Notes sur une esthétique anthropotechnologique
Certaines de mes maladroites formulations sur l’ImA pourraient laisser croire que j’accorde aux machines une autonomie créatrice les douant d’une volonté indépendante de l’être humain. Elles seraient capables, par elles-mêmes, de produire quelque chose et tout se passerait comme si je me demandais si les machines pourraient remplacer les artistes selon la logique commune de la précarisation généralisée. Or, ce serait oublier que les technologies font système avec les êtres humains et qu’elles ne fonctionnent pas seules. Ce serait aussi vouloir « douer » les machines du talent artistique qui serait, le croit-on, à l’origine humain.
Toutefois, de la même façon qu’il faut douter de l’autonomie des machines, il s’agit, en miroir, de mettre en doute celle des êtres humains. Quand on refuse à juste titre aux machines une autonomie, on présuppose sans l’expliciter l’autonomie des êtres humains et par là même on reprend de façon passive et impensée une tradition conceptuelle de la liberté anthropologique. Quand on explique que les technologies sont incapables d’art on présuppose que les êtres humains en sont capables et que la production artistique serait l’extériorisation de leur intériorité Par ailleurs, la production humaine n’est-elle pas déterminée de part en part par les supports matériels d’inscription qui sont techniques ? Notre prétendue intériorité n’est-elle pas affectée par l’a priori d’un monde technique dont nous héritons ? écrivons-nous de la même façon avec un stylo qu’avec un ordinateur ? Écrivons-nous même de la même façon avec un stylo quand nous savons que nous pouvons utiliser un ordinateur ? Le monde technique définit pour une part les possibles.
Ainsi, critiquer l’autonomie technologique ne peut se faire sans mettre aussi en question l’autonomie humaine, car si on fait l’une sans l’autre on occulte une grande partie de la réflexion apportée par l’art contemporain en ce qui concerne la déconstruction du génie créatif et le déplacement de la constitution de l’œuvre d’art hors de l’être humain : dans la signature d’un objet industriel, dans l’autorité d’une institution, dans un mode d’emploi, etc.
On comprend mieux combien la critique de l’autonomie machinique se fait souvent au prix d’un retour à des conceptions erronées de la genèse de l’œuvre d’art et le plus souvent réactionnaires en ce sens qu’elles reprennent à leur compte le romantisme en son sens commun : l’artiste serait l’origine de l’œuvre et son génie s’incorporerait dans l’émotion artistique.
On sait combien la théorie esthétique au XXe siècle a décentré la genèse de l’œuvre et a fait de l’artiste un des participants d’un processus plus étendu comprenant un monde complexe. On est frappé que les théories esthétiques des RNN et GAN soient souvent si naïves et fassent l’impasse sur certains acquis de la réflexion esthétique du siècle dernier.
Malgré certaines facilités de langage pouvant faire croire que j’accorde aux technologies des capacités artistiques, d’un point de vue méthodologique il faut toujours entendre mes textes du point de vue d’une anthropotechnologie transcendantale (que j’avais développé dans ma thèse), c’est-à-dire d’un complexe entre l’être humain et la technique. On aurait en effet quelques difficultés à considérer la machine comme autonomie de la même manière qu’on aurait de la peine à considérer l’être humain comme purement autonome. Ce n’est pas seulement que les deux sont liés, c’est plutôt que leur relation est antérieure à leur constitution comme objet pouvant être considérée de façon séparée. Il n’y a pas tout d’abord un être humain souverain et absolu qui se rattacherait ensuite à la technique, le processus de technicisation est aussi celui d’hominisation. Les deux ne sont pas identiques, mais bel et bien parallèles, se suivant toujours et ne se touchant jamais. C’est justement parce que la relation est antérieure aux objets que l’autonomie de ceux-ci est en tension dialectique et constitue une problématique jamais résolue : l’autonomie est à faire, elle n’est pas une origine perdue. Que nous soyons dans l’obligation de considérer des processus relationnels plutôt que des objets isolés, c’est ce que Bersgon, selon sa logique propre, nous proposait. La machine n’est pas autonome ni l’être humain, ils peuvent être séparés, c’est-à-dire que leur relation peut avoir différents degrés et niveaux.
On comprend dès lors l’intérêt de penser l’ImA comme imagination des machines et imagination à propos des machines. Par un tel effort de considérer les deux comme absolument indissociables, on tente de transformer en profondeur nos habitudes de pensée considérant des objets distincts sur un fond pour envisager la relationnalité comme telle selon ses différentes modalités. Par là même, tout ce qu’on peut dire de la machine (contester son autonomie ou la développer) doit toujours être reporté parallèlement à l’être humain. Nous ne pouvons pas présupposer une nature humaine déjà faite. La relationnalité permet de déployer la contingence, point que j’avais aussi développé dans mon doctorat.
À partir de cette relationnalité, on peut se rendre sensible à l’anthropolotechnologie comme zone grise et incertaine permettant de réfuter certaines habitudes du sens commun. Opposer la froideur des machines à l’émotion des êtres humains, c’est oublier que l’émotion fait partie intégrante d’un calcul économique aujourd’hui qui hystérise les relations humaines. L’émotion ne serait-elle pas à rechercher à présent dans une émotion de l’émotion, c’est-à-dire une émotion transcendantale comme expérience de ses limites en tant qu’infinitude ? On pourrait à partir de ce point faire appel à toute la réflexion sur la question du neutre, de l’esthétique grise, de la suspension pour déployer une esthétique anthropotechnologique qui pourrait fort bien constituer le cœur d’une élaboration du postcontemporain.