Ma mort en rêve : l’apocalypse au bout du fil – Arnaud Regnauld

Médiations Apocalyptiques

Contributions écrites à l’issue du colloque international « Médiations
Apocalyptiques » qui a eu lieu en mars 2017 à l’Université de Bretagne
Occidentale.

Sommes-nous bien sûrs d’être les acteurs de ce rêve ou n’en sommes-nous que les objets ? Sommes-nous certains qu’Internet est une production humaine ? Le réseau ne nous capture- t-il pas intégralement, enregistrant chacun de nos gestes dans des bases de données en vue d’halluciner le monde humain ?[1]

Il y a quelque chose dans cette description quelque chose qui rappelle la singularité 2, ce moment charnière défini par Vernor Vinge où les machines prendraient le pouvoir sur l’homme, moment repris ici sous la forme d’une réécriture du mythe platonicien de la caverne que l’on retrouve dans les dystopies où le monde réel se trouve supplanté par l’illusion du virtuel. Or, Bertrand Gervais, dans la préface de son livre sur l’imaginaire de la fin, écrit ceci : « Penser la fin, c’est manipuler du temps ». Or, il me semble que la manière dont Grégory Chatonsky (qui se réclame de l’accélérationnisme)3, travaille à la fois sur la répétition de la boucle et sur la continuité des flux, ouvre sur (une) nouvelle dimension apocalyptique, une fin sans fin, pour ainsi dire portée en outre par un récit sans sujet… En effet, l’archive numérique supplée non seulement à la défaillance de nos mémoires trop humaines qu’elle rend soudain visibles en les plaçant au dehors, mais repose avant tout sur une technique qui en permet à la fois la répétition et la médiation. Si Derrida définit l’archive moins comme une répétition du passé que comme « expérience irréductible de l’avenir », la plupart des œuvres de Chatonsky s’ouvrent sur l’avenir d’une mort annoncée pour répéter la possibilité d’une trace laissée par un sujet qui paradoxalement s’abîme dans un collectif anonyme, se perd dans l’impersonnel du réseau. Mort deux fois, pour ainsi dire : mort à lui-même dans la répétition machinique des flux qui l’abîme dans un collectif où sa singularité devient soudain calculable, piégé dans un présent perpétuel, mais aussi mort par anticipation dans cette répétition de sa propre mort au sens théâtral du terme, dès lors qu’il inscrit sa mémoire sur un support numérique pour la postérité, comme si l’archive témoignait de cet élan-qui-anticipe au futur antérieur, élan propre à l’humain : ce qui aura été et dont ne subsiste(nt) que des traces recouvertes d’autres traces. Or, Chatonsky propose un autre rapport au temps en ce qu’il me permet de rejouer ma mort par procuration, mort sans cesse différée et pourtant visible dans sa différance même, renforçant un rapport fantomatique à l’existence qui paradoxalement ne peut prendre fin que dans la mort biologique du sujet : ce moment où je coïncide enfin avec moi-même dans l’anéantissement du double mouvement de la différance et de l’auto-réflexivité qui fait de moi une pure identité de soi à soi. Je prendrai pour point de départ une œuvre au titre évocateur : Ceux qui vont mourir (2006). On entend déjà le salut qui s’impose à l’esprit et la certitude d’une mort annoncée. Il y a quelque chose de prophétique dans cette annonce faite au spectateur qui fige le temps dans un à-venir de la fin. Cependant, point de gladiateurs dans l’arène de cette installation, mais l’extrême banalité d’un quotidien raconté au fil de courtes séquences narratives anonymes déposées sur le site Experience Project, désormais devenu sa propre archive où figurent plus de « soixante-sept millions d’expériences partagées ». L’œuvre est légendée comme suit : Ceux qui vont mourir extrait certains de ces textes et les illustrent automatiquement selon certains mots-clés par des vidéos autoscopiques trouvées sur Youtube et des autoportraits provenant de Flickr. Or, ironie suprême, ce qui semble me lier à tous ces anonymes dont les images défilaient jadis à la manière d’une (chat)roulette russe (d’abord anticipée en ligne dans une version automatisée et sans dialogue possible qui viendrait interrompre la boucle, puis rendue aveugle et dépourvue d’images par l’obsolescence technologique), c’est la mort, expérience radicale que je puis certes concevoir, mais dont je ne puis faire l’expérience pour la consigner ensuite sur un site où elle se répétera à l’infini sur les réseaux. C’est précisément cet événement impossible à narrer que semble vouloir répéter le dispositif : en effet, dès que surgit le mot « death » dans la collecte des données, un vieux téléphone sonne. Qui m’appelle ? S’agit-il d’une version parodique de l’appel de la conscience heideggerien, extériorisé ici via un dispositif technologique, appel censé extirper le Dasein du bavardage public propre à l’impersonnel du On, nous rappelant à l’ordre pour ainsi dire ? Y a-t-il quelqu’un au bout du fil ? Cet appel passe en effet, ne serait-ce que sur le mode de la simulation d’un véritable coup de fil, par les réseaux analogiques et numériques, comme si la relation qui trace les contours d’un lieu commun, la certitude de notre mortalité, relevait soudain d’une mise en relation machinique entre des mots associés à des images au gré d’un programme algorithmique qui nous reste inconnu. Allô ? C’est machin/e à l’appareil… Faut-il dès lors comprendre le programme comme l’ouverture d’un possible, celui de la répétition comme différence induite par l’effet même de sa sérialité dont l’horizon ultime est inscrit dans cet inéluctable à-venir : ma mort révélée, toujours déjà inscrite dans cette « visibilité de nuit » propre au numérique ? Dès qu’il y a technologie de l’image, la visibilité porte la nuit. (…) Nous sommes déjà les spectres d’une « télévisée ». Dans l’espace nocturne où se décrit l’image qu’on est en train de « prendre », cette image de nous, c’est déjà la nuit. (…) Notre disparition est déjà là. Nous sommes déjà transis par une disparition qui promet et dérobe à l’avance une autre « apparition » magique, une « ré-apparition » fantomale en vérité proprement miraculeuse, chose du regard, aussi admirable qu’incroyable, seulement croyable par la grâce d’un acte de foi qui est appelé par la technique même, par notre rapport d’incompétence essentielle à l’opération technique (…)[4]. La répétition est également inscrite dans les traces générées par cette installation. En effet, si l’on se rend sur le site de l’auteur, on accède à une archive et à un avatar de l’œuvre, c’est-à-dire à une capture vidéo de 12,49 minutes^5 et à un site dont le programme sous-jacent continue à aller chercher les déclarations des internautes, mais dont le dispositif de capture de flux d’images ne fonctionne plus. Au lieu d’une image, c’est un carré blanc qui rythme notre progression et s’imprime sur notre rétine à la manière d’un flash lumineux sur fond noir. L’obsolescence numérique révélée ici déplace la répétition de l’image en sa négation même comme pour rendre manifeste le point aveugle de l’archive qui potentiellement ne s’ouvre que la répétition d’un glitch, c’est-à-dire de sa propre fin annoncée, car la machine est elle aussi traversée par le devenir et en cela n’échappe pas à la corruption du temps^61. Le glitch est aussi manifestation de la contingence de la technique qui peut aussi ne pas fonctionner et sortir de l’instrumental. Ici, le blanc ne se remplit d’aucun autre contenu que lui-même, néant du visible ou bien promesse d’un retour imprévisible de l’image, retour auquel il suffit de croire pour que l’horizon s’ouvre sur un évènement à-venir. On retrouve une fois encore deux facettes irréductibles de la répétition intrinsèque à l’archive. Comme l’indique Herman Rapaport l’ouverture sur un à-venir est à la fois interminable, infini, et marquée par une fin annoncée, celle de l’apocalypse. Or, il ne s’agit pas ici de célébrer le retour d’un messie, mais plutôt de reconnaître l’avènement du trauma lié à ma propre mortalité dans son étrangeté radicale, trauma qui n’est plus ancré dans un passé dont il serait la répétition, mais bien dans un futur hors sens dont la révélation serait justement l’impossibilité même de son inscription dans le présent. L’événement qui vient se situe dans l’entre-deux qui sépare et ajointe tout à la fois l’itération potentiellement infinie de la boucle et son interruption par ce qui doit advenir, mais reste néanmoins imprévisible, incalculable, hors de tout programme, le glitch en étant l’une des manifestations possibles. the openness of a future is itself always interminable (à venir) and terminable (apocalyptic, final), the undecidability of their difference being what opens upon a Messiah as well as upon something quite Other that might go under the name of trauma77! On peut dès lors tenter de penser ici le messianique, messianisme sans messie selon Derrida, comme trauma à venir, c’est-à-dire non pas un trauma inscrit dans le passé qui se répéterait à l’infini dans le présent, mais plutôt une projection, conjuguée au futur antérieur et qui fait retour, projection de ce qu’induit l’anticipation même de ma mort comme quelque chose dont je ne parviens pas à faire sens, répétition radicale sans commencement ni fin, et dont l’origine se diffracte par-delà toute inscription passée et à venir aux deux extrémités du spectre qui jamais ne la bornent. Ce qu’ouvre l’archive numérique, c’est la possibilité d’une revenance depuis le futur de ma mort annoncée, mais imprévisible, sans pourtant assurer la révélation d’un sens qui relèverait du calcul propre à une eschatologie ou à une prophétie. Or, pour échapper à l’horizon métaphysique, à une fin positive en quelque sorte, il faut comprendre la promesse d’une telle révélation comme son impossibilité même, ou pour le dire avec Derrida : « le surgissement de l’événement doit trouer tout horizon d’attente ». En d’autres termes, il doit échapper à tout calcul, à tout programme, à toute anticipation prophétique en ménageant la surprise de son avènement, comme la mort même dans son altérité radicale. Ceux qui vont mourir s’inscrit dans une réflexion plus large sur la destruction en explorant l’enregistrement de la mémoire des anonymes rendu possible par l’accès aux nouvelles technologies en tant que « L’inscription, qui est habituellement distincte de la destruction, devient une forme de destruction »[8], comme souligne Chatonsky dans une interview intitulée « L’art comme archéologie du futur ». L’objet technique devient dès lors la trace de nos existences passées, l’empreinte laissée par l’activité humaine sur le monde qui nous interpelle en tant qu’objet dès lors qu’il ne fonctionne plus comme outil. Ce qui explique en partie le rapport fantomatique à l’existence mis en scène par les dispositifs médiatiques de Chatonsky, lesquels proposent une mémoire du futur antérieur. Au même titre que ces objets techniques fossilisés rendus hors d’usage par le passage du temps dans Télofossiles, que ces accidents, ces pannes ou ces dysfonctionnements qui perturbent les flux et en révèlent l’obsolescence sous- jacente à travers une esthétique du glitch, l’exploration de la contingence et du sans rapport que ce soit à travers des récits dits sans intentionnalité ou des objets rendus sans usage, vise à penser un monde sans l’homme. Il ne s’agit pas tant de raconter la fin du monde, que celle d’un monde sur un mode mineur, le mien, fin dont je partage l’avènement avec tous sans rien pouvoir en communiquer avec quiconque. Mode d’autant plus mineur qu’il n’y a rien au bout du fil, aucune visée téléologique si ce n’est celle que révèle le dysfonctionnement du dispositif en ligne, à savoir l’entropie généralisée à laquelle se trouve soumise l’archive censée préserver notre mémoire avec le néant pour perspective. Dieu est mort et le messie ne s’est pas réincarné dans la technique. Vous pouvez raccrocher… Or, c’est le surgissement de cette altérité qui menace potentiellement mon identité. Le néant de la mort est en effet le point de coïncidence de soi à soi qui marque aussi l’arrêt du temps et la fin de l’expérience comprise comme possibilité d’une mise en récit. Les flux nous échappent. Ils excèdent notre emprise, prennent leur autonomie et remettent en question le principe de nécessité qui prévaut dans les enchaînements de cause à effet : à travers la manipulation semi-aléatoire des flux du réseau, l’artiste prône de fait la contingence comme seule nécessité en tant qu’elle constitue le principe moteur qui préside au rapprochement d’éléments sans rapport. Dans un texte intitulé « Des relations ahumaines »[9], Chatonsky décrit une autre fin de l’homme marquée par l’indécidable propre à l’absolue contingence de ce type de relations qu’il convient donc de penser sans l’homme : « leur montage existe, mais il est à la fois nécessaire (en tant qu’il a lieu) et contingent (en tant qu’aucune raison dernière ne peut lui rendre raison) ». La pensée de Meillassoux apparaît comme une radicalisation de la déconstruction des discours de la fin chez Derrida telle que l’interprète Chatonsky dans un autre texte bref écrit en 2015, texte intitulé « L’époque des destructions du monde »[10]. En écho implicite au concept de messianique, il y reprend l’idée d’une fin qui n’en est pas une, et la requalifie en tant que dislocation. Or, il faut sans doute comprendre ce terme à la fois comme le déplacement dans l’espace qu’il induit, mais aussi en tant que disjonction temporelle, ce qui nous renvoie aux réflexions derridiennes sur la logique spectrale dans Hamlet : « Time is out of joint ». Comme l’explique le philosophe, « il s’agit de l’impossibilité de penser, ou plutôt de concevoir le contemporain, la synchronie : le temps est disjoint. Il y (a) en même temps plus d’un temps dans le temps du monde (« time », ici, c’est aussi l’histoire, le monde, la société, l’époque, les temps qui courent etc.). »[11 Incidemment, ces réflexions rejoignent également celles de Giorgio Agamben sur l’apocalypse selon Saint-Paul comme la disjonction la plus intrinsèque au temps qui nous permet de nous en saisir et de l’accomplir enfin12. La question de la dislocation est de fait peut-être moins celle de l’objet que du positionnement d’un sujet regardant qui hallucine sa propre fin à travers les images post-apocalyptiques produites par des machines à rêves qui alimentent le réseau. Qui regarde en effet les salles vides du musée où est exposée Extinct Memories (2015) sous la lumière de néons clignotants ?
Dans quelques milliers d’années lorsque l’espèce humaine se sera éteinte, quelque chose creusera le sol de la Terre et trouvera une ferme de serveurs. Par miracle, elle aura accès au contenu de ces disques durs et découvrira les traces de notre monde.

La frontière entre la fiction des souvenirs d’un obscur ingénieur conservés sur un disque dur après l’extinction de l’espèce humaine et la réalité de l’installation muséale devient d’autant plus poreuse que le montage des images vidéo intègre des séquences virtuelles en 3D : le numérique et l’analogique, l’objet technologique et la sculpture de pierre brute se répondent en tant qu’ils participent d’une même esthétique fossile.
Comme l’explique Chatonsky dans le sillage de Derrida :
L’archéologie, malgré les apparences, ne concerne pas principalement le passé mais l’avenir. Elle consiste à anticiper les conditions de transmission au moment même de l’inscription des mémoires et ainsi elle est une spéculation sur notre propre disparition113].

L’artiste passe ainsi de la mise en évidence de l’anonymat des flux de masse à ce qu’il nomme l’ahumain en jouant sur les échelles du temps et de l’espace, explorant la fiction d’un point de vue post-apocalyptique qui nous permettrait de postuler notre non existence. Vecteur privilégié de cette réflexion, l’élaboration de fictions spéculatives à l’instar de l’exposition Télofossiles dont il ne reste au demeurant que des traces numériques en ligne. Or, l’exposition pense déjà la médiation de sa propre ruine comme sédimentation des flux selon des temporalités variables : l’installation « Archives of Disappearance » consiste en effet à numériser en 3D des fragments de la sculpture monumentale intitulée « Télofossiles » à laquelle l’exposition doit son nom, ou comment explorer la revenance de l’empreinte fossile à venir, par opposition à la ruine romantique qui présuppose un spectateur, à partir d’une boucle transmédia dont la fin est déjà comprise dans la nature éphémère de l’exposition :
Il n’y a plus que les turbulences balayant une surface dont nous sommes absents. Les flux reconfigurent l’esthétique comme ce qui est posé sans nous sur une planète revenue à sa minéralité originaire114].
Chatonsky se place au-delà d’une esthétique de la décadence typique du dix- neuvième siècle reprise après Auschwitz et Hiroshima à travers la thématique du crépuscule de l’humanité.

La destruction n’est pas un accident qui arrive à la substance mais la nécessité en tant que contingence. Toute chose peut ne pas être. Une politique de la destruction est une politique des solitudes.
Cependant, il ne semble pas que la critique que mène Chatonsky dans le sillage de Meillassoux, critique du corrélationnisme au profit d’une pensée de la contingence absolue, soit entièrement opérante ici. En effet, en maintenant la possibilité d’une esthétique, soit-elle extra-terrestre et ahumaine, on replace l’objet sous le regard d’un sujet. En d’autres termes, l’esthétique ne saurait se passer d’une médiation, d’où le point d’achoppement entre le substrat théorique de l’œuvre et sa réalisation. Ce point de vue extraterrestre, certes pensé comme non humain dans cette fiction spéculative, déplace la question ontologique posée par la phénoménologie sur la possibilité d’un autre rapport à l’objet, et sur la contingence du monde en général, sans pour autant permettre de penser l’absolu du non rapport, c’est-à-dire un monde où l’apparaître de l’objet ne serait pas conditionné à la perception d’un sujet pensant. Analogue à l’ancestral chez Meillassoux116, ce temps d’après la fin de l’homme est aussi celui d’un temps postérieur à toute vie terrestre, un temps sans pensée ni conscience. Or, dès lors qu’il pose la fin de l’homme comme inéluctable, Chatonsky envisage encore l’apocalypse sous une forme eschatologique, ce qui relève de ce que Meillassoux désigne comme la précarité, ou continence empirique, illustrée par « une destructibilité vouée à s’accomplir tôt ou tard a117, par opposition à la contingence absolue qui relève de l’ouverture d’un pur possible.

Dans un texte de 2016 intitulé « Détruire et archiver, dit-elle a118*, Chatonsky expose son rapport à la boucle itérative comme force de destruction de l’œuvre et de préservation de l’aura :
Tout se passe alors comme si nous produisons ces expositions analogiques pour nourrir le monde digital de nouvelles données qui pouvait produire à nouveau de l’analogique. Le monde est dans sa doublure. Le circuit entre les deux mondes se complexifie. Cette forme de documentation est devenue une méthode systématique dans mon corpus.
Les formes flotteront à la surface d’un océan, abandonnées, attendant d’autres rivages et d’autres contextes. Existant sous forme de données, elles pourront revenir nous hanter en prenant d’autres formes, d’autres interprétations. On les associera différemment, on les transformera. L’œuvre ne se répétera pas, seulement l’aura.
Or, les images numériques comme les objets analogiques générés par l’artiste disloquent le singulier entrelacs d’espace et de temps qui caractérise l’aura d’une œuvre d’art selon Walter Benjamin en ce qu’elles relèvent aussi de la trace dans une mise en abyme du rapport des flux et de l’archive : « La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque «f191. Cependant, cette opposition irréductible de la trace à l’aura semble pouvoir se penser à partir de la mesure proprement indécidable de ce que serait la distance proxime, dans le temps comme dans l’espace, que nous entretenons avec des fossiles du temps de l’après, dans une hallucination qui ne cesse de faire retour sur le présent depuis l’à-venir de sa propre archive impensable. Archive sans contenu en tant que tel faute de témoin pour en attester si ce n’est peut-être à travers la mémoire morte d’une machine qui ressasserait sans comprendre. Notons au passage que l’étymologie de parousief201 nous renvoie à cette même tangence, c’est-à-dire à ce qui est à côté de, à proximité… La distorsion temporelle opérée ici est celle d’un temps apocalyptique qui n’en finit pas d’annoncer la fin des tempsf211. Or, c’est la démarche transmédia de l’artiste qui permet de rendre sensible ce temps de l’apocalypse, temps d’une fin qui n’en finit pas de s’épuiser dans des formes vouées à la destruction. Il s’agit pour Chatonsky de nous confronter à une archéologie spéculative de ce que serait le monde après la fin de l’humanité, qui ne relève pas toutefois d’une pensée de la catastrophe, mais d’une fin inéluctable où l’univers, et non pas le monde si tant est qu’on s’en tienne à une définition stricte et anthropocentrée, perdurerait sans nous, retournant à sa matérialité brute, asignifiante et post- digitalef221 dans une fin toujours différée où cesserait toute répétition.

  1. Chatonsky Grégory, « Deep Dream : le rêve du réseau », 2015, http://chatonsky.net/deep-dream/. (site consulté le 21 août 2017). ^
  2. Voir à ce titre l’article d’Alban Leveau-Vallier intitulé « Retrouver le temps : l’erreur et le mal dans le mythe de la singularité technologique », in
    Hélène Machinal, Monica Michlin et Arnaud Regnauld ed., Formes d(e l’)Apocalypse, ebook, 2017, à paraître en ligne. ^
  3. Chatonsky Grégory, « Face à l’hyperproductivisme », 2016,
    http : //chatonsky.net/hyperproduction/ (site consulté le 21 août 2017). ^
  4. Derrida Jacques et Stiegler Bernard, Échographies de la télévision, Paris, Galilée-INA,1996, p.130. ^
  5. Chatonsky Grégory, « Ceux qui vont mourir », http://chatonsky.net/files/video/gc mourir.mp4. (site consulté le 21 août 2017). ^
  6. Chatonsky Grégory, « Futur antérieur », 2011, http : //chatonsky. net/futur- anterieur/, (site consulté le 21 août 2017).
    « Une machine peut fonctionner autrement. Elle ne répond pas obligatoirement dans son fonctionnement même à l’usage, c’est-à-dire au monde conçu comme finalité et causalité. Elle peut ouvrir une autre relation au fonctionnement comme une suite d’opérations inattendues ne répondant pas à nos attentes préalables, mais nous faisant attendre : que va-t-il se passer ? Un mélange subtil d’ennui et d’événement, l’attente sans préalable.
    Voilà ce que serait devenu le monde. » ^
  7. Rapaport Herman, « Archive Trauma », in Diacritics, Vol. 28, No. 4 – « Trauma and Psychoanalysis », hiver 1998, p. 68-81. ^
  8. Chatonsky Grégory et Thome de Souza Kevin, « L’art comme archéologie du futur », in Amusement, février 2013, np,
    http://www.amusement.net/fr/2013/02/11/interview-gregory-chatonsky-lart-
    comme-une-archeologie-du-futur/, (site consulté le 21 août 2017). ^
  9. Chatonsky Grégory, « Des relations ahumaines », 2013, http://chatonsky.net/relations-ahumaines/■ (site consulté le 21 août 2017). ^
  10. Chatonsky Grégory, « L’époque des destructions du monde », 2015, http://chatonsky.net/les-destructions/. (site consulté le 21 août 2017). ^
  11. Derrida Jacques et Roudinesco Elizabeth, De quoi demain… Paris, Fayard/Galilée, 2001, p.134. ^
  12. Agamben Giorgio, The Time that Remains, the Board of Trustees of the Leland Stanford Junior University, Trad., Stanford, Stanford UP, 2005, p.72.
    « Saturday—messianic time— is not another day, homogeneous to others; rather, it is that innermost disjointedness within time through which one may—by a hairsbreadth—grasp time and accomplish it ». ^
  13. Idem. ^
  14. Chatonsky Grégory, « Flux (Après le numérique) », 2015, http^/chatonsky.net/flux-apres/- (site consulté le 21 août 2017). ^
  15. Chatonsky Grégory, « La destruction et la chose », 2012,
    http : //chatonsky.net/destruction- 2/, (site consulté le 21 août 2017). ^
  16. Meillassoux Quentin, Après la finitude, Paris, éditions du Seuil, 2006, p. 26.
    « Nous sommons ancestrale toute réalité antérieure à l’apparition de l’espèce humaine — et même antérieure à toute forme recensée de vie sur Terre ». ^
  17. Id., p. 97. ^
  18. Chatonsky Grégory, « Détruire et archiver, dit-elle », 2016 http://chatonsky.net/dit-elle/■ (site consulté le 21 août 2017). ^
  19. Benjamin Walter, Paris, capitale du 19e siècle. Le livre des passages, in Jean Lacoste, Trad., 3e édition, Paris [1935], 2006, p. 464. ^
  20. Agamben Giorgio, op. cit., 70.
    « In Greek, parousia simply means presence (par-ousia literally signifies to be next to; in this way, being is beside itself in the present) ». ^
  21. Id., 74.
    « (…) the messianic is not a third eon situated between two times; but rather, it is a caesura that divides the division between times and introduces a remnant, a zone of undecidability, in which the past is dislocated into the present and the present into the past ». ^
  22. Chatonsky Grégory, « Entre matérialisation numérique et matérialité post­digitale », 2015, http://chatonsky.net/entre-materialisation-numerique-et- materialite-post-digitale/. (site consulté le 21 août 2017).
    « La matérialité du post-digital est toute différente. Elle consiste à envisager la matière comme déjà donnée. En ce sens, elle relève du ready­made pour les objets produits et du pop art pour les phénomènes culturels. Partant de cette matière qui est déjà là, indépendamment de toute activité artistique, le post digital observe les réseaux tissés par cette matière. L’un de ceux-ci est l’entropie et c’est pourquoi les objets technologiques sont souvent cassés, laissés à l’abandon et dysfonctionnels dans le post-digital. »

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