I

Il n’y aura ni obligation de création ni obligation de production artistique. Ce principe s’impose comme une évidence troublante, oscillant entre libération et abandon. La création, par essence mouvement fluide de l’être vers l’expression, se trouve confrontée au paradoxe de sa propre négation : comment concevoir l’acte créateur lorsqu’il est délié de toute nécessité ? Il peut en effet arriver que l’étudiant traverse une période creuse et/ou de réflexion, moments suspendus où l’être créatif se replie sur lui-même, non par tarissement mais par sédimentation intérieure. Ces phases d’apparente stérilité contiennent pourtant les germes invisibles des œuvres futures, semblables aux fleuves souterrains qui, sans qu’on les voie, continuent d’éroder la pierre et de façonner le paysage.

L’obligation normalement faite en ce domaine entraîne une artificialité et un caractère désagréable de création. Quelle étrange contradiction : vouloir par contrainte ce qui ne devrait naître que d’un élan spontané, imposer un cadre rigide à ce qui cherche précisément à s’affranchir des cadres. La violence symbolique de cette injonction ne se manifeste-t-elle pas dans le malaise ressenti par l’étudiant sommé de produire ? Ce qui devrait être flux devient alors barrage ; ce qui devrait être jaillissement devient écoulement contrôlé. La première castration consiste donc dans cet impératif à produire qui implique une soumission de la création individuelle à l’ordre supérieur d’une loi générale. L’expression se trouve amputée de sa dimension essentielle : celle de surgir selon son propre rythme, selon ses propres nécessités intérieures.

Le temps de l’art n’est pas le temps institutionnel : il connaît des accélérations fulgurantes et des ralentissements contemplatifs. Il avance par méandres et détours, jamais en ligne droite. La temporalité académique, avec ses échéances et ses évaluations périodiques, impose une linéarité étrangère au processus créatif authentique. Comment réconcilier ces deux régimes temporels antagonistes ? Entre le temps cyclique de la création et le temps rectiligne de l’institution s’ouvre un gouffre que l’étudiant doit apprendre à enjamber, perpétuellement tiraillé entre fidélité à son rythme intérieur et conformité aux attentes extérieures.

Afin de pouvoir répondre à une chronologie notative, on proposera un certain nombre d’exercices de remplacement dont la caractéristique commune sera d’être scolaire : lecture, texte, recherche, etc. Subterfuge pédagogique qui substitue à l’impératif de création un impératif d’exécution : ne plus créer mais accomplir, ne plus inventer mais reproduire. Ces exercices, archipel de certitudes dans l’océan d’incertitudes qu’est la création, offrent l’illusoire sécurité du déjà-pensé, du déjà-formulé. L’étudiant s’y réfugie comme dans un abri provisoire, à l’écart des intempéries de la page blanche et des vertiges de la liberté créatrice. N’est-ce pas là reconnaître implicitement l’impossibilité de soumettre l’acte créateur aux exigences de l’évaluation continue ? N’est-ce pas avouer l’échec d’un système qui prétend mesurer l’incommensurable ?

On estimera que le caractère normatif sera autorisé du fait de l’impersonnalité relative de tels exercices. Étrange compromis qui légitime la contrainte par l’absence d’engagement personnel : comme si l’apprentissage pouvait se satisfaire d’une présence absente, d’une participation désengagée. Ces exercices de substitution dessinent en creux la figure d’un étudiant scindé : son corps effectue les gestes requis tandis que son esprit flotte ailleurs, déjà détaché de cette chorégraphie académique dénuée de signification profonde. La normalisation trouve ainsi sa justification dans la neutralisation : neutralisation de la singularité, de l’imprévisibilité, de l’intensité propres à toute démarche créative authentique.

Le flux de la pensée créatrice se trouve alors canalisé dans des voies préétablies, semblable à ces rivières domestiquées dont le cours a été redressé pour faciliter la navigation ou prévenir les inondations. Mais à quel prix ? La domestication du flux naturel n’entraîne-t-elle pas l’appauvrissement des écosystèmes qu’il nourrissait autrefois ? La richesse de l’expression ne réside-t-elle pas précisément dans ses débordements, ses méandres, ses zones troubles et fécondes ? Les exercices scolaires, avec leur caractère balisé et prévisible, offrent certes la sécurité des chemins bien tracés, mais ils privent l’étudiant des découvertes que seuls permettent les sentiers de traverse.

On habituera ainsi les futurs artistes à une certaine vacuité qu’ils retrouveront sans aucun doute au dehors. Prophétie inquiétante qui annonce une continuité entre le vide artificiel de la formation et le vide réel du monde professionnel. L’institution, en préparant ses étudiants non à la plénitude créatrice mais à son absence, remplit-elle vraiment sa mission, ou contribue-t-elle à perpétuer un système fondé sur la production du vide ? Ce vide, qui n’est pas le vide fécond de la méditation orientale où quelque chose peut naître, mais le vide stérile de l’activité sans substance, du geste sans intention, de la forme sans contenu.

La vacuité dont il est question ici revêt plusieurs visages : elle est à la fois l’absence de nécessité intérieure, la déconnexion entre l’acte et son sens, l’évidement du geste créateur réduit à sa dimension technique ou marchande. L’étudiant, progressivement habitué à créer sans désir de création, développe une forme particulière d’aliénation : celle qui consiste à accomplir des actes qui devraient relever de l’intime sans y engager son intimité. Cette dissociation n’annonce-t-elle pas la figure de l’artiste contemporain, souvent contraint de produire selon des logiques qui lui sont étrangères : rythme des expositions, attentes du marché, modes conceptuelles passagères ?

Les flux naturels de la création – impulsion, intuition, obsession, nécessité intérieure – se trouvent ainsi détournés au profit de flux artificiels : calendriers institutionnels, demandes extérieures, tendances du moment. Ce détournement n’est pas sans conséquence sur la nature même de ce qui est produit. Une œuvre née d’une obligation extérieure porte-t-elle en elle la même densité existentielle qu’une œuvre jaillie d’une nécessité intérieure ? Le regard exercé ne sait-il pas reconnaître instantanément cette différence de qualité, cette présence ou cette absence de nécessité qui fait qu’une œuvre nous parle ou nous laisse indifférents ?

Pourtant, au sein même de cette critique se dessine une ambivalence : la contrainte n’est-elle pas aussi, parfois, ce qui permet au créateur de dépasser ses propres limites ? L’histoire de l’art ne nous montre-t-elle pas d’innombrables exemples d’œuvres majeures nées de commandes, donc d’obligations extérieures ? Le paradoxe réside peut-être dans la nature de la contrainte : productive lorsqu’elle offre une résistance féconde, destructrice lorsqu’elle impose un mode d’être étranger à la sensibilité de l’artiste. La distinction cruciale n’est peut-être pas entre liberté et contrainte, mais entre contrainte signifiante et contrainte vide de sens.

L’étudiant en art se trouve ainsi placé devant une contradiction fondamentale : apprendre à créer librement dans un cadre qui, par nature, restreint cette liberté. Comment habiter poétiquement cette contradiction ? Comment faire de cette tension même le lieu d’une réflexion sur l’acte créateur ? Entre la soumission passive aux exigences institutionnelles et le refus radical qui risque l’exclusion, existe-t-il une voie médiane qui permettrait de préserver l’intégrité du geste créateur tout en reconnaissant la nécessité d’un cadre d’apprentissage ?

Peut-être cette tension irrésolue est-elle précisément ce qui donne à l’enseignement artistique sa valeur formatrice : non pas malgré mais grâce à ses contradictions. L’étudiant apprend ainsi à naviguer entre des exigences contradictoires, à maintenir son cap singulier dans un environnement traversé de forces diverses. Cette navigation n’est-elle pas, en définitive, l’apprentissage le plus précieux pour qui se destine à une pratique artistique dans un monde où l’autonomie créatrice doit sans cesse se négocier avec des déterminismes extérieurs ?

La vacuité évoquée plus haut révèle alors sa double nature : menace de dissolution du sens et condition paradoxale d’une lucidité nouvelle. Car c’est peut-être dans l’expérience même du vide imposé que peut naître le désir d’un plein authentique, d’une création qui ne serait plus réponse à une demande extérieure mais affirmation d’une nécessité intérieure irréductible. La traversée du désert institutionnel deviendrait alors l’épreuve initiatique permettant l’émergence d’une voix véritablement personnelle.

Ainsi, dans ce mouvement dialectique entre contrainte et liberté, entre vide et plénitude, se dessine peut-être une pédagogie qui ne serait plus fondée sur l’illusion d’une transmission directe du savoir créer, mais sur la mise en place des conditions – même paradoxales – permettant à chacun de découvrir sa propre nécessité créatrice. Une pédagogie du détour, de l’indirection, qui reconnaîtrait l’impossibilité fondamentale d’enseigner l’art au sens strict, tout en affirmant la possibilité d’accompagner l’émergence d’une singularité artistique.

Le flux pédagogique rejoindrait alors le flux créateur dans une même dynamique : non plus imposer mais proposer, non plus contraindre mais inviter, non plus évaluer mais témoigner. Et dans cet accompagnement attentif aux rythmes singuliers de chacun pourrait se réinventer un espace institutionnel qui ne serait plus contradiction mais condition de la liberté créatrice.