IA comme projet d’alt.autonomie / AI as a project of alt.autonomy

Lorsque j’expose à quelqu’un ce que je fais avec ladite « intelligence artificielle », la réaction ne se fait pas attendre : on me demande si ça marche tout seul et par une telle question on semble attendre la confirmation de la réalité du fonctionnement attendu. Dans cette réaction se mélange l’ignorance envers le fonctionnement réel de l’induction statistique, des croyances magiques et, c’est le point que j’aimerais souligner, l’impression vague qu’avec l’IA il s’agirait en fin de compte d’autonomie.

Loin de mépriser ce sentiment du sens commun, j’aimerais penser que cette question de l’autonomie, même si elle n’est pas consciente de ses conditions d’élaboration, est le symptôme d’une stratification historique dont la doxa est l’expression indirecte.

Pourquoi estimons-nous, sans trop y penser et avant même de penser à vrai dire, que l’IA est autonome alors même que toute connaissance en ce domaine devrait mener à estimer l’inverse ? Qu’est-ce qui lie l’IA au destin de l’autonomie ?

Si la question de l’autonomie est complexe et que je ne saurais ici rendre justice à sa problématicité historique (et il y a une habitude aujourd’hui à caricaturer et à simplifier à l’extrême la modernité occidentale en en occultant toute ambivalence), on peut l’aborder comme la jointure entre les questions de la rationalité et de la liberté : la raison comme détachement des conditions matérielles et la liberté comme détachement des déterminations causales. L’autonomie est un projet d’émancipation anthropologique. Comment se libérer du déterminisme et introduire, par la volonté, un événement imprévisible et libre ? Comment détacher l’être humain du reste (et faire de ce reste, c’est-à-dire de la Terre, une zone périphérique et exploitable) ?

Bien sûr, il faudrait en toute rigueur montrer que, dans le champ philosophique, cette question a été abordée de façon multiple et contradictoire, que certains, tel Spinoza, ont estimée au contraire que la liberté c’est la compréhension de la nécessité. Il y a toute une tradition relationnelle et de l’hétéronomie plutôt que de l’autonomie, mais il me semble que l’émancipation politique a été, au moins en France et sans doute moins dans le monde anglo-saxon, une question d’autonomisation qui occultait ses conditions de domination et d’exclusion de genre, d’ethnie ou d’autres groupes, jusqu’au point où cette occultation a mis en cause la notion même d’émancipation.

Plusieurs raisons ont mené à douter de notre capacité à nous émanciper et à devenir autonome. Ce doute quant à l’autonomie politique concernait la liberté et a entraîné le développement de l’autre part de l’autonomie, celle de la raison. Il serait trop long ici de déployer le chemin entre la raison, la logique formelle et la cybernétique puis l’informatique, mais envisageons que l’ordinateur, cette « boîte noire » soit une incarnation de l’autonomie de la raison. On créait par cette boîte un monde d’expériences autonomes, parfaitement réitérables, pouvant s’incrémenter encore et encore alors que dans le domaine des sciences expérimentales, la physique quantique faisait vaciller cette certitude de la répétition. Alors que le monde des phénomènes se complexifiait et en se mondialisant, devenait de plus en plus hétéronome et relationnel, un autre monde se développait juste sur ses bords, le monde des machines calculantes qui devenait un monde autonome.

Les datacenters sont un bon exemple de cette autonomie qui mêle rationalité et matérialité : ce sont des lieux ultra-sécurisés où les événements extérieurs sont considérés comme des perturbations à exclure. Grille en métal, fenêtre pare-balles, zones confinées, ce sont des lieux autonomes.

Dès lors, l’IA apparaît comme une autonomie alternative à l’autonomie anthropologique vouée à l’échec. Ce que nous ne pouvons pas être, l’IA l’est, du moins fantasmatiquement. Ceci prend une forme particulière dans le champ artistique où on demande à l’IA d’incarner une figure très classique de l’artiste : pur créateur qui serait autonome, et qui entre en contradiction avec la réalité des pratiques artistiques contemporaines. C’est aussi pour cette raison qu’à de rares exceptions, le « neuralart » ou le « ganism » produit une esthétique kitch qui loin d’ouvrir de nouvelles possibilités plastiques constitue le pastiche de l’art du sens commun. Ce sont le plus souvent des pseudo-peintures qui semblent remonter dans le temps de l’histoire de l’art plutôt que d’ouvrir des possibles. La question esthétique, que je laisse en suspend, devient celle de la relation entre autonomie et possibles.

When I explain to someone what I do with the so-called “artificial intelligence”, the reaction is not long in coming: I am asked if it works on its own and by such a question one seems to wait for confirmation of the reality of the expected functioning. In this reaction is mixed ignorance about the real functioning of statistical induction, magical beliefs and, this is the point I would like to emphasize, the vague impression that with AI it would ultimately be a matter of autonomy.

Far from scorning this sense of common sense, I would like to think that this question of autonomy, even if it is not conscious of the conditions under which it is elaborated, is the symptom of a historical stratification of which the doxa is the indirect expression.

Why do we consider, without thinking too much about it and even before actually thinking about it, that AI is autonomous when any knowledge in this field should lead to the opposite estimation? What links AI to the destiny of autonomy?

If the question of autonomy is complex and I cannot do justice here to its historical problematicity (and there is a habit today of caricaturing and oversimplifying Western modernity by hiding all its ambivalence), it can be approached as the junction between the questions of rationality and freedom: reason as detachment from material conditions and freedom as detachment from causal determinations. Autonomy is a project of anthropological emancipation. How can one free oneself from determinism and introduce, through the will, an unpredictable and free event? How to detach the human being from the rest (and to make this rest, that is to say, from the Earth, a peripheral and exploitable area)?

Of course, it should be rigorously shown that, in the philosophical field, this question has been approached in a multiple and contradictory way, that some, such as Spinoza, have estimated on the contrary that freedom is the understanding of necessity. There is a whole tradition of relationality and heteronomy rather than autonomy, but it seems to me that political emancipation has been, at least in France and no doubt less so in the Anglo-Saxon world, a question of empowerment that has obscured its conditions of domination and exclusion of gender, ethnicity or other groups, to the point where this obscuring has called into question the very notion of emancipation.

Several reasons have led to doubts about our ability to emancipate and become autonomous. This doubt about political autonomy concerned freedom and led to the development of the other side of autonomy, that of reason. It would be too long here to go down the path between reason, formal logic and cybernetics and then computing, but let us consider that the computer, this “black box”, is an embodiment of the autonomy of reason. Through this box, a world of autonomous experiments was created, perfectly repeatable and capable of being incremented again and again, whereas in the field of experimental science, quantum physics made this certainty of repetition waver. As the world of phenomena became more and more complex and, as it became globalized, became more and more heteronomous and relational, another world developed just on its edges, the world of calculating machines, which became an autonomous world.

Data centers are a good example of this autonomy that mixes rationality and materiality: they are ultra-secure places where external events are considered as disturbances to be excluded. Metal grills, bullet-proof windows, confined areas, they are autonomous places.

From then on, AI appears as an alternative autonomy to anthropological autonomy doomed to failure. What we cannot be, AI is, at least fantastically. This takes a particular form in the artistic field where AI is asked to embody a very classical figure of the artist: a pure creator who would be autonomous, and who contradicts the reality of contemporary artistic practices. It is also for this reason that, with rare exceptions, “neuralart” or “ganism” produces a kitschy aesthetic which, far from opening up new plastic possibilities, constitutes the pastiche of common sense art. They are most often pseudo-paintings that seem to go back in time in the history of art rather than opening up new possibilities. The aesthetic question, which I leave hanging, becomes that of the relationship between autonomy and possibilities.