Accident et incident
Si mon intérêt pour le phénomène de l’accident, de l’incident et du bug remonte au commencement même de ma carrière artistique, je dois avouer un regard critique porté sur certaines pratiques du lowtech et du glitch.
Ce n’est pas le fait du hasard si 1994 je fonde un collectif sur Internet qui se nomme Incident. Le choix de cette terminologie était le résultat logique d’un travail universitaire sous la forme d’un mémoire à propos de ce que je nommais l’esthétique incidentelle. Par une telle approche, et en réinterprétant certains des éléments de la pensé heideggerienne, je montrais que l’art faisait souvent dysfonctionner les opérations standards de la technique et ouvrait ainsi un retour de la matérialité de l’objet technique, de sa solitude, de sa résistance à notre volonté et à nos projets. J’essayais par la même de redéfinir la technique non plus seulement d’un point de vue instrumental mais esthétique en montrant que la définition même de la technique devait laisser une place à l’arrêt, au suspens, à l’interruption, et ne devait pas seulement comme c’est habituellement le cas se comprendre comme un fonctionnement pur accidentellement et ponctuellement arrêté par des événements extérieurs nommés accidents.
Cette tension originelle entre technique et interruption, entre flux fonctionnel et suspens révélateur : n’est-elle pas au cœur même de notre expérience contemporaine ? La technique ne se donne-t-elle pas à nous dans ce battement rythmique entre l’oubli de sa présence, lorsqu’elle fonctionne parfaitement, et la brutalité de son apparition, lorsqu’elle défaille ? Cette pulsation fondamentale entre la transparence de l’usage et l’opacité de la panne constitue peut-être l’horizon phénoménologique de notre rapport aux objets techniques. Étrange dialectique où l’objet n’accède pleinement à l’existence que dans sa défaillance, où sa présence ne s’impose véritablement que dans l’interruption de sa fonction. L’incident révèle ainsi non seulement la matérialité oubliée de l’objet, mais aussi notre propre dépendance à son égard, l’entrelacement complexe de nos existences avec ces prolongements techniques que nous finissons par incorporer à notre être-au-monde.
Il serait trop long ici de redéployer l’ensemble de l’argumentation que j’avais développée voilà près de 20 ans. Je souhaite simplement remarquer qu’il s’agit là dans ma démarche d’un point de départ, d’un élément fondamental est structurel : comprendre l’art comme un incident. D’où me vient alors ce doute, ce regard critique et distancé par rapport à des pratiques qui au premier abord pourraient sembler relever justement de cette esthétique? Ces dernières années n’avons-nous pas vu la victoire et la quasi généralisation de formes esthétiques reprenant les accidents propres à la technique? Quelle est la signification de cette victoire de l’incident et pourquoi, au premier abord, la plate-forme Incident n’a pour ainsi dire jamais fait usage d’une telle esthétique?
Cette prolifération contemporaine d’une esthétique de l’accident ne nous invite-t-elle pas à réfléchir sur les paradoxes de l’institutionnalisation de la rupture ? Comment l’interruption peut-elle devenir norme, comment la défaillance peut-elle se transformer en standard esthétique ? N’y a-t-il pas quelque chose de profondément contradictoire dans cette normalisation de l’anormal, dans cette codification du dysfonctionnement ? Les arts numériques, en particulier, semblent avoir adopté avec une étrange unanimité les codes visuels de l’erreur, du bug, du glitch – comme si l’identité même de ces pratiques artistiques reposait sur cette référence constante à la défaillance technique. Mais que reste-t-il de la puissance de disruption de l’incident lorsqu’il devient signature stylistique, effet reconnaissable, procédé reproductible ? L’accident, en devenant prévisible, ne perd-il pas précisément ce qui faisait sa force – sa capacité à nous surprendre, à interrompre le flux de nos attentes, à révéler l’impensé de nos relations aux machines ?
Mon hypothèse c’est que ce qu’il est convenu de nommer l’esthétique du bug et du glitch est une manière détournée de réduire la puissance du phénomène accidentel. Par phénomène accidentel, j’entends l’expérience réelle d’une suspension instrumentale, d’un dysfonctionnement technologique, quand la machine ne marche plus et que nous y faisons face. Cette expérience montre une technique inutile, que l’on ne parvient plus à oublier dans son usage et qui ainsi revient dans sa matérialité la plus matérielle : un amas de fils, de plastique, presque rien, mais ce presque rien insiste, nous énerve. Quelque chose qui ne sert à rien, qui ne se soumet plus à nos désirs instrumentaux, existe dans une certaine forme de solitude qui nous résiste. Alors qu’en est-il de cette esthétique contemporaine de l’incident? Le premier point que j’aimerais remarquer est l’incroyable standardisation de cette esthétique. En effet, la plupart des oeuvres qui utilisent le bug reprennent exactement les mêmes formes. Le glitch est presque devenu une marque de fabrique chez certains, un style que l’on peut utiliser à l’envi par exemple dans des peintures. Ou encore, les jeux de caractères de l’ASCII sont devenus un lieu commun des arts numériques. Des artistes différents mais des formes plastiques qui se ressemblent : c’est-à-dire une nouvelle forme d’académisme et de conformisme esthétique. Il y a là un paradoxe évident car l’accident qui devrait nous surprendre, nous étonner, nous déstabiliser, devient dans ce cadre artistique quelque chose de convenu. D’ailleurs pour beaucoup l’art numérique est reconnaissable par cette esthétique. Le paradoxe c’est donc que ce qui devrait déstabiliser la forme et notre capacité à reconnaître quelque chose comme cette chose, produit exactement l’inverse.
Cette standardisation de l’accident ne traduit-elle pas une forme subtile de domestication de l’imprévisible ? En réduisant la défaillance à ses manifestations visuelles les plus reconnaissables – lignes brisées, distorsions chromatiques, fragmentation de l’image –, l’esthétique du glitch ne nous protège-t-elle pas, en réalité, de la véritable expérience de l’incident ? Car l’incident authentique ne se donne jamais comme spectacle détaché : il nous implique, nous déstabilise, nous confronte à la fragilité de nos dispositifs techniques et, par extension, à notre propre vulnérabilité. L’incident véritable interrompt le flux de nos activités, suspend momentanément notre rapport instrumental au monde, nous oblige à faire face à cette altérité têtue des objets techniques qui, soudain, refusent de se plier à nos intentions. Dans cette confrontation, quelque chose d’essentiel se révèle, qui touche à notre condition même d’êtres techniquement médiatisés : cette dépendance fondamentale à des dispositifs dont le fonctionnement nous échappe largement, cette intrication de notre existence avec des objets qui, loin d’être de simples instruments, participent activement à la constitution de notre monde.
Mais l’esthétique standardisée du glitch nous offre précisément le contraire : une expérience maîtrisée, prévisible, sans danger réel – un simulacre d’incident qui nous permet de jouir du spectacle de la défaillance sans en subir les conséquences effectives. Le bug devient ornement, la panne se fait motif décoratif, l’erreur se transforme en effet stylistique. Cette réduction de l’incident à sa dimension formelle ne constitue-t-elle pas une neutralisation de sa puissance disruptive, une manière d’apprivoiser ce qui, dans la défaillance technique, nous confronte à l’inquiétante étrangeté des objets qui peuplent notre quotidien ?
C’est sans doute qu’il existe au moins deux significations à l’esthétique incidentelle. Il y a d’un côté, ces formes convenues d’accidents qui reprennent la superficialité de l’apparaître accidentel. Il n’est pas très difficile de faire une peinture avec un écran d’ordinateur à l’arrêt ou encore avec la simulation d’une défaillance de la carte graphique. On s’attache alors ici simplement à la forme de l’accident et comme il s’agit d’accidents technologiques ceux-ci sont dans leur forme relativement standardisée. On peut trouver d’ailleurs sur Internet des véritables catalogues d’accidents. Il y a aussi d’autres accidents que pour distinguer des premiers je nommerai incidents : il ne s’agit plus de s’attacher à l’image que prend un bug mais à l’expérience que nous en faisons et à la résistance matérielle que nous impose l’objet. Dès lors, l’incident pour être incident n’a absolument plus à ressembler à un accident tel que nous le voyons apparaître. Par ailleurs, en concevant l’incident comme une expérience sentimentale, existentielle, quelque chose de vivant en nous et hors de nous, il devient aussi possible de relier les incidents technologiques aux incidents existentiels tels que les séparations, la mortalité, la maladie, ou simplement les sentiments qui nous traversent quotidiennement et qui sont incertains. C’est cette seconde force de l’incident qui m’a toujours intéressé parce qu’elle ne se limite pas à la technique en tant que technique, elle est la technique en tant que relations et absences de relation à ce que nous sommes ou à ce que nous croyons être. Et je ne peux m’empêcher, lorsque je vis un incident de penser cette expérience plutôt que d’être simplement fasciné par des rayures sur l’écran, des pixels ou d’autres formes encore. Il y a là quelque chose entre la forme et la matière, une étrange dialectique dans laquelle la forme accidentelle est finalement une forme idéale de l’accident, c’est-à-dire une idéalité qui comme par hasard devient dans le domaine des arts extrêmement normalisée et grégaire. Alors que, de l’autre côté, il y a quelque chose de plus confus, de plus profond mais finalement qui est beaucoup plus en surface, profond donc parce que inapparent alors que toujours présent, et c’est l’expérience existentielle de l’incident. Dans différents travaux menés au début des années 2000, ce sont ces incidents qui sont indissociablement existentiels et technologiques, que j’ai essayé d’aborder parce que les conditions de l’expérience affective, amoureuse, interhumaine, ont été profondément bouleversées, structurellement transformées par les technologies et par une certaine phénoménologie de l’incident. Ou encore, Notre mémoire (2011) est une tentative pour mettre en scène cette amnésie numérique, cet incident du disque dur qui nous laisse vide, oublieux, désemparé.
Cette distinction entre accident et incident ne nous invite-t-elle pas à repenser en profondeur les rapports entre technique et existence ? Si l’accident reste cantonné à la sphère des objets techniques, l’incident, lui, se déploie à l’intersection du technique et de l’existentiel, là où la défaillance du dispositif révèle ou intensifie notre propre fragilité. L’incident n’est plus simplement une interruption dans le fonctionnement de la machine : il devient une brèche dans le tissu même de notre expérience, un moment où la technique, en défaillant, nous découvre à nous-mêmes comme êtres vulnérables, dépendants, mortels. En ce sens, la panne informatique qui nous fait perdre des années de travail, la défaillance du smartphone qui nous coupe soudain de notre réseau social, l’erreur algorithmique qui bouleverse notre quotidien – tous ces moments où la technique nous trahit ne sont-ils pas aussi, et peut-être surtout, des révélateurs de notre condition techniquement médiée ?
Cette dimension existentielle de l’incident ne demande-t-elle pas, dès lors, une approche artistique radicalement différente de celle qui prévaut dans l’esthétique standardisée du glitch ? Non plus la reproduction des formes visuelles de la défaillance, mais l’exploration des affects, des émotions, des déstabilisations psychiques que provoque l’incident technique. Non plus le bug comme motif esthétique, mais comme opérateur de sens, comme révélateur des fragilités et des dépendances qui structurent notre être-au-monde contemporain. Une telle approche ne peut se contenter de reproduire les apparences de l’accident : elle doit créer des dispositifs qui nous confrontent véritablement à l’expérience de la défaillance, qui nous plongent dans cet entre-deux troublant où l’objet technique, en cessant de fonctionner, révèle son inquiétante étrangeté et, par là même, la précarité de notre condition technologique.
Il ne s’agit pas pour moi d’être trop réactif par rapport à cette esthétique de l’accident qui est devenu un lieu commun, un cliché, une marque de fabrique. Il s’agit seulement de souligner que cette esthétique ne saurait servir de normes et de modèle de reconnaissance à l’art numérique. Il n’y a art, il ne devrait y avoir, aucune norme formelle, esthétique, éthique s’imposant à tous, mais simplement des oeuvres singulières qui ne sont le paradigme d’aucune autre oeuvre, parce qu’en la matière un paradigme est finalement une forme autoritaire. Dès lors, on retrouve cette division entre l’esthétique de l’accident et l’esthétique de l’incident. La première ressemble à la forme de l’accident mais ne s’attache qu’à des standards et qu’à des effets de ressemblance. On perd au passage l’expérience de la défaillance. Finalement elle transforme l’expérience vivante de l’incident dans le cliché de l’accident. Elle contre-investit la déstabilisation traumatique de l’incident par la reconnaissance de l’accident, par une forme commune. L’esthétique de l’incident, pour sa part, est une exploration à chaque fois renouvelée de la phénoménologie et de l’expérience de l’incident, de sorte qu’elle ne peut pas en termes formels produire des oeuvres qui se ressemblent, qui utilisent la même apparence, les mêmes “trucs”. Elle prend en compte cette expérience dans sa temporalité qui palpite entre la fonction et l’interruption et en ce sens elle est un flux variable, alors que l’accident arrête le temps et ne montre qu’un accident figé, hors du temps, sans défaillance et devient alors un flux absolu. La genèse individuante est effacée au profit du résultat.
Cette distinction entre esthétique de l’accident et esthétique de l’incident ne nous ramène-t-elle pas, finalement, à des questions fondamentales sur la nature même de l’expérience artistique ? Car ce qui se joue dans cette opposition, n’est-ce pas aussi deux conceptions radicalement différentes du rapport entre art et expérience ? D’un côté, une approche qui privilégie la forme, l’apparence, la surface visible des phénomènes – approche qui trouve son aboutissement dans la réduction de l’incident à sa signature visuelle, à son “look” reconnaissable. De l’autre, une démarche qui s’attache à l’expérience elle-même, à sa dimension temporelle, à sa puissance de déstabilisation – démarche qui refuse précisément de figer l’incident dans une forme achevée, qui cherche plutôt à en préserver le caractère dynamique, processuel, vivant.
En ce sens, l’esthétique de l’incident ne constitue-t-elle pas une tentative pour maintenir ouverte la brèche que tout véritable incident opère dans le tissu de nos habitudes perceptives et cognitives ? Une manière de préserver cette suspension momentanée de nos cadres d’interprétation habituels, cette ouverture fugitive sur une autre manière d’être au monde ? Car l’incident authentique n’est jamais seulement une forme : il est d’abord et avant tout une expérience temporelle, un événement qui interrompt le flux de nos activités quotidiennes et nous confronte à l’étrangeté fondamentale de ce qui nous entoure. Et c’est précisément cette dimension temporelle, événementielle, processuelle que l’esthétique standardisée du glitch tend à neutraliser en réduisant l’incident à sa trace visuelle, à son résultat figé.
Dès lors, ne pourrait-on pas voir dans l’esthétique de l’incident une tentative pour retrouver quelque chose de la puissance originelle de l’art – non pas comme production d’objets esthétiques destinés à la contemplation, mais comme création d’expériences qui transforment notre rapport au monde ? Une manière de renouer avec cette capacité propre à l’art de nous désinstaller momentanément de nos habitudes perceptives, de suspendre nos automatismes interprétatifs, de nous ouvrir à d’autres manières de sentir, de percevoir, de comprendre ? Car l’incident, dans sa dimension existentielle, n’est-il pas précisément ce qui nous arrache à la familiarité du quotidien pour nous confronter à l’étrangeté fondamentale du monde – étrangeté que l’habitude et la routine tendent constamment à nous faire oublier ?
L’esthétique de l’incident nous invite ainsi à penser l’art non plus comme simple production de formes, mais comme création d’événements qui interrompent le flux de notre expérience ordinaire et nous ouvrent à une autre dimension du réel. Non plus comme représentation ou simulation de la défaillance, mais comme mise en œuvre effective d’une forme de défaillance contrôlée, d’une suspension délibérée de nos cadres habituels d’interprétation. Une telle conception de l’art ne saurait se satisfaire de la répétition de formes standardisées, de l’application de recettes éprouvées : elle exige au contraire une invention permanente, une exploration sans cesse renouvelée des multiples manières dont notre rapport techniquement médié au monde peut être momentanément suspendu, détourné, réinventé.
Ainsi, loin d’être une simple critique d’un certain académisme des arts numériques, la réflexion sur l’esthétique de l’incident nous ouvre peut-être à une conception plus fondamentale, plus exigeante, plus vivante de ce que peut être l’art à l’ère technologique : non pas simulation ou représentation de nos rapports aux machines, mais transformation effective de ces rapports ; non pas contemplation distante des accidents techniques, mais expérience vécue de la défaillance comme révélatrice de notre condition technologique.