Qu’est-ce que la visualisation des données?
es données, comprises comme un ensemble de signes traduits sur un support à accès non-linéaire, constituent une nouvelle catégorie de phénomènes qui imprègne désormais notre quotidienneté. Cette présence ubiquitaire transforme profondément notre rapport au monde : elle modifie nos modes d’accès à la réalité, reconfigure nos cadres conceptuels et remodèle nos modalités d’action. Face à cette omniprésence, nous recherchons constamment des moyens de représenter ces données qui, bien que nous manipulions et utilisions dans l’ensemble de nos activités professionnelles et récréatives, demeurent paradoxalement illisibles pour nous dans leur forme brute.
Nous assistons aux premiers balbutiements d’un nouveau mode de représentation dont l’originalité mérite d’être interrogée. Quelle est la nature de ces images qui émergent des données ? Relèvent-elles de l’abstraction ou de la figuration ? Comment conceptualiser la différence qui pourrait distinguer la visualisation contemporaine des données de la représentation dans son acception classique ? Ces questions touchent aux fondements mêmes de notre rapport esthétique et épistémologique au monde numérique.
Entre continuité et discrétion
La visualisation des données poursuit un objectif spécifique : rendre sensible, dans l’immédiateté d’un regard, un vaste ensemble d’informations codifiées. Cette ambition implique une transformation ontologique remarquable – la conversion d’unités discrètes (les données binaires) en une perception qui tend vers la plus grande continuité possible. Le flux turbulent des données binaires, discontinu par essence, se trouve traduit en éléments visuels continus – aplats de couleur, formes géométriques, lignes et flèches – qui cherchent à capturer non pas chaque unité isolément, mais les mouvements différentiels qui les traversent et les mettent en relation.
Cette caractéristique différentielle de la visualisation signale une rupture avec la représentation classique. Là où cette dernière visait traditionnellement à figurer des objets ou des événements dans leur individualité, la visualisation contemporaine s’attache à rendre perceptibles des tendances, des corrélations, des écarts – en somme, des relations qui n’existent qu’à l’échelle de l’ensemble. Par cette opération, elle accomplit un paradoxe : pour rendre les données lisibles, elle ajoute des données aux données, puisqu’elle-même se constitue comme un nouvel ensemble de données structurées selon des principes de lisibilité visuelle.
Cette approche s’ancre profondément dans une pensée géométrique, mobilisant points et vecteurs assemblés en lignes pour donner forme à l’informe. Cette géométrisation des données invite à s’interroger sur ce qu’on pourrait nommer une seconde origine de la géométrie, distincte de celle analysée par Husserl. Il ne s’agit plus ici d’une géométrie qui émergerait de l’abstraction du monde sensible, mais d’une géométrie qui s’applique à un matériau déjà abstrait – les données numériques – pour lui conférer une sensibilité accessible à notre perception.
L’effacement comme condition de lisibilité
Ce processus de visualisation repose sur un paradoxe fondamental : pour rendre les données lisibles, il faut précisément effacer leur nature propre, dissimuler leur discrétion constitutive (tant au sens de leur discontinuité que de leur caractère séparé). C’est dans cet effacement même, dans cette oblitération de leur multiplicité atomique, que les données deviennent enfin accessibles à notre compréhension. Les données, dans leur matérialité première, résistent à la lecture humaine directe. Si l’on remonte à leur originarité binaire, au code machine qui constitue leur substance primitive, elles se révèlent comme des signes asignifiants défilant à une vitesse qui excède radicalement les capacités perceptives humaines.
Cette inaccessibilité fondamentale des données dans leur état natif signe ce que Bernard Stiegler a identifié comme l’externalisation de certains processus de lecture vers les machines. Le code machine apparaît ainsi comme la première écriture véritablement inhumaine – non pas simplement parce qu’elle serait produite par des machines, mais plus essentiellement parce qu’elle n’est pas destinée à être lue par des humains. Cette écriture inhumaine constitue le socle invisible sur lequel reposent nos interactions avec le monde numérique.
La visualisation doit donc nécessairement passer par l’effacement pour rendre sensible et compréhensible. Elle doit oublier, dissimuler, effacer le référent précisément parce que celui-ci se présente comme un langage et s’inscrit dans une temporalité de traitement qui dépassent fondamentalement les facultés perceptives humaines. Cette nécessité de l’effacement n’est pas accidentelle ou contingente, mais relève de la structure même de notre rapport aux données numériques.
L’inaccessibilité esthétique comme principe fondateur
L’informatique dans son ensemble se fonde sur ce principe que l’on pourrait nommer “inaccessibilité esthétique” : c’est précisément parce que l’ordinateur sait coder, encoder et décoder des signes si discrets qu’ils en deviennent insignifiants pour nous (réalisant ainsi le principe d’équivalence généralisée de la numérisation), et parce qu’il effectue ces opérations à une vitesse incommensurable avec notre temporalité perceptive, qu’il peut nous offrir des fonctionnalités qui excèdent radicalement les capacités humaines.
Cette inaccessibilité n’est pas un défaut qu’il faudrait surmonter, mais le principe même qui rend possible la puissance computationnelle. La machine n’est pas puissante malgré cette inaccessibilité, mais précisément en raison d’elle. Elle opère dans un régime de signes et selon une temporalité qui échappent structurellement à notre appréhension directe, et c’est cette étrangeté fondamentale qui lui confère sa capacité à traiter l’information d’une manière qualitativement différente de la nôtre.
La visualisation des données apparaît dès lors comme le symptôme esthétique d’un monde en gestation autour de nous, par nous, mais qui dépasse nos capacités perceptives et cognitives. Elle témoigne de l’émergence de ce monde des données, de ce flux ininterrompu qu’aucun regard humain ne peut déchiffrer directement, mais que les machines interconnectées encodent et décodent, traduisent et transduisent, font circuler comme l’écho perpétuel d’une vague qui ne cesse de revenir.
Entre abstraction et figuration : un nouveau régime de l’image
Cette situation soulève une question fondamentale concernant le statut des visualisations de données dans le champ des images : relèvent-elles de l’abstraction ou de la figuration ? La réponse n’est pas univoque et révèle la complexité ontologique de ces nouvelles formes visuelles.
D’un côté, ces visualisations semblent relever de l’abstraction dans la mesure où elles ne représentent pas des objets du monde sensible, mais des relations, des tendances, des corrélations qui n’ont pas d’existence physique autonome. Elles ne figurent pas des choses, mais des rapports entre les choses, des dynamiques invisibles qui traversent les ensembles de données. En ce sens, elles s’apparentent aux démarches de l’abstraction picturale qui cherchait à s’émanciper de la figuration pour explorer des relations formelles pures.
D’un autre côté, ces visualisations conservent une dimension référentielle : elles renvoient bien à quelque chose qui existe, même si cette existence se situe dans le régime particulier des données numériques. Elles ne sont pas des compositions arbitraires ou expressives, mais des traductions visuelles d’informations structurées selon des règles précises. En ce sens, elles maintiennent un rapport de figuration, non pas avec des objets sensibles, mais avec des ensembles informationnels.
Cette ambivalence constitutive suggère que les visualisations de données inaugurent peut-être un nouveau régime de l’image, qui ne serait ni purement abstrait ni simplement figuratif, mais qui établirait un mode de référentialité inédit. Ces images ne représentent pas le monde visible, mais elles ne sont pas non plus détachées de toute référence ; elles figurent un invisible qui n’est pas de l’ordre du spirituel ou du conceptuel pur, mais qui relève de cette nouvelle catégorie ontologique que constituent les données numériques.
La géométrisation comme stratégie de lisibilité
La prévalence des formes géométriques dans les visualisations de données n’est pas fortuite mais répond à une exigence fondamentale de lisibilité. La géométrie offre un langage visuel suffisamment abstrait pour s’appliquer à des données de nature diverse, tout en conservant une structure assez rigoureuse pour permettre des comparaisons et des mises en relation. Les formes géométriques – points, lignes, surfaces, volumes – constituent un vocabulaire visuel minimal qui peut s’adapter à la représentation de phénomènes extrêmement variés.
Cette géométrisation opère comme une réduction nécessaire de la complexité. Face à la prolifération potentiellement infinie des données, les formes géométriques imposent un principe d’économie visuelle qui permet de saisir des patterns, des régularités, des anomalies. Elles instaurent un ordre dans le chaos potentiel des données brutes, transformant l’indistinct en structures identifiables.
Par cette opération, la visualisation de données renoue paradoxalement avec certaines ambitions de la perspective renaissante : elle cherche à ordonner le visible selon des principes mathématiques, à soumettre la multiplicité sensible à des règles de composition qui en permettent la maîtrise intellectuelle. Mais là où la perspective classique s’appliquait à un monde déjà perceptible, qu’elle restructurait selon des lois géométriques, la visualisation contemporaine s’attaque à un invisible qu’elle doit simultanément structurer et rendre perceptible.
La visualisation comme traduction et trahison
Toute visualisation de données implique nécessairement une forme de traduction, avec ce que cela comporte de gains et de pertes. Traduire les données en formes visuelles, c’est inévitablement trahir quelque chose de leur nature originelle, de leur complexité intrinsèque, de leur richesse informationnelle. Cette trahison n’est pas accidentelle mais constitutive du processus même de visualisation.
La visualisation implique toujours des choix : quelles dimensions des données mettre en évidence, quelles relations souligner, quelles échelles adopter, quelles variables visuelles (couleur, forme, taille, position) associer à quelles propriétés des données. Ces choix ne sont jamais neutres ; ils reflètent des priorités, des hypothèses, parfois des biais. Ils déterminent ce qui sera visible et ce qui restera invisible, ce qui apparaîtra comme significatif et ce qui semblera négligeable.
Cette dimension interprétative de la visualisation nous rappelle qu’elle n’est jamais une simple fenêtre transparente sur les données, mais toujours une construction, une mise en forme qui engage des décisions esthétiques et épistémologiques. En ce sens, la visualisation partage avec toute représentation cette tension entre fidélité et transformation, entre transparence et opacité.
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La visualisation des données émerge comme une pratique esthétique singulière, qui répond aux défis spécifiques de notre environnement informationnel contemporain. Face à des flux de données qui excèdent fondamentalement nos capacités perceptives et cognitives, elle développe des stratégies visuelles qui permettent de rendre sensible l’insensible, de donner forme à l’informe, de ralentir le trop rapide.
Cette pratique engage une dialectique complexe entre visibilité et invisibilité, entre continuité et discontinuité, entre abstraction et figuration. Elle nous invite à repenser nos catégories esthétiques traditionnelles pour appréhender ces nouvelles formes visuelles qui ne représentent pas tant des objets que des relations, pas tant des substances que des flux.
La visualisation des données apparaît ainsi comme le symptôme d’une mutation plus fondamentale de notre rapport au monde, désormais médiatisé par ces flux de données qui nous traversent et nous constituent. Elle témoigne de notre besoin de développer de nouveaux modes de sensibilité adaptés à cette condition numérique qui est désormais la nôtre – une sensibilité capable de percevoir ce qui, par nature, échappe à la perception humaine immédiate.
En ce sens, la visualisation des données ne relève pas simplement d’une technique de représentation parmi d’autres, mais constitue peut-être l’une des formes esthétiques les plus caractéristiques de notre époque – une époque où le monde devient de plus en plus lisible pour les machines et de moins en moins directement accessible à notre perception. Elle incarne notre tentative de maintenir un rapport sensible à ce qui, par sa nature même, tendrait à se soustraire à notre sensibilité.
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« Lev Manovich » Blog Archive » new article “What is Visualization?” » [En ligne]. . Disponible sur : URL < http://manovich.net/2010/10/25/new-article-what-is-visualization/ > [consulté le 8 novembre 2010].
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