Imagination artificielle, année zéro

« Les poux sont incapables de commettre autant de mal que leur imagination en médite. » (Les Chants de Maldoror – Chant II)

Les deux prochaines années seront donc dédiées à l’imagination artificielle que ce soit d’un point de vue théorique ou artistique, — bien que cette division entre les deux soit problématique comme j’ai tenté de le démontrer dans ma thèse autour de la question méthodologique du parallélisme (p.12-15).

Il y a toujours un risque pour un artiste s’intéressant au contemporain de passer d’une mode à une autre et de tenter de suivre quelque chose dont il restera finalement spectateur. Le rythme d’enchaînement de ces modes s’accélérant à mesure que s’est accentuée la sphère médiatique, jusqu’à devenir avec le Web l’image du monde, procurant un sentiment d’obsolescence transcendantale par lequel tout a déjà été vu et entendu parce que le monde a toujours déjà cette odeur-là, une déception anticipée. Quand on veut questionner l’actualité dans ses soubassements historiques, on risque force d’oublier ceux-ci et de surfer d’une tendance à une autre.

Il n’y a pas à douter d’une certaine tendance autour de la notion et des pratiques associées à l’imagination artificielle, tendance marquée par Vicarious par exemple. Elle n’est pas le résultat d’un processus artistique, mais technologique et capitaliste dans la mesure où c’est Google avec Facebook et quelques autres qui à l’été 2015 ont mis en avant la production automatisée d’images par les réseaux récursifs de neurones. L’artiste vient alors après coup et sa position est problématique. Ne fait-il que réagir à un contexte créé par d’autres ? Le détournement d’un tel contexte n’est-il pas limité à ne rester que minoritaire ? Et ce devenir minoritaire est-il en mesure de transformer la situation ou n’est-il finalement qu’une mise en valeur négative de la domination ?

Il arrive parfois qu’en croisant une technologie celle-ci réponde en premier lieu à quelque chose qui préexistait en soi et en second lieu qu’elle dépasse le simple plan de l’instrumentalité, si prégnant dans notre culture et surdéterminant tous nos rapports à la technique, pour affecter la réserve d’un possible historique qui lie le passé à l’avenir, une possibilité d’agir.

Il en est ainsi de l’imagination artificielle avec laquelle je tisse une relation toute personnelle. Il y aurait là à penser une espèce de TECHNOBIOGRAPHIE, la relation intime d’un individu à un contexte technologique qui n’est pas simplement ajouté après-coup à son prétendu isolement originaire, ajout qui nous enjoindrait à concevoir notre relation à ce contexte de façon instrumentale en privilégiant la cause volontaire que nous sommes, mais qui vient affecter les conditions mêmes de la perception, de la pensée et de la réflexion, de sorte que c’est jusqu’à la constitution de sa subjectivité et de son aperception qui s’en trouve modifiée.

Il en fut ainsi entre le Web et mon existence. Il en est donc ainsi avec l’imagination artificielle. On trouvera aisément dans mon travail passé des traces anticipées d’un tel rapport :

— L’intérêt pour les bases et les stocks de données massives (http://chatonsky.net/sarajevo/), ces fameux DATASETS qui nourrissent maintenant les réseaux récursifs de neurones et qui, au regard de cet usage, permettent de relire l’époque du Web 2.0 comme la simple préparation à la période qui vient. Il s’agissait donc, par la participation des internautes, de créer d’importants stocks de données et d’en nourrir les machines.

— Des détournements de flux de données venant de PLATEFORMES telles que Google (http://chatonsky.net/childhood-memories/http://chatonsky.net/revolution/), Twitter (http://chatonsky.net/waiting/http://chatonsky.net/transcription/http://chatonsky.net/transmission/) ou Facebook (http://chatonsky.net/oneofyou) ouvrant la possibilité de formes de création hétéronomes et dépendantes d’un contexte technique. L’artiste ne produit pas de nouvelles images, son activité consiste à les sélectionner, accentuant par là même ce qui fut à l’œuvre dès les papiers collés du cubisme et le pop art.

— Des dispositifs produisant en temps réel des images variables, variabilité dont la conséquence esthétique est que le spectateur ne peut jamais revoir exactement la même image, même s’il s’agit par exemple du même modèle 3D. On passe alors d’un art industriel tel que le cinéma où l’objet perçu est toujours le même et où c’est la perception qui diffère, à un objet qui est toujours différent, mais qui garde le même aspect. La multiplicité se déplace de la perception à la chose. J’ai nommé ce déplacement INFINITUDE en tant que relation entre l’infini et la finitude (http://chatonsky.net/the-missing-place/).

— Des environnements ultraproductifs que j’ai nommé HYPERPRODUCTIVISTES comme capacité des ordinateurs, en tant que métamachine ou machine de machines, à produire non plus sur le modèle industriel du moule avec un objet répliqué à l’identique, mais des objets uniques appartenant à la même famille. Ainsi je déplaçais l’infinitude de l’esthétique vers le matérialisme. Capture, un groupe de rock piloté par IA, en fût l’incarnation pendant plusieurs années (http://chatonsky.net/capture/).

— Le feed-back entrelacé entre l’être humain et la machine, que j’ai nommé ailleurs ANTHROPOTECHNOLOGIE. Ce feed-back fonctionne à la manière d’une aperception, d’une pensée de la pensée et d’une perception de la perception. Par là est visé le caractère inextricable de la relation entre l’humain et la machine et le fait qu’ils se nourrissent l’un de l’autre, de sorte qu’il est difficile de défendre la souveraineté de la volonté humaine qui est au fondement de la conception instrumentale et anthropologique de la technique comme on ne saurait prendre le parti, pourtant intellectuellement et formellement stimulant, de la souveraineté technologique qui développerait un pur isolement et qui viendrait se détacher totalement de l’être humain. Dans Memories center (http://chatonsky.net/memories-center/), il s’agissait que la machine s’inspire de nos rêves pour en créer d’autres qui étaient eux-mêmes illustrés par des images glanées automatiquement sur le réseau. L’automatisation étant ici synonyme de décalages producteurs d’un onirisme d’un nouveau genre.

On pourrait tisser bien d’autres liens entre la problématique de l’imagination artificielle et mes productions passées, mais ce qui importe est de voir combien les différentes étapes de mon travail m’ont amené de façon cohérente d’une imagination générée aléatoirement, morphologiquement puis par apprentissage (http://chatonsky.net/nln/). Ainsi, ce qu’on pourrait nommer le DESTIN d’une œuvre, si le mot destin n’était pas entaché d’un tel sérieux, peut converger avec le destin d’un contexte technologique en tant que celui-ci est le symptôme de l’Histoire. Ce contexte opère comme un point de convergences entre la matière et l’esprit.

Sans doute me faut-il aller plus loin et avancer que l’imagination artificielle touche à quelque chose qui préexiste même à ma carrière artistique en tant que corpus d’œuvres constituées. Un AFFECT D’EXISTENCE antérieur même à la mémoire.

Si beaucoup associe la pratique artistique à l’action d’extérioriser une intériorité et d’exprimer ainsi une vision personnelle dans le monde, mon expérience est toute différente. Il s’agit de laisser advenir le non-encore imaginé par moi en me tournant vers ce que je ne suis pas, des phénomènes trop grands ou trop petits, qui sont dans une relation disproportionnée avec ma perception et ma réflexion. Il ne s’agit pas seulement d’un attrait pour le grand dehors qui pourrait être critiqué comme une ontologie naïve, mais plutôt que ce non-encore imaginé est l’imagination comme telle, bref que je suis hanté du dedans du dehors.

Je crois que ce sentiment intime est lié à un décalage que Husserl avait abordé comme conflit des perceptions et Deleuze en écrivant : « JE est un autre, ou le paradoxe du sens intime » (DR, 116). Le paradoxe est celui-là : « L’activité de la pensée » est celle d’un être réceptif, donc passif, qui se représente cette activité plus qu’il ne l’agit : une activité pensée, presque rêvée, pas réelle : celle d’un Autre en lui. C’est par lui que la subjectivité cesse d’être une intériorité et que le plus intérieur devient le plus anonyme. C’est pourquoi l’imagination est toujours déjà artificielle et comme distancée d’elle-même. Cette altérité qui brouille les limites entre l’intériorité et l’extériorité est aussi en jeu dans l’empirisme transcendantal. Ce dernier consiste dans le fait que nous pouvons expérimenter les conditions de possibilités de l’expérience dans l’expérience même. C’est précisément ce qui se passe dans une exposition. Nous ne sommes pas impressionné par les œuvres, mais nous nous penchons sur cette impression, nous la réfléchissons, elle se dédouble, la relation entre l’effectif et le possible est renversée. Or qu’est-ce donc que la technique et l’artifice, Klossowski aurait parlé de simulacre, si ce n’est l’effectivité du possible ? C’est en ce point où se lie la question de la technique, de l’imagination, de l’expérience et du transcendantal que l’imagination artificielle s’élève à un sens qui va par-delà la simple innovation technique que la Silicon Valley promeut. C’est aussi en ce nœud qu’elle touche au cœur même, anonyme et distant, de mon existence et qu’elle commence à prendre forme dans « Terre Seconde ».