Vérité de l’amour

Peut-être cela peut-il sembler idéaliste de parler de vérité en amour et de distinguer celle-ci des petits arrangements, des lâchetés infimes, des négociations avec soi-même. Car l’amour est aussi dans ces simulacres, dans ces effets de mise en scène, dans ces drapés. Mais supposons un instant qu’il y a une vérité de l’amour, de l’amour singulier, relation toute particulière à une personne particulière dans un temps et un monde particuliers. Nous ne savons pas ce que signifie vérité. Laissons cela et rêvons un peu de cette utopie.

Au cours de la relation elle-même, il est toujours difficile de distinguer l’amour du narcissisme, le fait d’aimer l’amour ou d’aimer cette personne en particulier. Pour beaucoup, il ne s’agit que d’un support de projection à des envies qui sont sans rapport avec les singularités. Envie d’être avec quelqu’un dont on est fier. Envie d’être soutenu. Envie de faire un enfant comme les autres. Il y a toujours un retour sur investissement: j’aime d’être aimé, je suis aimé d’aimer, etc.

La vérité de l’amour serait toute autre, une utopie vous dis-je, posons la comme une hypothèse: le désintéressement. Que reste-t-il de l’amour sans narcissisme? Et quel serait le dehors concret de ce narcissisme? A quoi se rattacherait-il? Sans doute, à la séparation et en ce sens nous comprenons que la vérité de l’amour est dans la séparation, justement quand il ne reste plus rien, plus d’intérêt narcissique à aimer ou à être aimé. Que reste-t-il de l’amour quand c’est terminé? Que reste-t-il de l’amour quand il n’y a plus d’investissement? Que lui reste-t-il sans l’amour? C’est sans doute en ce point qu’il y a quelque chose qui articule l’anonyme et le singulier.

Le paradoxe semble évident car comment demander à quelque chose son essence au moment même ou elle disparaît? Nous pouvons tracer là une analogie entre la relation vie-mort et amour-séparation. Il n’est pas nécessaire de démontrer ici que la mortalité définie notre horizon et notre temporalité, c’est d’ailleurs pourquoi la mort approchant le temps semble se raccourcir. Ce qu’il importe de voir c’est la fonction révélatrice de la disparition car avec elle on peut voir les traces, ce qui reste, vestiges stratifiées, la vie n’a peut-être jamais été aussi présente que dans ces ruines. Ce n’est pas une passion mortifère, un désir de la fin, ce fameux petit mécanisme intellectuel de la relève, de ce qui boucle entre l’origine et la fin. C’est bien autre chose.

Nous demandons: que reste-t-il de l’amour à sa fin? Sommes-nous encore capable d’aimer au-delà de l’amour intéressé? Avons-nous cette grandeur, cette distance qui nous place au milieu? Sommes-nous capable de dépasser les blessures narcissiques pour aimer l’autre sans rien lui demander, en se demandant seulement à nous-mêmes cet amour-là?

Il n’y a à mon sens rien de plus lâche que de retourner sa veste quand la séparation a eu lieu. Pendant des années une vie partagée, le mot amour répété, les caresses, la douceur et l’intimité, cette proximité. La séparation a lieu. Une incompatibilité de caractère, ou d’autres raisons. Passons. On va alors devoir constituer la mémoire de cette relation, son archive, sa classification. La plupart des gens vont alors avoir la politique de la terre brûlée: cet amour ne valait rien, d’ailleurs la preuve il est fini et ce n’est pas pour rien! Peu importe qu’il ait répété à l’autre, jusqu’à la fin, je t’aime, je t’aime, je t’aime. Ils l’oublient puisqu’il faut survivre et qu’on ne survit, pour certains, qu’à coups de colère. Il n’y a rien de plus lâche, c’est-à-dire de cette inhumanité qui biffe l’humain en tant que reste, que d’ainsi relire l’amour comme s’il n’avait rien été. Second paradoxe: si la séparation est la vérité de l’amour, elle est aussi ce qui empêche l’accès à cette vérité parce qu’elle constitue une archive de l’amour dédiée au présent de la survie.

Il n’y a aucune solution dans cela, simplement un problème dont la tension irrésolue doit devenir une éthique: rester proche de ceux qui sont le plus distant, de ceux que nous avons distancés. Mais surtout, amener cette éthique amoureuse de la séparation dans la relation amoureuse elle-même, non pas pour hanter celle-ci de sa fin, mais parce que, tout comme la vie ne se vit que la possibilité de la mort, comme privation et donc urgence, l’amour ne se gagne qu’à aimer l’autre dans la possibilité de la séparation. Savoir que même si tout s’arrête, tout continu. Bien sûr ceci s’oppose aux normes sociales qui structurent les flux amoureux selon des postures précises: être avec quelqu’un ou pas. Mais peu importe, sans tenir cette éthique, la possibilité de cette absence respectée, de ce désamour qui ne détruit pourtant pas son coeur, le sentiment amoureux ne serait qu’un piètre retour sur soi.