L’apprentissage de la solitude
J’étais avec d’autres dans une salle. Les murs étaient gris légèrement bleutés et les rideaux étaient rouges tout comme les sièges. La lumière était éteinte et je fixais les images devant moi. Elles étaient d’un gris lumineux et se perdaient sur leurs bords. J’ai fermée les yeux pour entendre simplement les paroles. J’ai rouvert les yeux. C’était le même lieu et les mêmes mots. Je me suis sentie emportée et l’instant d’après, l’instant d’avant, j’étais, je fus au-dehors. J’ai senti alors les autres qui m’entouraient et qui s’oubliaient dans les images. J’ai senti leur présence comme jamais je ne l’avais encore senti. Ni dans la rue, ni dans la demeure familiale, ni dans une fête ou un restaurant. Nulle part. La présence était muette, ils n’étaient pas conscients les uns des autres même s’ils se sentaient. C’était un peuple solitaire. L’espace était grand et un peu vide. Les murs étaient fendillés par endroit et les tentures s’agitaient parfois dans le soubresaut du vent. Nous savions que nous étions les uns à côté des autres en nous oubliant. Nous l’avons senti chacun à notre tour, puis ensemble. Nous n’étions pas venu pour les images. Elles n’étaient qu’un prétexte. Nous étions là pour nous oublier. Nous avions perdus nos prénoms. Les images étaient sans vie. L’existence était toute proche, les uns et les autres. Elles ne disaient plus rien, elles s’agitaient, parlaient, parlaient, elles s’expliquaient, mais on ne comprenait pas. J’ai sentie le siège sur ma colonne vertébrale, mes coudes posés sur les accoudoirs, les pieds sur la moquette, ce mélange de mou et de dur, l’atmosphère lourde comme si l’air était opaque et à l’arrêt. J’ai imaginée les espaces identiques à celui-ci avec les mêmes murs, des rideaux peut être d’une couleur différente et les sièges, les sièges orientés vers l’écran sans aucun autre choix dans l’orientation du regard, seulement ouvrir et puis fermer les yeux. Un espace construit pour voir des images. Je n’y ai jamais cru. J’ai seulement vu un lieu qui construisait les choses qui s’agitaient devant nos yeux et qui nous parlaient, à chacun d’entre nous, solitairement. Il y avait un plan pour ces salles, quelqu’un avait dû les construire semblable les unes aux autres en vue d’un projet. Il y avait bien une intention. Les murs s’écroulaient, les rideaux s’enflammaient, les corps étaient démembrés, plus rien ne restait sur ces images, et chacun survivait. Nous aimions nous voir mort. Je me suis vu morte et ce n’était pas une des images, seulement une présence oubliée. Mon corps glissait et je sentais cette gravité coulante, cette longue glissade que je tentais de rattraper par à-coup. Je n’étais pas bien. J’avais mal, c’était très léger et très insistant, comme si j’avais toujours eu mal, une souffrance antérieure à toute mémoire. Je sentais encore mon corps et les images étaient lointaines. Elles étaient solitaires, mais d’une autre solitude que les nôtres. Elles s’étaient accumulées au fil des décennies. Elles avaient été entreposées, certaines avaient été perdues, mais des vies exemplaires restaient inscrites. L’histoire du XXème siècle avait été faites par le cinéma qui s’était essayé à enregistrer des fragments d’existences rêvées, mais qui avait aussi modelée de part en part la façon d’imaginer sa vie, la manière d’embrasser, de saluer, de manger, de flâner dans la rue, chaque heure était prétexte à la remémoration des images. Qu’en restait-il maintenant que chacun, chaque solitude, inscrivait sa mémoire qui était stocké par des entreprises? Nous ne regardions plus des vies exemplaires sur l’écran. Nous vivions avec l’inscription des vies anonymes. Que resterait-il de notre histoire? Racontions-nous encore quelque chose dans l’absence des salles à images? Jamais nous n’y avons cru.