projects produce no significant impact on company revenues. These promises are financial instruments, narratives crafted to seduce investors and generate capital to mobilize. This perfectly artificial hype is necessary to make colossal investments profitable, thus creating lasting addiction to tendentially monopolistic platforms. The work becomes a commentary on innovation, it must exemplify it, be its demo. Through such submission, we perhaps gain economic means, but we lose the wavering that is the very heart of thought.
This watchword of innovation is placed upstream of production, not downstream, and thus has more profound consequences than the classical economy. It renders obsolete the techniques that nevertheless shape our time, because it is sustained by a discourse of obsolescence. The characteristic of innovation is that there is no technical turning point, no determining moment: what counts is the rhythm of change, and it is this flow to which we must adapt rather than to any particular object. The movement has no other end than the submission of desire.
Of course, this bubble will burst like all previous ones. Comparisons with the dot-com bubble of 2000 or even the railway speculation bubble of the 19th century are multiplying. And when it bursts, it will only accentuate our collective nausea, this visceral disgust for this entire media circus, for all these conventional discourses, for this entire grotesque staging. OpenAI loses more than $5 billion in 2024 and up to $8 billion expected in 2025, despite its growing revenues. How can we believe in the sustainability of a model that burns money faster than it generates it?
Many will then change the subject. Self-proclaimed artificial intelligence specialists will become experts in quantum computing, synthetic biotechnology, or some other emerging innovation. Technological trends succeed one another relentlessly, and we move from one to another at the rhythm of innovation cycles and especially speculative opportunities. They will abandon the question of artificial intelligence because, ultimately, it wasn’t this question that really interested them. What captivated them was the dynamics of capital, the euphoria of the bubble itself. They belonged to the bubble and, when it bursts, they flee toward the next financial eldorado.
These defectors will set aside the historial questions posed by artificial intelligence because they only had a vague and superficial awareness of them. Their commitment was not philosophical but financial, not existential but opportunistic. This headlong rush is that of modernity, greedy for novelties of all kinds, whose programmed obsolescence has never ceased to organize desiring bodies according to a logic of permanent replacement, since what I am made to desire, I should abandon in a short time. Mourning quickly forgotten through the replacement of another object. According to history of science professor David Edgerton, this is not just an investor or financial market bubble, it’s a “public policy bubble”—governments have also massively invested, in money, time, and reputation.
But here’s the essential point: the fundamental question underlying artificial intelligence does not belong to capital at all. This question transcends economic cycles, financial markets, passing fads. It concerns the very destiny of the human species, this species that inexorably produces what exceeds it. AI is part of a long history of externalizing human faculties, from writing to industrial machines. It manifests this secret desire, perhaps unconscious, to create an otherness that alienates us, another ourselves that is not ourselves, that is precisely something other than ourselves.
We must distinguish two temporalities of novation. The first belongs to the future as predictable time subject to calculation—this is the domain of innovation. The second belongs to the future as inanticipable and monstrous, making the value of signs tremble, that is to say the very conditions of exchange. This second temporality we could call disnovation: something new that is abnormal, maladjusted, inanticipable. Disnovation brings into play the very distinction between the new and the old: there is a reserve of future in the past. This is how past technologies can fail to pass, how obsolete objects can be revived and zombified.
AI contributes to producing the first global cartography of human imaginations. This dimension far exceeds investors’ concerns. It’s not simply about automating tasks or optimizing processes, but about understanding how we externalize our very faculty of imagining, how we delegate to machines the production of images, texts, representations that will in turn shape our own imagination. Disnovation does not come to adapt to what exists, but is a discontinuous flow that interrupts and disturbs what pre-exists down to its very conditions of possibility.
The economic bubble of artificial intelligence will inevitably burst. According to Paul Tudor Jones, all the ingredients are in place for “explosive growth” followed by collapse, in a context where 51% of web traffic is already generated by AI bots. But the fundamental question that such an existential technology poses will remain intact, perhaps it will even gain in intensity, importance, necessity once the investor trend has passed, once the media noise has dissipated.
We know how well contemporary capitalism can integrate what resists it, how the singular becomes a commodity, resistance then becoming a concept describing electrical conduction. This is undoubtedly why capitalism values the relationship between hacking and art as well as incidental art such as glitch, which are forms of resistance that perpetuate the integral flow. But unlike railways or the Internet, AI directly questions our condition as thinking beings. It confronts us with our paradoxical desire to create an intelligence that resembles us while exceeding us, that extends our capabilities while threatening our singularity. This question is neither financial nor technical: it is anthropological, philosophical, existential.
Perhaps we should then see artificial intelligence not from the point of view of the digital’s influences on culture, but of culture’s influence on the digital. To put it differently: dislocation goes from the present toward the future, not from the future toward the present. This reversal of direction allows us to escape the injunction of permanent adaptation that characterizes the discourse of innovation.
So when the bubble has burst, when the opportunists have fled, when silence has settled after the speculative uproar, it will truly be time to begin thinking seriously about artificial intelligence. It will be time to experiment with it outside the capitalist framework that distorts and reduces it to an instrument of profit. It will be time to explore what this technology reveals about our humanity, our relationship to the world, our desire for transcendence. It will be time to restore to discourses on AI the capacity to engage with the new without adapting to social instrumentality.
The nausea will pass. The disgust will fade. And perhaps then, freed from the noise and mercantile fury, we can finally ask the real questions that artificial intelligence raises about our condition as a technological species, always reinventing itself by producing what exceeds and transforms it. In the cynicism of innovation is surely hidden the despair that nothing more will happen. But in disnovation perhaps lies the hope that something inanticipable can still come to pass.