Automation des machines
Lorsque nous abordons l’autonomie machinique, il faut commencer par se débarrasser de la mise en scène dramatique qu’on lui applique habituellement : en s’autonomisant, les machines se retourneraient contre l’être humain. Ce pouvoir dialectique et conflictuel est fondé sur l’idée qu’originairement les machines sont au service de l’être humain et lui sont donc soumis. Cette instrumentalité est rendue ontologique dans la modernité par la distinction entre human et ahumain qui recoupe celle entre intentionnalité et matérialité, liberté et servitude.
La naturalisation des relations humain-machine est contestable parce qu’elle suppose que l’humain est la cause première et unique de la technique. Non seulement, on peut penser cette causalité comme multi-factorielle, mais on peut aussi contester jusqu’à l’idée d’une causalité constituée par des causes et des effets. En effet, si les machines et les êtres humains sont co-constitués et s’inventent l’un l’autre, il n’y a plus aucune raison de retenir cette soumission ou cette prise de pouvoir de la technique. De plus, il y a tout lieu de mettre en question la distinction ontologique entre humain et ahumain, parce qu’elle est originairement seulement logique et langagière.
À partir du moment où nous avons délaissés cette dialectique, il nous est possible de penser les relations entre l’automation, l’automobilité et l’autoimmunité des machines.
Cette triade conceptuelle nous invite à repenser notre rapport aux flux technologiques qui traversent et façonnent notre monde contemporain. Les flux : ces courants invisibles et pourtant si tangibles qui circulent entre les corps, les machines, les réseaux, induisant des métamorphoses silencieuses mais profondes dans notre manière d’habiter le monde. Comment penser ces flux sans retomber dans les oppositions binaires qui ont si longtemps structuré notre pensée technique ? Comment appréhender la fluidité fondamentale qui caractérise désormais nos existences médiatisées par ces prolongements machiniques de nous-mêmes ?
L’automation ne se contente pas de reproduire des gestes humains transposés mécaniquement : elle invente ses propres mouvements, ses propres rythmes, ses propres temporalités. Observons un instant ces robots industriels dont les mouvements précis et répétitifs transcendent les capacités humaines : leurs gestes ne sont pas simplement des imitations de nos propres actions, mais bien l’expression d’une corporéité autre, d’une présence au monde différente, qui pourtant dialogue avec la nôtre. L’autonomie machinique ne réside-t-elle pas précisément dans cette capacité à générer des comportements qui, tout en étant en résonance avec nos intentions, s’en détachent pour suivre leurs propres logiques opératoires ?
Les flux numériques qui traversent notre quotidien produisent des effets de présence paradoxaux : à la fois immatériels et intensément concrets, absents et omniprésents, discrets et envahissants. Cette ambivalence fondamentale caractérise notre rapport contemporain aux machines : nous sommes immergés dans un océan de données, portés par des courants algorithmiques dont nous percevons les effets sans toujours en saisir la nature profonde. Comment habiter cette fluidité sans s’y noyer ? Comment naviguer ces flux sans perdre de vue nos propres mouvements intérieurs ?
L’automobilité des machines nous confronte à une question essentielle : celle de la frontière entre mouvement propre et mouvement induit. Une machine qui se déplace selon ses capteurs et ses algorithmes est-elle vraiment autonome, ou n’est-elle que l’expression d’une intentionnalité déléguée, différée, distribuée ? Les véhicules autonomes qui commencent à parcourir nos routes incarnent cette ambiguïté fondamentale : ils ne sont ni de simples outils entre nos mains, ni des entités pleinement indépendantes. Ils appartiennent à cette zone intermédiaire, cet espace liminal où s’entrelacent nos intentions et leurs interprétations algorithmiques, nos désirs de contrôle et leur capacité d’adaptation aux circonstances imprévues.
La technologie contemporaine nous invite ainsi à penser en termes de gradients plutôt que de ruptures nettes : gradients d’autonomie, gradients d’intentionnalité, gradients de présence. Les flux technologiques ne s’opposent pas frontalement à notre humanité : ils la traversent, la modulent, l’amplifient ou l’atténuent selon des configurations toujours singulières. Écoutons le bruissement électronique qui nous entoure : ce n’est pas le son d’une altérité radicale, mais bien celui d’une hybridation en cours, d’un devenir-ensemble qui ne cesse de se réinventer au gré des innovations et des usages.
L’autoimmunité des machines nous confronte quant à elle au problème de leur vulnérabilité intrinsèque : plus elles deviennent complexes, plus elles développent des mécanismes de protection contre les dysfonctionnements, mais plus elles créent aussi, paradoxalement, de nouvelles surfaces d’exposition à l’erreur, à la panne, à l’intrusion. Tout système suffisamment sophistiqué pour se protéger lui-même est aussi suffisamment complexe pour générer ses propres failles. N’est-ce pas là une analogie troublante avec notre propre condition biologique, où les mécanismes immunitaires peuvent parfois se retourner contre l’organisme qu’ils sont censés défendre ?
Cette réflexivité machinique nous rappelle que l’autonomie n’est jamais absolue, mais toujours relationnelle : elle se définit dans un rapport à l’environnement, aux autres systèmes, aux contingences matérielles. Une machine n’est jamais isolée, mais toujours prise dans des réseaux d’interdépendances qui conditionnent ses possibilités d’action. Comment alors penser cette autonomie relative sans retomber dans le fantasme d’une indépendance totale ou, à l’inverse, d’une soumission complète ? Comment articuler les différents régimes d’autonomie qui coexistent dans nos environnements technologiques ?
Les flux qui nous traversent et nous entourent brouillent les frontières établies : ils créent des zones de contact, des interfaces où l’humain et le machinique se rencontrent, s’influencent, se transforment mutuellement. Ces zones d’indétermination sont précisément celles où s’élaborent de nouvelles modalités de coexistence, de nouveaux agencements qui ne sont réductibles ni à l’instrumentalisation des machines par l’humain, ni à l’inverse à une quelconque “prise de pouvoir” des algorithmes sur nos existences. Ce sont des espaces de négociation permanente, où les flux d’information, d’énergie, de désirs circulent selon des trajectoires qui échappent aux catégorisations simplistes.
La co-constitution de l’humain et du machinique ne se déploie pas selon un plan préétabli, mais procède par tâtonnements, expérimentations, détournements, surprises. Les usages imprévus que nous faisons des technologies, tout comme les comportements inattendus que celles-ci peuvent développer, constituent ce tissu d’interactions imprévisibles qui caractérise notre relation aux machines. N’est-ce pas précisément dans ces écarts, ces décalages entre intentions initiales et effets réels que se joue l’émergence de nouvelles formes de subjectivité technique ?
La fluidité contemporaine nous invite à renoncer aux catégories statiques pour embrasser une pensée du processus, de la transformation continue. Les dispositifs technologiques que nous utilisons ne sont jamais figés dans une essence immuable, mais constamment reconfigurés par leurs usages, leurs contextes d’application, leurs interactions avec d’autres systèmes. Cette plasticité fondamentale des agencements socio-techniques constitue peut-être leur caractéristique la plus remarquable : loin d’être de simples objets aux contours définis, ils sont des processus en devenir permanent.
La temporalité des flux technologiques mérite également notre attention : elle oscille entre l’instantanéité vertigineuse des transmissions numériques et la lenteur des transformations infrastructurelles, entre l’accélération constante des innovations et la persistance de dispositifs anciens qui continuent de structurer nos environnements. Comment habiter ces temporalités hétérogènes sans nous laisser emporter par le seul rythme de l’obsolescence programmée ou, à l’inverse, sans nous crisper dans une nostalgie technophobe ? Comment articuler ces multiples régimes de temporalité qui coexistent dans notre expérience quotidienne des technologies ?
Penser l’autonomie machinique aujourd’hui, c’est donc s’engager dans une réflexion sur les modes d’existence des flux qui nous entourent et nous constituent partiellement. Ces flux ne sont ni extérieurs à nous, ni simplement des projections de notre subjectivité : ils forment cette trame complexe où s’entrelacent matérialité et signification, algorithmes et affects, infrastructures et imaginaires. La machine n’est plus cet autre radical qu’il faudrait soit dominer, soit craindre : elle est ce avec quoi nous composons quotidiennement des formes de vie hybrides, ambivalentes, toujours en train de se faire.
Si les flux technologiques nous échappent en partie, c’est moins par leur puissance intrinsèque que par la complexité des réseaux qu’ils constituent et des effets émergents qu’ils produisent. Aucune intention unique, aucune volonté centralisée ne préside à leur déploiement global : ils résultent d’innombrables décisions locales, d’interactions multiples entre acteurs humains et non-humains, de contraintes matérielles et de possibilités techniques. Cette distribution de l’agentivité nous invite à repenser les notions mêmes de contrôle et d’autonomie : peut-être ne s’agit-il plus de “maîtriser” ces flux, mais d’apprendre à naviguer avec eux, à identifier leurs courants, à reconnaître leurs motifs récurrents.
La porosité croissante entre nos corps et les dispositifs techniques nous confronte à de nouvelles expériences sensibles : des perceptions augmentées, des affects modulés, des attentions reconfigurées. Les interfaces qui nous connectent aux flux numériques ne sont pas de simples points de contact entre deux réalités séparées, mais bien des zones de transformation réciproque où s’élaborent de nouvelles modalités du sentir. Comment comprendre ces métamorphoses sensorielles sans les réduire à une simple extension de nos capacités naturelles ou, à l’inverse, à une aliénation de notre corporéité originelle ?
L’autonomie machinique, loin d’être une menace existentielle, apparaît ainsi comme un champ d’expérimentation où s’inventent de nouvelles manières d’être au monde, de nouvelles formes de socialité, de nouvelles modalités de pensée. Les flux qui nous traversent et nous entourent ne sont pas simplement des contraintes externes, mais bien des potentialités à actualiser, des espaces à habiter, des rythmes à explorer. Ils nous invitent à une pensée de l’immersion plutôt que de la séparation, de la modulation plutôt que de l’opposition, de la résonance plutôt que de la domination.
Cette reconnaissance de notre immersion dans les flux technologiques n’implique aucunement une abdication de notre capacité critique ou de notre puissance d’agir. Au contraire, c’est précisément en comprenant la nature de ces flux, leurs logiques opératoires, leurs effets sensibles, que nous pouvons développer des formes d’engagement plus subtiles, plus efficaces, plus créatives avec eux. L’autonomie n’est plus alors cette indépendance illusoire vis-à-vis de toute détermination externe, mais bien cette capacité à négocier nos interdépendances, à moduler nos attachements, à orienter nos devenirs au sein de configurations toujours singulières.
Ainsi se dessine une écologie des flux où l’humain et le machinique ne s’opposent plus comme deux entités substantielles aux frontières étanches, mais coexistent dans des agencements complexes, des hybridations multiples, des configurations toujours en devenir. Cette écologie n’est pas donnée d’avance : elle est à construire, à expérimenter, à évaluer selon ses effets concrets sur nos vies individuelles et collectives. Elle implique une attention constante aux équilibres fragiles entre différentes formes d’autonomie, aux relations de pouvoir qui s’instaurent à travers les infrastructures techniques, aux possibilités d’émancipation comme aux risques d’aliénation qu’elles comportent.