L’apprentissage de la solitude

Gene Tierney 1941

J’étais avec d’autres dans une salle. Les murs étaient gris légèrement bleutés et les rideaux étaient rouges tout comme les sièges. La lumière était éteinte et je fixais les images devant moi. Elles étaient d’un gris lumineux et se perdaient sur leurs bords. J’ai fermée les yeux pour entendre simplement les paroles. J’ai rouvert les yeux. C’était le même lieu et les mêmes mots. Je me suis sentie emportée et l’instant d’après, l’instant d’avant, j’étais, je fus au-dehors. J’ai senti alors les autres qui m’entouraient et qui s’oubliaient dans les images. J’ai senti leur présence comme jamais je ne l’avais encore senti. Ni dans la rue, ni dans la demeure familiale, ni dans une fête ou un restaurant. Nulle part. La présence était muette, ils n’étaient pas conscients les uns des autres même s’ils se sentaient. C’était un peuple solitaire.

Le temps s’étire, s’immobilise. La projection continue. Immobile.

Elle regarde maintenant ce qui n’est pas l’écran mais l’espace autour, entre. Ces corps anonymes disposés selon un plan précis, géométrique. Une constellation humaine orientée vers un même point lumineux. On a calculé la distance entre les rangées. On a mesuré la hauteur des dossiers. On a déterminé l’inclinaison exacte pour que chaque regard converge vers la surface plate où défilent les images. On a tout prévu. Tout organisé pour cette capture collective. Et pourtant.

Et pourtant se produit autre chose. Quelque chose qui échappe. Qui n’était pas prévu dans le plan de l’architecte. Cette communauté singulière. Cette présence des uns aux autres dans l’oubli de soi. Cette conscience qui s’éveille par intermittence. Qui saisit parfois, furtivement, la nature véritable de ce lieu. Non pas un temple des images. Mais un dispositif d’assemblage des solitudes.

L’espace était grand et un peu vide. Les murs étaient fendillés par endroit et les tentures s’agitaient parfois dans le soubresaut du vent. Nous savions que nous étions les uns à côté des autres en nous oubliant. Nous l’avons senti chacun à notre tour, puis ensemble. Nous n’étions pas venu pour les images. Elles n’étaient qu’un prétexte. Nous étions là pour nous oublier. Nous avions perdus nos prénoms. Les images étaient sans vie. L’existence était toute proche, les uns et les autres.

Dans la salle obscure ils sont venus. Ils viennent toujours. Ils ne savent pas pourquoi. Ils croient le savoir mais ne savent pas. Ils disent: pour voir ce film. Pour passer le temps. Pour ne pas rester seul ce soir chez soi. Pour accompagner quelqu’un. Pour s’évader un peu. Pour rire ensemble ou pleurer ensemble. Pour se tenir chaud dans le noir. Ils disent: pour les images. Et c’est vrai qu’il y a des images. Mais ce n’est pas pour ça qu’ils sont venus. Pas vraiment.

Ils sont venus pour cette étrange cérémonie. Ce rassemblement des corps séparés. Cette communion paradoxale où chacun, isolé dans sa perception, partage pourtant une même expérience, un même temps, un même espace. Ils sont venus pour cette proximité distante qui n’existe nulle part ailleurs. Ni dans la rue où les corps se croisent sans se voir. Ni dans les maisons où la familiarité abolit la conscience de l’autre. Ni dans les lieux de la fête où le contact reste superficiel, codifié. Ils sont venus pour cette qualité particulière de présence. Cette manière d’être ensemble en s’oubliant les uns les autres.

Ils ont oublié leur nom en franchissant le seuil. Ont accepté d’être réduits à la fonction anonyme du spectateur. Ont consenti à n’être plus qu’un corps parmi d’autres corps, disposés selon le plan précis de la salle. Ils ont accepté l’effacement provisoire de leur identité sociale, de leur histoire personnelle. Ils sont devenus, pour quelques heures, ce peuple solitaire. Cette communauté sans communion apparente. Cette assemblée silencieuse dont la seule unité visible est l’orientation commune des regards.

Mais il y a autre chose.

Elles ne disaient plus rien, elles s’agitaient, parlaient, parlaient, elles s’expliquaient, mais on ne comprenait pas. J’ai sentie le siège sur ma colonne vertébrale, mes coudes posés sur les accoudoirs, les pieds sur la moquette, ce mélange de mou et de dur, l’atmosphère lourde comme si l’air était opaque et à l’arrêt. J’ai imaginée les espaces identiques à celui-ci avec les mêmes murs, des rideaux peut être d’une couleur différente et les sièges, les sièges orientés vers l’écran sans aucun autre choix dans l’orientation du regard, seulement ouvrir et puis fermer les yeux.

Les images parlent. Elles ne cessent de parler. Mais leurs paroles se perdent. Se dissolvent dans l’air épais de la salle. Ne parviennent plus jusqu’à elle. Quelque chose s’est rompu dans le pacte tacite qui liait son attention aux mouvements de l’écran. Quelque chose s’est déplacé. Un glissement imperceptible. Et maintenant c’est son corps qu’elle sent. La pression du siège contre sa colonne vertébrale. Le contact des accoudoirs sous ses coudes. La texture de la moquette sous ses pieds. Ce mélange de mou et de dur qui constitue l’expérience concrète, physique, de ce lieu qu’on nomme cinéma.

Elle prend conscience de la disposition des corps dans l’espace. De cette architecture qui organise les postures, qui détermine l’orientation des regards. Une machinerie subtile conçue pour produire un certain type d’attention. Pour fabriquer du spectateur. Elle imagine d’autres salles. Des centaines, des milliers d’autres salles construites sur le même modèle. Avec de légères variations dans la couleur des murs, des rideaux, des sièges. Mais toujours cette même organisation fondamentale: des rangées de corps tournés vers un écran. Sans possibilité de regarder ailleurs. Sans autre choix que d’ouvrir ou de fermer les yeux.

Un espace construit pour voir des images. Je n’y ai jamais cru. J’ai seulement vu un lieu qui construisait les choses qui s’agitaient devant nos yeux et qui nous parlaient, à chacun d’entre nous, solitairement. Il y avait un plan pour ces salles, quelqu’un avait dû les construire semblable les unes aux autres en vue d’un projet. Il y avait bien une intention.

Elle n’y a jamais cru. Jamais vraiment. À cette fable qui veut que le cinéma soit fait pour voir des images. Pour raconter des histoires. Pour montrer le monde ou pour en inventer d’autres. Elle n’y a jamais cru parce qu’elle a toujours senti, obscurément, que quelque chose d’autre se jouait là. Quelque chose qui avait à voir avec la disposition des corps dans l’espace. Avec cette façon particulière d’être ensemble. Avec cette communauté paradoxale des solitudes juxtaposées.

Oui, il y avait bien une intention. Un projet. Un dispositif minutieusement élaboré au fil des décennies. Une machine à fabriquer du commun à travers la séparation même. À produire une forme spécifique de lien social. À instaurer un certain type de rapport entre les corps, entre les consciences. Une certaine manière d’être ensemble sans être ensemble. D’être présent les uns aux autres dans l’oubli de cette présence même.

Le cinéma n’a jamais été un art des images. Il a toujours été un art de l’espace. De l’organisation des corps dans l’espace. De la production d’une certaine qualité de présence. D’une certaine modalité du commun. Le cinéma est avant tout une architecture. Une manière d’agencer les corps les uns par rapport aux autres. De les disposer selon un plan précis, calculé, pour produire une forme spécifique d’expérience collective.

Les murs s’écroulaient, les rideaux s’enflammaient, les corps étaient démembrés, plus rien ne restait sur ces images, et chacun survivait. Nous aimions nous voir mort. Je me suis vu morte et ce n’était pas une des images, seulement une présence oubliée. Mon corps glissait et je sentais cette gravité coulante, cette longue glissade que je tentais de rattraper par à-coup.

Sur l’écran les catastrophes se succèdent. Séismes, incendies, explosions, massacres. L’architecture s’effondre, les corps se disloquent, le monde familier vole en éclats. Et chacun dans la salle regarde sa propre mort possible. Sa disparition anticipée. Son effacement futur. Chacun contemple, fasciné, ce qui pourrait advenir. Ce qui adviendra peut-être. Ce qui adviendra certainement, sous une forme ou une autre.

Étrange plaisir de cette contemplation. De ce face-à-face avec sa propre finitude projetée sur l’écran. Comme si le cinéma offrait cette possibilité inouïe: voir sa mort sans la vivre. L’expérimenter sans y succomber. Traverser l’épreuve de la disparition tout en y survivant. Comme si le dispositif cinématographique permettait de jouer avec les limites de l’existence. De les approcher sans les franchir. D’en éprouver le vertige sans en subir les conséquences.

Mais pour elle, maintenant, la mort n’est plus sur l’écran. Elle est là, dans son corps même. Dans cette sensation de glissement, de chute lente qu’elle éprouve. Dans cette gravité coulante qui l’entraîne. Dans ces tentatives désespérées pour se rattraper. Pour interrompre la descente. Elle se sent mourir non pas dans les images mais dans sa chair même. Dans l’écart grandissant entre sa conscience et le monde environnant. Entre sa perception et les stimuli qui lui parviennent.

Je n’étais pas bien. J’avais mal, c’était très léger et très insistant, comme si j’avais toujours eu mal, une souffrance antérieure à toute mémoire. Je sentais encore mon corps et les images étaient lointaines. Elles étaient solitaires, mais d’une autre solitude que les nôtres. Elles s’étaient accumulées au fil des décennies. Elles avaient été entreposées, certaines avaient été perdues, mais des vies exemplaires restaient inscrites.

La douleur est là. A toujours été là. Précède peut-être toute conscience. Toute mémoire. Une souffrance originelle. Indistincte. Qui accompagne l’existence comme son ombre. Qui parfois s’estompe. S’efface presque. Pour ressurgir ensuite. Plus aiguë. Plus insistante. Une douleur très légère et pourtant obsédante. Comme un bruit de fond permanent. Une rumeur sourde qui ne s’interrompt jamais vraiment.

Les images s’éloignent. Se retirent. Deviennent indifférentes. Étrangères. Leur pouvoir de captation s’affaiblit. Elles continuent de défiler sur l’écran mais ne la concernent plus. Ne la touchent plus. Sont devenues aussi lointaines que ces archives accumulées au fil des décennies. Ces millions d’heures de projection entreposées dans des bobines, des cassettes, des fichiers numériques. Certaines perdues à jamais. D’autres préservées, restaurées, comme des trésors d’une civilisation révolue.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit: d’une civilisation en voie de disparition. D’une modalité du commun qui s’efface progressivement. Ces salles, ces corps assemblés dans l’obscurité pour partager une même expérience visuelle, appartiennent déjà presque au passé. Sont déjà presque des vestiges archéologiques d’une ère révolue. D’une certaine façon d’être ensemble. D’une certaine manière de produire du commun à travers la séparation même.

L’histoire du XXème siècle avait été faites par le cinéma qui s’était essayé à enregistrer des fragments d’existences rêvées, mais qui avait aussi modelée de part en part la façon d’imaginer sa vie, la manière d’embrasser, de saluer, de manger, de flâner dans la rue, chaque heure était prétexte à la remémoration des images. Qu’en restait-il maintenant que chacun, chaque solitude, inscrivait sa mémoire qui était stocké par des entreprises? Nous ne regardions plus des vies exemplaires sur l’écran. Nous vivions avec l’inscription des vies anonymes. Que resterait-il de notre histoire? Racontions-nous encore quelque chose dans l’absence des salles à images? Jamais nous n’y avons cru.

Le siècle passé appartient au cinéma. Non pas seulement parce que le cinéma en a enregistré les événements majeurs. En a conservé la trace visuelle. En a constitué la mémoire collective. Mais plus profondément parce que le cinéma a façonné les corps et les consciences. A modelé les gestes quotidiens. A informé les manières d’être. D’aimer. De souffrir. De mourir. Chaque baiser échangé dans l’intimité répétait, consciemment ou non, un baiser filmé. Chaque posture adoptée dans l’espace public rejouait une attitude vue sur l’écran. Chaque émotion ressentie faisait écho à une émotion représentée.

Le cinéma n’a pas seulement montré le monde. Il l’a façonné. L’a configuré selon ses propres coordonnées. A instauré un régime de visibilité et de sensibilité qui a structuré l’expérience commune. Qui a fourni les cadres à travers lesquels le réel pouvait être perçu, ressenti, interprété. Le cinéma a été bien plus qu’un art du spectacle. Il a été une machine anthropologique. Un dispositif de production du commun à travers la standardisation des affects et des comportements.

Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui? Que subsiste-t-il de cette puissance configuratrice à l’ère des écrans individuels? Des flux d’images personnalisés? Des algorithmes qui ajustent en temps réel le contenu proposé aux préférences supposées de chaque utilisateur? Que devient le commun lorsque chacun vit dans sa bulle informationnelle et affective? Lorsque l’expérience collective de la projection fait place à la multiplication des solitudes connectées?

On ne regarde plus des vies exemplaires sur l’écran. On ne contemple plus ces destins extraordinaires qui servaient de modèles et de repoussoirs. Qui fournissaient un répertoire partagé de situations et d’émotions. Qui constituaient un fonds commun de références et de possibles. On vit désormais avec l’inscription constante des vies anonymes. Avec ce flux ininterrompu d’images produites par tout un chacun. Captées, traitées, stockées, diffusées par des entreprises qui en extraient une valeur marchande.

Que reste-t-il de notre histoire commune lorsque chaque parcours individuel fait l’objet d’un enregistrement continu? Lorsque chaque geste, chaque déplacement, chaque interaction laisse une trace numérique? Lorsque la mémoire n’est plus sélective mais exhaustive? Lorsque l’oubli n’est plus possible? Racontons-nous encore quelque chose dans l’absence des salles à images? Élaborons-nous encore des récits partagés qui donnent sens au vécu collectif? Ou sommes-nous condamnés à l’accumulation infinie de données sans signification?

Elle n’y a jamais cru. À cette promesse d’une mémoire totale. D’une traçabilité absolue. D’une visibilité sans reste. Elle n’a jamais cru que l’enregistrement continu puisse constituer une histoire. Que l’archivage systématique puisse produire du sens. Que l’exhaustivité puisse se substituer à la narration. Il y a autre chose. Il y a toujours eu autre chose. Quelque chose qui échappe. Qui résiste. Qui se tient dans les interstices. Dans les plis. Dans les zones d’ombre.

Quelque chose comme cette présence muette qu’elle a sentie tout à l’heure. Cette communauté paradoxale des solitudes juxtaposées. Cette manière d’être ensemble sans être ensemble. D’être présent les uns aux autres dans l’oubli de cette présence même. Quelque chose comme ce peuple solitaire assemblé dans l’obscurité. Ces corps anonymes disposés selon un plan précis, géométrique. Cette constellation humaine dont l’unité visible n’est que l’orientation commune des regards.

Elle se lève. Quitte la salle. Laisse derrière elle les images qui continuent de défiler sur l’écran. Les corps qui persistent à occuper leurs places assignées. Elle franchit le seuil. Retrouve la rue. La rumeur de la ville. Le flux incessant des passants. Elle marche. Avance sans but précis. Se laisse porter par le mouvement de la foule. Et soudain elle est saisie par la même sensation qu’auparavant. Cette présence des autres qu’elle n’avait jamais ressentie avec une telle intensité. Ni dans la rue, ni dans la demeure familiale, ni dans une fête ou un restaurant. Nulle part. Sauf dans cette salle obscure qu’elle vient de quitter.

Elle comprend alors que le cinéma n’a jamais été dans les images. Qu’il a toujours été dans cette qualité particulière de présence. Dans cette manière spécifique d’être ensemble. Dans cette communauté des solitudes qui persiste peut-être, ailleurs, sous d’autres formes, dans l’espace urbain même. Dans ces configurations temporaires de corps et de consciences qui se font et se défont au gré des circulations. Qui produisent, fugitivement, des formes inédites du commun.

Elle n’y a jamais cru.