L’autonomie des flux
Les flux sont autonomes. Ils ne dépendent pas de nous tout aussi bien lorsqu’ils correspondent à des mouvements naturels, technologiques que corporels. Cette dernière catégorie pourrait pourtant sembler plus proche de notre subjectivité mais à y regarder de plus près les flux corporels sont justement une force en nous sur lequel nous n’avons pas de prise. L’écoulement des corps est autonome de notre volonté. Tout se passe comme si ces flux étaient une force du dehors qui s’infiltrait au dedans et qui se rejetait au dehors, par un mouvement en boucle qui transperce la surface de la peau. La culture occidentale a traversé ce paradoxe par la blessure christique. Le flux même de la conscience, ce flux qui ne semble jamais cesser (et s’il cesse l’expérience privautive ne peut revenir sur elle-même et s’oublie) est comme une force anonyme et impersonnelle en nous. Il y a bien sûr telle ou telle idée que je peux croire être mienne, mais ce qui les supporte, ce qui les transporte, ce flux de la conscience est hors de notre emprise, c’est elle qui nous prend (les soliloques intérieurs chez Beckett).
Les flux sont autonomes aussi au sens ou ils défient le principe de raison parce qu’ils alternent, selon un rythmologie contingente, le mouvement et l’arrêt, les turbulences et le calme. Ces changements décrivent une topologie dans laquelle on a du mal à distinguer les détails et le tout, les parties et l’ensemble, les multiples et l’un. Plongez le regard dans un torrent pour observer cet indécomposable. Et malgré, au à cause, de leur apparente contingence, le flux apparaît comme la nécessité même : nous ne pouvons rien y faire. Les flux impliquent-ils un état de confusion dans lequel nous ne pouvons plus distinguer et trier, et qui met à mal notre pouvoir de schématiser notre perception ou bien mettent-ils même en cause la perception parce qu’ils ne peuvent pas être l’objet d’un corrélat à notre conscience ? N’y-a-t-il dans le flux qui nous déborde, dans cet l’afflux donc, un sublime qui peut être considéré comme le symptôme de quelque chose qui est inassimilable.
Lorsque nous voulons décrire des mouvements qui dépassent la temporalité de notre conscience humaine, nous faisons souvent référence aux flux. Le cosmos et le vide interstellaire, les planètes lointaines balayées par des vents glacials. Lorsque nous voulons désigner quelque chose qui est hors de notre contrôle (économie, Internet, cataclysme, etc.) ne faisons-nous pas souvent usage de la notion de flux comme pour signaler ce dehors autonome ? La nécessité des flux est imprévisible parce que contingente, au sens strict, les flux sont sans loi fixe sans pour autant être un pur chaos parce qu’alors le désordre deviendrait une nouvelle loi. Les flux sont le possible. Les flux ne sont-il pas un état indistinct de la matière, une matière dans laquelle nous n’avons pas notre place (et c’est pour cela que nous avons tant de mal à y opérer des séparations et des synthèses) et dans laquelle pourtant nous ne cessons d’habiter. Cet habitat sans accueil préalable ne fait-il pas signe d’une ontologie ahumaine ? La compréhension des flux, au-delà de toute analyse qui reviendrait à les découper, n’est-elle pas la chance d’une ouverture au monde en notre absence, à cette ahumanité qui nous structure pourtant de part en part ?