Zone grise
Le débat sur l’IA, et sur l’automatisation des facultés, dont l’imagination, semble s’orienter inexorablement vers un conflit entre les anthropocentriques et les technocentriques. Les premiers refusent aux machines l’intelligence (ou l’imagination) parce que cette dernière serait propre à l’être humain. Les seconds estiment que les machines, un jour proche, seront capables de remplacer la pensée humaine. Ces deux positions sont réversibles d’un point de vue structurel parce qu’elles présupposent toutes les deux une identité et une certaine conception de la représentation en tant que remplacement. Une faculté serait quelque chose, que cette chose soit inhérente et comme encapsulée dans une espèce ou transférable d’une matière à une autre.
Afin de problématiser l’apparente opposition entre ces deux idéologies précritiques, j’aimerais esquisser 4 arguments : la rupture causale, la production des effets, le réalisme relationnel et la technique des possibles. L’objectif de ces 4 arguments est de proposer une zone grise anthropotechnologique permettant de dépasser les conceptions mimétiques.
La rupture causale ou principe de simulation consiste en ce qu’il n’y a pas de ressemblance entre une cause technique et un effet anthropologique. En effet, pour démontrer qu’une machine ne saurait être intelligente, on analyse les fonctionnements logiciels et on conclut que si ceux-ci ne sont pas intelligents, leur résultat ne saurait l’être. Or des causes idiotes peuvent produire des effets intelligents, car l’intelligence n’est pas quelque chose, mais le produit d’une appréhension. Ainsi, on peut avoir une induction statistique comme cause (RNN) et avoir l’effet d’une abduction. Ce n’est pas parce que la machine n’est pas capable d’inventivité, de prise d’initiative ou de capacité à modifier les règles du jeu, qu’on peut en déduire que nous ne ressentirons pas une inventivité, une initiative ou un changement dans les règles. Il suffit que la complexité et la vitesse de fonctionnement de l’induction dépassent notre capacité de perception et d’analyse. L’argument selon lequel un programme informatique ne fait que ce qu’on lui demande et suit un ordre prédéterminé et toujours identique à lui-même semble méconnaître qu’avec des variables, un langage conditionnel et des entrées externes, on peut produire de l’inanticipable. Par ailleurs, l’argument de l’événement comme interruption des règles suppose que l’être humain serait lui capable d’une telle pure événementialité, ce qui semble fort contestable. Il est amusant de voir que pour réfuter l’intelligence des machines on soit dans l’obligation de promulger une liberté absolue de l’être humain comme s’il était extérieur à toutes déterminations.
Ce principe de simulation permet d’obtenir le même effet en changeant de cause, par exemple la vision du relief par deux images. La technique consiste précisément en un tel remplacement causal, de sorte que la question n’est pas que les causes ressemblent aux effets, mais précisément l’inverse. On oublie que le test de Turing est fondé sur l’invisibilité des causes et la production d’effets. Le second principe de la zone anthropotechnologique est performatif et implique une relation de confiance ou de défiance par rapport à la technique. Pierre Cassou-Noguès montre bien qu’il importe peu que les lecteurs de cerveau lisent effectivement nos pensées pour que nous puissions réagir comme si c’était le cas et que cette conséquence ait des effets réels. La vérité n’est pas encapsulée dans les causes techniques, mais produite par un découplage entre causes techniques et conséquences humaines.
Les deux premiers principes s’expliquent par le réalisme relationnel (RR). Alors que les anthropo et les technocentristes estiment que les facultés sont indépendantes des relations et existent en elles-mêmes (ce pour quoi elles sont inhérentes ou ne le sont pas), le RR estime que les parties sont le fruit des relations. Il n’y a pas d’intelligence en soi (ou une autre faculté), il y a une intelligence pour soi (qu’il soit interne, comme dans le cas de la réflexivité, ou externe, comme dans le cas d’une attribution). Je me dis intelligent. Je dis que quel’un est intelligent, et ainsi de suite. L’être humain n’est pas intelligent, mais un être humain peut s’attribuer ou attribuer à un tiers cette faculté. Le RR est cohérent par rapport à la question réflexive et transcendantale.
Les 3 premiers principes permettent de concevoir la technique comme production de possibles et passage entre la pensée et le réel. Le propre de ce passage c’est qu’il est relatif aux éléments mis en jeu (ce pour quoi la créativité ontologique de la Silicon Valley est vide de sens). La technique est une pensée qui devient réelle, elle réalise des choses qui n’existaient pas avant, même si celles-ci sont des déplacements de choses préexistantes. Ainsi, on déplace le geste d’un ouvrier sur un robot. La technique fait apparaître des nouveaux étants dans le monde en réorganisant la matière. C’est pourquoi il est difficile de prévoir ce que peut faire la technique, même si la technique ne peut pas tout faire et qu’elle reste dans les limites des sciences. Du fait de ce rapport de la technique aux possibles, la spéculation est une des méthodes pour approcher la possibilisation. La spéculation n’est pas à entendre au sens de l’idéalisme allemand, mais comme la médiation par la technique entre la pensée et la réalité. Ne faudrait-il pas alors redéfinir la notion de spéculation comme pensant la production limitée et imprédictible de possibles dans le domaine technique ? Cette redéfinition ne permettrait-elle pas d’envisager une relation entre elle et le transcendantal, et un dépassement de leur opposition léguée par l’histoire de la philosophie ? Dans le contexte technologique, la compréhension de la finitude propre à la démarche transcendantale est-elle en opposition avec le rapport d’expression du fini à l’infini de l’idéalisme spéculatif ?