Des relations ahumaines

Appréhender les flux, tenter de les comprendre sans les réduire par le langage et les concepts utilisés pour les approcher, est une entreprise risquée. D’une manière quasi-instantanée, on est tenté, on est poussé à les transformer pour en faire des objets pensables, de sorte qu’en les tenant bien en main on les perd par la même occasion. Et même si on défie cette unification conceptuelle au sein même du dire, par exemple en faisant usage d’un style apophatique, alors on ne fait que repousser le problème plus loin et la réduction langagière s’appliquera inévitablement au phénomène envisagé d’une manière plus retorse mais toute aussi effective. À y regarder de plus près n’est-ce pas le problème de tout phénomène qui en tant que donation se retire dans le mouvement même de son approche, puisque les outils qui l’instituent dans sa présence à nous le transforment inévitablement ?

Cette tension fondamentale entre le flux et sa saisie conceptuelle : ne réside-t-elle pas au cœur même de notre relation au monde sensible ? Le langage, dans son effort pour stabiliser le réel, pour le rendre intelligible, ne peut-il que trahir la nature essentiellement mouvante, insaisissable, des phénomènes qu’il tente de capturer ? Paradoxe inaugural de toute pensée qui cherche à dire le flux sans le figer, à l’approcher sans le réduire, à le comprendre sans le dénaturer. Comme si l’acte même de nommer un flux le transformait instantanément en quelque chose qui n’est déjà plus un flux : une représentation, une image, un concept – une entité statique qui a perdu la qualité essentielle de ce qu’elle prétend désigner. Entre nos mains conceptuelles, le flux devient objet, et dans cette métamorphose même, sa nature profonde nous échappe.

Cette résistance des flux à la conceptualisation ne relève pas simplement d’une insuffisance de nos outils intellectuels, d’une limitation contingente que le progrès de la pensée pourrait un jour surmonter. Elle manifeste une inadéquation plus fondamentale, une incompatibilité structurelle entre la nature même du flux et les modalités de notre pensée discursive. Car penser, dans la tradition occidentale, c’est avant tout identifier, stabiliser, délimiter – c’est transformer le mouvant en immobile, le devenir en être, le processus en substance. Comment dès lors penser ce qui, par essence, se dérobe à toute fixation, ce qui existe précisément comme mouvement, comme passage, comme perpétuelle transition ?

Sans doute cette généralisation est-elle d’un certain point de vue exacte, mais elle ne permet pas de comprendre la singularité insensée des flux dans leur indécomposabilité même. Car il y a quelque chose en eux qui échappe, et c’est sans doute pourquoi s’ils désignent tant de phénomènes différents (ils sont un “style phénoménologique” plus qu’une catégorie à part entière), humains comme non-humains, c’est le plus souvent pour désigner un excès ou une pauvreté, quelque chose qui nous dépasse, qui justement n’est pas appréhendable. Pour entendre les flux, sans doute faudrait-il un moment faire abstraction de leur matérialité et ne les envisager que dans l’affectivité qu’ils provoquent : flux économique et migratoire, écologique et humain, flux climatologique et cosmologique. Ils sont si différents et pourtant ils disent toujours ce que nous sommes obligés de constater, ce à quoi nous sommes confrontés sans pouvoir les réduire, sans parvenir à les comprimer pour les tenir entre nos mains et sous notre pouvoir.

Cette multiplicité irréductible des flux, cette diversité phénoménale qui semble défier toute tentative d’unification conceptuelle : n’est-elle pas précisément ce qui fait leur singularité, leur puissance d’ébranlement pour la pensée ? Les flux économiques qui circulent à travers les réseaux numériques, les flux migratoires qui reconfigurent la géographie humaine, les flux écologiques qui traversent les écosystèmes, les flux climatiques qui bouleversent les équilibres planétaires : autant de manifestations d’une même réalité fondamentale – celle d’un monde en perpétuel devenir, d’un cosmos en constante métamorphose, d’une nature qui ne connaît ni repos ni stabilité définitive.

Ces flux ne sont pas simplement des objets parmi d’autres au sein d’un monde ordonné ; ils constituent plutôt la texture même de ce monde, sa modalité d’existence la plus fondamentale. Ils ne sont pas contenus dans l’espace et le temps ; ils sont ce qui tisse l’espace-temps lui-même, ce qui l’anime, ce qui lui confère sa consistance propre. Dès lors, tenter de les saisir conceptuellement, c’est nécessairement les arracher à leur élément naturel, les extraire du milieu où ils déploient leur puissance spécifique. C’est les transformer en “choses” alors qu’ils sont essentiellement des processus, des devenirs, des transitions.

Tout se passe comme si les flux mettaient en cause notre souveraineté : prenons les flux économiques, lorsque nous désignons les phénomènes économiques comme flux, ils s’extirpent de notre pouvoir, alors même que l’économie semble une production de l’activité humaine, elle devient autonome, c’est-à-dire absolue et pour ainsi dire ahumaine. L’ahumanité c’est ce qui excède l’emprise humaine, c’est-à-dire la capacité de devenir l’origine d’une causalité qui aura le pouvoir d’influencer dans une mesure plus ou moins large les phénomènes envisagés comme des effets. Avec les flux, cette souveraineté est prise en défaut.

Cette mise en échec de notre souveraineté par les flux constitue sans doute l’expérience la plus troublante, la plus déstabilisante que nous puissions faire face à eux. Car nous sommes profondément attachés à l’idée de notre maîtrise sur le monde, à la croyance en notre capacité à le façonner selon nos désirs et nos projets. Nous nous concevons comme des agents autonomes, comme des causes premières, comme des sujets souverains capables d’imposer notre volonté à une matière passive. Or, les flux nous révèlent brutalement les limites de cette souveraineté illusoire, la fragilité de cette maîtrise supposée.

L’économie, que nous avons longtemps considérée comme une activité humaine par excellence, comme le produit de nos choix rationnels et de nos décisions conscientes, se révèle traversée de part en part par des flux qui échappent à notre contrôle, qui suivent leurs propres logiques, qui obéissent à leurs propres temporalités. Les marchés financiers, avec leurs algorithmes ultra-rapides et leurs mouvements imprévisibles, incarnent parfaitement cette autonomisation des flux économiques, cette émancipation vis-à-vis de toute tutelle humaine. De même, les flux migratoires, malgré tous les dispositifs de contrôle et de surveillance déployés pour les contenir, continuent de suivre leurs propres trajectoires, de tracer leurs propres lignes de fuite à travers les frontières et les murs. Les flux climatiques, quant à eux, bouleversent les équilibres planétaires selon des dynamiques qui défient nos modèles prédictifs les plus sophistiqués.

Le paradoxe c’est que les principales questions qui structurent la souveraineté contemporaine sont envisagées sous forme de flux, provoquant parfois des réactions inquiètes tentées par la coupure des flux (c’est la question complexe d’un monde sec). N’est-ce pas dire là que nous revenons à un mode de l’absolu et que nous devons, nous êtres humains, rentrer en contact avec ce qui est sans contact parce que sans donation, l’ahumain. On peut dès lors définir les flux comme un ensemble indécomposable de relations ahumaines (humains compris), et qui du fait de cette ahumanité ne peut pas appartenir à l’institution de la vérité de notre monde. Il devient donc nécessaire d’accepter et d’accueillir inconditionnellement cette étrangeté insensée des flux, car nous n’en sommes pas extérieurs. Nous sommes nous-mêmes ahumains, hors du sens.

Cette dimension ahumaine des flux, cette altérité radicale qu’ils manifestent par rapport à nos catégories anthropomorphiques : ne constitue-t-elle pas précisément leur valeur propre, leur puissance spécifique pour la pensée ? Car les flux nous confrontent à ce qui, en nous et hors de nous, excède l’humain, déborde ses limites, transgresse ses frontières. Ils nous révèlent notre appartenance à des processus qui nous traversent et nous constituent sans pour autant se réduire à notre mesure, sans pour autant se plier à nos exigences de sens et d’intelligibilité.

Cette ahumanité n’est pas simplement non-humaine ; elle n’est pas l’autre de l’humain, son contraire ou son extériorité. Elle est plutôt ce qui, au cœur même de l’humain, le déborde et le dépasse, ce qui l’inscrit dans des réseaux de relations qui excèdent sa maîtrise et sa compréhension. L’ahumanité des flux ne signifie pas leur indifférence à l’égard de l’humain, mais plutôt l’impossibilité pour l’humain de s’en instituer comme l’origine ou la fin, comme le centre ou la mesure. Elle désigne cette dimension d’étrangeté irréductible qui habite notre monde et notre expérience, cette part d’inassimilable qui résiste à toute appropriation, à toute normalisation, à toute domestication.

Qu’est-ce qu’une relation ahumaine ? Qu’est-ce qu’une relation acausale, sans puissance ? Comment des relations sans humain, c’est-à-dire sans donation, peuvent-elle avoir lieu, peuvent-elles produire un lieu ? Quel est le lieu de ces relations ? Le mode relationnel de l’ahumain est fort particulier parce que l’ahumanité ne permet pas de décomposer et de recomposer ces relations. De sorte que celles-ci ne sont jamais des corrélations ni même de simples juxtapositions. Leur montage existe, mais il est à la fois nécessaire (en tant qu’il a lieu) et contingent (en tant qu’aucune raison dernière ne peut lui rendre raison).

Ces relations ahumaines, dans leur étrange alliage de nécessité et de contingence, nous confrontent à un défi majeur pour la pensée. Car notre tradition philosophique nous a habitués à concevoir les relations selon des modèles déterminés : relations causales où un terme agit sur un autre, relations intentionnelles où un sujet se rapporte à un objet, relations dialectiques où les termes se constituent mutuellement dans leur opposition. Or, les relations qui tissent les flux semblent échapper à tous ces modèles. Elles ne sont ni causales, ni intentionnelles, ni dialectiques – elles manifestent plutôt une forme d’entre-appartenance qui précède toute distinction entre sujet et objet, entre cause et effet, entre actif et passif.

Ces relations ne peuvent être décomposées en éléments simples puis recomposées selon un schéma intelligible, précisément parce qu’elles ne sont pas constituées d’éléments indépendants qui entreraient secondairement en relation. Les termes qu’elles relient n’existent pas préalablement à la relation ; ils émergent dans et par la relation elle-même, ils se constituent dans le flux qui les traverse et les anime. Dès lors, ces relations ne peuvent être saisies par une pensée analytique qui procéderait par décomposition et recomposition ; elles exigent une autre modalité de pensée, une autre forme d’attention, une autre manière d’habiter le monde.

Il ne peut donc pas y avoir, à proprement parler, de pensée du flux (même si la pensée est elle aussi un flux), il ne peut y avoir que de la pensée en flux, c’est-à-dire quelque chose qui pense mais qui n’est pas réflexif, c’est-à-dire dont les conditions de reprise sur soi, de souveraineté sur soi, ne sont pas garanties d’avance. J’aimerais nommer cette pensée aréflexive, la pratique artistique qui pense, mais d’une certaine manière, sans nous.

Cette pensée en flux, cette pensée aréflexive qui s’abandonne au mouvement même des flux qu’elle tente d’appréhender : ne constitue-t-elle pas l’horizon ultime de notre réflexion sur les flux, le point où la pensée accepte de se défaire de ses certitudes, de ses habitudes, de ses prétentions à la maîtrise pour s’ouvrir à ce qui la traverse et la dépasse ? Une telle pensée ne chercherait plus à s’assurer de son propre fondement, à garantir sa propre souveraineté, à vérifier son propre déploiement. Elle accepterait de se laisser porter par les courants qui la traversent, de se laisser travailler par les forces qui l’animent, de se laisser transformer par les rencontres qui la constituent.

La pratique artistique, dans ce qu’elle a de plus radical, nous offre peut-être un modèle pour une telle pensée en flux. Car l’art véritable ne procède pas d’un projet préétabli, d’un plan prédéfini, d’une intention souveraine qui se réaliserait sans reste dans l’œuvre. Il émerge plutôt d’une attention particulière aux matériaux, aux forces, aux intensités qui traversent le corps de l’artiste et le corps de l’œuvre, d’une disponibilité aux accidents, aux surprises, aux détournements qui peuvent surgir dans le processus créatif. L’artiste authentique est moins celui qui impose sa volonté à une matière passive que celui qui se laisse traverser par des flux qui le dépassent, qui accepte de devenir le lieu où ces flux se rencontrent, se combinent, se transforment.

Cette pensée artistique, cette pensée en flux qui accepte de s’abandonner à ce qui la traverse, ouvre peut-être la voie à une autre manière d’habiter le monde – non plus comme maîtres et possesseurs de la nature, selon la formule cartésienne, mais comme participants à des flux qui nous constituent et nous dépassent tout à la fois. Une manière d’être qui ne chercherait plus à dominer les flux, à les canaliser, à les exploiter, mais qui accepterait de composer avec eux, de danser avec eux, de se laisser transformer par eux. Une écologie des flux, en somme, qui reconnaîtrait notre inscription fondamentale dans des processus qui nous excèdent et nous constituent tout à la fois.

Cette acceptation de notre immersion dans les flux, cette reconnaissance de notre appartenance à l’ahumain, n’implique nullement une démission de la pensée, un renoncement à toute forme de compréhension ou d’action. Elle invite plutôt à déplacer notre rapport au monde, à transformer notre manière de concevoir notre place et notre rôle au sein des processus qui nous traversent et nous dépassent. Il ne s’agit plus de prétendre à une impossible maîtrise des flux, mais d’apprendre à naviguer en leur sein, à discerner leurs courants, à percevoir leurs rythmes, à anticiper leurs turbulences.

Car si les flux échappent par nature à notre emprise, ils ne sont pas pour autant totalement imperméables à notre attention, à notre sensibilité, à notre intelligence. Ils se laissent approcher, non pas comme des objets à saisir et à manipuler, mais comme des milieux à habiter, comme des processus auxquels participer, comme des devenirs à accompagner. La pensée en flux, la pensée artistique, nous invite ainsi à développer une autre forme d’intelligence, une autre modalité de connaissance – non plus basée sur la domination et l’extraction, mais sur la participation et l’immersion, sur l’attention aux signes subtils, aux variations infimes, aux intensités fugaces qui traversent les flux et leur confèrent leur singularité propre.