Avant les traces

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Il y a eu donc avant, avant les traces. Celles que nous déposions sur les blogs puis sur les sites sociaux qui en échange d’un espace serveur absorbaient nos existences, ce que nous écrivions et imaginions. Nous ne cessons de laisser des traces. Aucune autre époque n’a eu cette mémoire massive des anonymes, et nous ne savons même pas ce que l’histoire voudra alors dire pour ces générations futures qui auront accès à toutes ces informations anecdotiques et futiles. L’histoire peut-elle être cette contingence ? La rareté de l’inscription opérait dans le présent même des événements un tri : quelques rares dates et personnes dont il suffisait après de faire le compte en liant les espaces manquants qui servaient d’opérateurs logiques. Le flux contemporain de l’inscription nous coupe le souffle : où irons-nous chercher quelques opérations historiques ? Émotion très vive en pensant à cette multiplicité des traces existentielles, au-delà même de la commercialisation de ces émotions capturées parce que partagées.

Nous sommes donc de cette génération. Quoique nous fassions, quelque soient nos prétentions culturelles à rester dans l’histoire, nous y sommes déjà, dans cette histoire, mais celle-ci est devenue factuelle, la multiplicité est contingente, elle est si complexe que nulle causalité, sans doute, ne sera même imaginable. Nous ne cessons de penser à ceux d’avant ce tournant, à ceux qui sont morts sans laisser de traces. Parfois sur Google je pianote le nom d’une personne disparue que je connaissais (je suis porteur de cette mémoire) : mon oncle, mon grand-père, un ami. Je ne trouve rien, presque rien, une ou deux traces. Mais dès que la mort date de 3 ou 4 ans alors, quelque soit l’âge du décédé, les traces se multiplient de façon insensée, très rapidement, avec les années.

Il y a un avant. Il y a un après. Il y a donc ce tournant de nos mémoires et de nos morts. À la manière de femmes aimées et recherchées (quelle est sa vie ?), nous pourrons sans doute retracer des informations sur ceux qui ont disparus, et à mesure que les années avanceront le nombre de traces deviendra non seulement plus important mais aussi plus intense, au sens où il y aura une profondeur existentielle, au sein même de l’anecdotique : un sentiment, l’amour perdu de l’adolescence, quelqu’un livrant ce sentiment de ne pas avoir vécu sa vie, de vouloir retrouver ce qu’il a perdu à tout jamais. Il y aura cette émotion des morts, et nous vivrons dedans parce que notre nostalgie sera au présent, elle sera celle de toutes ces traces que nous savons incomplètes, mais qui seront notre seul héritage.

Ceux d’avant appartiendrons à l’histoire, ou alors il ne restera rien d’eux. Un simple état civil dans une fiche communale. Nous sommes d’une autre génération et d’une autre histoire. Nous le savons dès à présent.