Après le numérique

Il est amusant de voir combien depuis le début des pratiques artistiques digitales, la question du vocable est centrale et combien on tente de se débarrasser du numérique comme quelque chose auquel il faudrait dire adieu. Ce débat terminologique peut sembler étonnant à plus d’un égard puisque nous avons des précédents historiques où une technique a nommé un corpus de productions artistiques (on pense à l’art vidéo), sans que ceci empêche son intégration dans l’art contemporain.

L’argument de la fin de l’art numérique est d’autant plus paradoxal que cette dissolution serait liée à la généralisation sociale du numérique. C’est parce que le numérique serait partout qu’il perdrait toute spécificité et ne serait plus nulle part. On pourrait tout aussi bien dire exactement le contraire : le numérique étant partout c’est la société en son entier qui est affectée par ses caractéristiques les plus profondes. Or, la “victoire” du numérique est présentée comme sa “défaite”, les natives ne sont pas pendant mais après (post). Après quoi ? Après la naissance d’Internet. Pourquoi limiter Internet à une naissance ? Cette structure négative de l’aboutissement et du dépassement est l’ambivalence même de la fin (au double sens du terme de clôture et de finalité) de l’histoire (Hegel). C’est lorsque quelque chose gagne qu’il perd sa nécessité. En perdant son dynamisme dialectique, il perd sa vitalité. Il ne faut pas être totalement réalisé pour continuer à être singulier.

Ce débat n’est pas nouveau, même si certains croient lui donner une nouvelle forme actuellement. La plupart des acteurs a toujours été mal à l’aise avec cette notion d’art numérique ou d’art des nouveaux médias. Combien de colloques depuis les années 80 pour définir, réfuter, confirmer et infirmer, inventer une nouvelle formule, y entrer, en sortir ? J’aimerais souligner la méfiance que provoque la notion d’art numérique, le soupçon. Il y a là un symptôme impensé : le numérique serait contradictoire à l’art. Il faudrait mettre à mort l’un pour faire exister l’autre. Si un tel dépassement est souhaité, c’est que le numérique garde une force insensée que nous avons encore du mal à penser, à ressentir. Cette force n’est-elle pas notre destin historique ?

La réfutation portée à ceux qui croyaient naivement que l’art numérique était la relève de l’art ou était un monde en soi selon une logique du ghetto est juste, il faut toutefois rappeler que beaucoup, dont je crois avoir fait parti, ont défendu une singularité étendue des productions numériques. Elles sont spécifiques et peuvent, pour cela même, se mêler avec d’autres productions. Les frontières n’ont jamais été claires : une identité est aussi une zone de contact, une épiderme sensible. Par ailleurs, cela fait longtemps que les artistes se sont emparés du réseau et l’ont fait sortir de lui-même en s’en inspirant pour créer des oeuvres analogiques sur des supports classiques.

Le fait qu’aujourd’hui le postdigital tente de rejouer une chronologie historique avec ses précurseurs, ses avants et ses après, et produisent des formes esthétiques standardisées qui sont la répétition fantasmée du netart de la moitié des années 90 (ASCII, glitch, gifs), le fait qu’on présente comme une nouveauté la conscience que le numérique est une singularité qui se fond dans le corps social et qu’il ne s’agit aucunement là de simples techniques instrumentales mais de mondes offline et online, alors même que cela fait des décennies que cette idée est en jeu, relève du grotesque de la répétition historique que Nietzsche décrivait.

Cette incessante mise à mort du numérique, cette volonté acharnée d’en proclamer la dissolution dans le corps social général, ne porte-t-elle pas en elle une forme singulière d’angoisse, quelque chose comme la peur de ce que nous ne parvenons pas à nommer, à circonscrire, à faire entrer dans les catégories esthétiques dont nous avons hérité ? Car il y a bien, dans cette obsession terminologique, dans ce besoin compulsif de décréter la fin de l’art numérique au moment même où le numérique transforme profondément toutes nos pratiques sociales, artistiques et politiques, quelque chose qui relève du symptôme : symptôme d’une époque qui ne parvient pas à penser sa propre condition technique, qui oscille entre fascination et répulsion face aux flux qui la traversent et la constituent.

L’étrange dialectique qui se joue autour de cette “victoire-défaite” du numérique mérite qu’on s’y attarde : ce qui triomphe perdrait par là même sa spécificité, comme si la généralisation d’une forme signifiait nécessairement sa dissolution. Mais cette logique ne repose-t-elle pas sur une conception statique, essentialiste de l’identité ? Une identité n’est jamais pure, elle est toujours déjà métissée, toujours déjà traversée par ce qu’elle n’est pas. Pourquoi le numérique échapperait-il à cette loi fondamentale ? Sa force ne réside-t-elle pas précisément dans sa plasticité, dans sa capacité à se transformer, à s’adapter, à se fondre dans les pratiques les plus diverses tout en les reconfigurant de l’intérieur ?

Les flux numériques qui circulent aujourd’hui à travers nos corps, nos villes, nos relations sociales, nos créations artistiques, ne sont pas la simple extension d’une technique qui aurait perdu sa spécificité en se généralisant : ils constituent un milieu, un environnement, une écologie au sein de laquelle émergent des formes de vie hybrides, des sensibilités nouvelles, des modes d’existence inédits. Ce n’est pas parce que le numérique est partout qu’il n’est plus nulle part : c’est au contraire parce qu’il est partout qu’il transforme en profondeur notre rapport au monde, à l’espace, au temps, à la matérialité, à l’altérité. Sa puissance ne réside pas dans son isolement, mais dans sa capacité à s’infiltrer, à se diffuser, à créer des connexions inédites entre des domaines auparavant séparés.

Cette logique du “post-” qui caractérise tant de discours contemporains sur le numérique — postdigital, postinternet, posthumain — ne traduit-elle pas une incapacité fondamentale à penser le présent dans sa complexité, dans son ambivalence, dans ses contradictions ? Comme si nous étions toujours déjà au-delà, comme si nous avions déjà dépassé ce que nous commençons à peine à comprendre. Cette temporalité étrange, cette précipitation vers un “après” qui n’a pas attendu l'”avant” pour s’affirmer, n’est-elle pas le signe d’un malaise plus profond face à ce que le numérique fait à nos catégories de pensée, à nos modes d’existence, à nos pratiques artistiques ?

Pourquoi cette hâte à proclamer la fin de l’art numérique, à le dissoudre dans un “post-” qui serait son dépassement ? Ne sommes-nous pas là face à une forme subtile de dénégation, une manière de ne pas affronter la puissance transformatrice du numérique en la reléguant déjà au passé ? Comme si, en déclarant que c’est déjà fini, que nous sommes déjà au-delà, nous pouvions échapper à la nécessité de penser ce que le numérique fait à l’art, ce qu’il fait à notre sensibilité, ce qu’il fait à notre rapport au monde. Il y a dans cette précipitation vers le “post-” quelque chose qui relève de la défense psychique, du refoulement d’une force qui nous traverse et nous transforme sans que nous parvenions pleinement à la saisir.

Car le numérique n’est pas simplement une technique parmi d’autres, un médium qui viendrait s’ajouter à la liste déjà longue des supports artistiques : il est une reconfiguration profonde de notre rapport au sensible, une transformation des conditions mêmes de possibilité de l’expérience esthétique. Ce n’est pas seulement un nouvel outil dans la boîte à outils de l’artiste, mais une mutation des coordonnées spatiales et temporelles dans lesquelles s’inscrit toute pratique artistique. Il ne s’agit pas seulement de créer avec de nouveaux moyens, mais de créer dans un monde dont la texture même a été transformée par les flux numériques qui le traversent.

Cette transformation ne concerne pas seulement les œuvres qui se revendiquent explicitement du numérique ou qui utilisent ostensiblement ses technologies : elle affecte l’ensemble des pratiques artistiques contemporaines, y compris celles qui semblent s’en tenir le plus à distance. Car même l’artiste qui peint aujourd’hui avec les techniques les plus traditionnelles le fait dans un monde saturé d’images numériques, dans un espace social reconfigué par les flux d’information, dans une économie de l’attention façonnée par les interfaces et les algorithmes. Le numérique n’est pas simplement un genre ou une catégorie artistique parmi d’autres : il est le milieu dans lequel toute création contemporaine s’inscrit, qu’elle le veuille ou non, qu’elle en ait conscience ou non.

C’est pourquoi la question n’est pas de savoir si l’art numérique existe encore comme catégorie distincte, comme territoire séparé, mais de comprendre comment le numérique transforme l’ensemble du champ artistique, comment il reconfigure les relations entre les pratiques, les supports, les institutions, les publics. Il ne s’agit pas de défendre une pureté originelle de l’art numérique contre sa dissolution dans le mainstream, ni de célébrer cette dissolution comme une victoire : il s’agit de penser la manière dont les flux numériques travaillent l’art de l’intérieur, dont ils modifient ses conditions de production, de diffusion, de réception, d’archivage.

L’art contemporain dans son ensemble n’est-il pas déjà profondément numérique, non pas au sens où toutes les œuvres utiliseraient des technologies numériques, mais au sens où elles s’inscrivent toutes dans un monde façonné par ces technologies ? La distinction entre online et offline, entre virtuel et actuel, entre numérique et analogique n’est-elle pas déjà obsolète, non pas parce que ces termes auraient perdu toute pertinence, mais parce que leurs relations sont devenues tellement complexes, tellement entrelacées, qu’il n’est plus possible de les penser comme des domaines séparés ? Le numérique n’est pas un territoire distinct du réel : il est une dimension du réel, une modalité de notre expérience du monde.

Cette perspective nous invite à repenser la question du médium en art non plus comme l’identification d’un support matériel spécifique, mais comme l’exploration des relations, des tensions, des passages entre différentes matérialités, différentes temporalités, différentes modalités d’existence. Le médium n’est plus ce qui définit une pratique de l’extérieur, ce qui la délimite et la catégorise, mais ce qui se joue en elle, ce qui s’y invente, ce qui s’y expérimente. Il n’est plus le cadre préexistant dans lequel viendrait s’inscrire une expression artistique, mais ce qui émerge de la pratique elle-même, ce qui se constitue dans le processus créatif.

C’est peut-être là que réside la singularité persistante de ce qu’on appelle encore, faute de mieux, l’art numérique : non pas dans l’utilisation exclusive de certaines technologies, ni dans l’appartenance à un genre établi, mais dans l’exploration spécifique des potentialités esthétiques, politiques, existentielles ouvertes par les flux numériques qui traversent notre monde. Une exploration qui peut prendre des formes très diverses, qui peut s’incarner dans des matérialités multiples, qui peut jouer de toutes les hybridations possibles entre le numérique et l’analogique, entre le code et la matière, entre l’algorithme et le geste.

La méfiance que suscite l’art numérique, cette volonté récurrente de s’en débarrasser, de le dépasser, de le dissoudre dans un “post-” qui serait son au-delà, ne tient-elle pas précisément à ce qu’il nous confronte à cette transformation profonde de notre rapport au sensible, à cette reconfiguration de notre expérience esthétique que le numérique opère ? Comme si, en refusant de reconnaître la persistance d’une singularité de l’art numérique, nous pouvions échapper à la nécessité de penser ce que le numérique fait à l’art en général, ce qu’il fait à notre sensibilité, ce qu’il fait à notre rapport au monde.

La répétition historique que Nietzsche décrivait, cette tendance grotesque à rejouer indéfiniment les mêmes scènes, les mêmes débats, les mêmes oppositions, n’est-elle pas précisément le symptôme de notre incapacité à penser véritablement ce qui nous arrive, à prendre la mesure de la transformation en cours ? Comme si, face à l’intensité du changement, nous ne pouvions que ressasser les mêmes formules, les mêmes catégories, les mêmes gestes esthétiques, dans l’espoir illusoire de domestiquer ce qui nous échappe. Le postdigital, avec sa nostalgie fantasmée du net.art des années 90, avec sa réappropriation des esthétiques glitch et ASCII, n’est-il pas l’expression parfaite de cette incapacité à inventer de nouvelles formes à la hauteur de notre présent numérique ?

Il ne s’agit pas ici de dévaloriser ces pratiques, ni de prétendre à une originalité absolue qui serait la seule voie légitime, mais de questionner la manière dont elles s’inscrivent dans une temporalité historique, dont elles se positionnent par rapport à l’histoire des arts numériques. Car c’est bien là l’enjeu : reconnaître qu’il y a une histoire des arts numériques, une histoire complexe, contradictoire, non linéaire, qui ne se laisse pas réduire à la succession des innovations technologiques ni à la dialectique simpliste du “avant” et du “après”. Une histoire qui est aussi celle des discours, des théories, des institutions qui ont accompagné, soutenu, critiqué, marginalisé ou célébré ces pratiques.

Cette histoire ne se laisse pas facilement périodiser, elle ne se plie pas docilement aux narratifs téléologiques qui voudraient y voir une progression nécessaire vers un aboutissement prévisible. Elle est faite de ruptures, de retours, d’anticipations, de résurgences, de bifurcations. Elle ne se laisse pas enfermer dans la logique du “post-” qui voudrait toujours situer le présent comme l’au-delà d’un passé dépassé. Elle est plutôt à penser comme un champ de forces, un espace de tensions, un réseau de relations en constante reconfiguration.

Dans cette perspective, l’art numérique n’est pas à comprendre comme une catégorie figée, comme un territoire aux frontières bien définies, mais comme un ensemble de pratiques, de dispositifs, de sensibilités qui explorent de manière spécifique les potentialités ouvertes par les flux numériques. Des pratiques qui peuvent prendre des formes très diverses, qui peuvent s’incarner dans des matérialités multiples, qui peuvent jouer de toutes les hybridations possibles entre le numérique et l’analogique, entre le code et la matière, entre l’algorithme et le geste. Des pratiques qui ne cessent de se transformer, de se réinventer, de s’adapter aux mutations du milieu numérique lui-même.

Ce qui fait la singularité persistante de ces pratiques, ce n’est pas leur appartenance à un genre établi, ni leur utilisation exclusive de certaines technologies, mais leur exploration spécifique des potentialités esthétiques, politiques, existentielles ouvertes par les flux numériques. Une exploration qui peut prendre des formes très diverses, mais qui engage toujours une certaine manière de faire expérience du numérique, de le penser, de le sentir, de le pratiquer. Une exploration qui ne se réduit pas à l’utilisation instrumentale des technologies, mais qui interroge la manière dont ces technologies transforment notre rapport au monde, à l’espace, au temps, à la matérialité, à l’altérité.

L’art numérique ne serait-il pas alors à comprendre comme une forme particulière d’attention aux flux qui traversent notre monde, une sensibilité spécifique aux transformations que ces flux opèrent dans notre expérience sensible ? Non pas un art qui utiliserait simplement des outils numériques, mais un art qui prendrait pour objet et pour méthode cette reconfiguration numérique de notre rapport au sensible. Un art qui ne se contenterait pas de représenter le monde numérique, mais qui chercherait à faire expérience de ce que le numérique fait à notre expérience du monde.

Cette perspective nous invite à repenser la question du médium en art non plus comme l’identification d’un support matériel spécifique, mais comme l’exploration des relations, des tensions, des passages entre différentes matérialités, différentes temporalités, différentes modalités d’existence. Le médium n’est plus ce qui définit une pratique de l’extérieur, ce qui la délimite et la catégorise, mais ce qui se joue en elle, ce qui s’y invente, ce qui s’y expérimente. Il n’est plus le cadre préexistant dans lequel viendrait s’inscrire une expression artistique, mais ce qui émerge de la pratique elle-même, ce qui se constitue dans le processus créatif.

La “force insensée” du numérique, celle que nous avons encore du mal à penser, à ressentir, n’est-elle pas précisément celle de cette transformation profonde de notre rapport au sensible, de cette reconfiguration de notre expérience esthétique que les flux numériques opèrent ? Une force qui ne se laisse pas facilement circonscrire dans les catégories esthétiques dont nous avons hérité, qui ne se laisse pas réduire aux oppositions binaires entre matériel et immatériel, entre réel et virtuel, entre humain et machinique. Une force qui nous invite à inventer de nouvelles catégories, de nouvelles sensibilités, de nouvelles pratiques à la hauteur de notre condition numérique.

Cette force n’est pas simplement technique, elle est existentielle, ontologique, politique. Elle touche à ce que nous sommes, à ce que nous pouvons être, à ce que nous pouvons faire, sentir, penser. Elle ne se limite pas au domaine de l’art, elle traverse l’ensemble de notre vie sociale, affective, politique. L’art numérique, dans sa singularité persistante, serait alors cette attention particulière à cette force, cette exploration de ses potentialités, cette expérimentation de ses effets sur notre sensibilité, sur notre rapport au monde.

Si cette force est bien notre “destin historique”, comme le suggère le texte, alors l’art numérique ne serait pas simplement une catégorie artistique parmi d’autres, mais une modalité particulière de notre rapport à ce destin, une manière spécifique de l’interroger, de le mettre à l’épreuve, de l’expérimenter. Non pas pour s’y soumettre passivement, ni pour s’y opposer frontalement, mais pour y inventer des possibilités de vie, des formes d’existence, des modes de relation qui ne sont pas déjà programmés, qui ne sont pas déjà déterminés par les logiques dominantes du capitalisme numérique.