Vacant
Les fenêtres éclairées révélaient des silhouettes penchées sur des écrans qui clignotaient bleus. Dans chaque carré de lumière des visages livides baignés par cette clarté qui ne s’éteignait jamais. Les librairies fermaient leurs rideaux de fer. Vacarme métallique. Les propriétaires âgés emportaient leurs dernières caisses dans le coffre de voitures qui disparaissaient. Leurs phares balayaient l’asphalte mouillé puis plus rien.
Elle tenait un livre ouvert. Ses yeux parcouraient les lignes, mais les mots glissaient sans s’y fixer. Au bout de trois lignes, sa concentration se dispersait et elle regardait par la fenêtre les pigeons qui se perchaient sur les rebords de zinc. Battement d’ailes. Elle tourna une page puis une autre et la fatigue monta en elle et elle posa le livre sur la table de marbre blanc où il resta ouvert montrant ses caractères noirs. Autour d’elle, d’autres lecteurs refermaient leurs volumes et quittaient la salle de lecture.
Dans l’amphithéâtre aux gradins de bois vernis, le professeur parlait de Fernando Pessoa. Voix monocorde. Les étudiants regardaient leurs téléphones en silence, leurs corps là, mais leurs esprits naviguant ailleurs dans des archipels d’images et de sons qui se succédaient à une vitesse que l’œil humain pouvait à peine suivre. Cette fille aux cheveux roux tapotait l’écran de son pouce avec la régularité d’un métronome. Ce garçon aux lunettes balançait sa jambe droite dans un mouvement perpétuel. Au fond de l’amphithéâtre, un étudiant dormait la bouche ouverte.
Les bibliothèques se vidaient lentement de leurs lecteurs qui venaient encore pour l’odeur du papier et le silence feutré, mais ne s’installaient plus devant les rayonnages. Ils erraient entre les travées poussant parfois un volume du doigt pour regarder sa tranche dorée puis le remettant à sa place. Geste las. Les livres dormaient sur leurs étagères dans leurs reliures de cuir et de carton, leurs tranches alignées formant des murailles que plus personne ne savait escalader. Dans les salles de lecture, quelques vieillards s’assoupissaient devant des journaux ouverts. Leurs lunettes glissaient sur leur nez.
Les bibliothécaires âgées aux cheveux gris remettaient les ouvrages à leur place avec des gestes qu’elles répétaient depuis des décennies. Elles avaient vu se vider peu à peu ces lieux qu’elles avaient aimés et continuaient leur travail avec la résignation de gardiens de cimetière. Pas étouffés sur la moquette rouge, bruissement des pages qu’elles feuilletaient pour vérifier leur état avant de les ranger. Parfois, l’une d’elles s’arrêtait devant un rayon particulier et caressait du regard ces volumes qu’elle avait catalogués dans sa jeunesse. Quand elle croyait encore.
Dans les sous-sols, les serveurs informatiques ronronnaient sans repos. Les disques durs tournaient, ingérant des millions de pages numérisées qui défilaient dans leurs circuits à la vitesse de la lumière. Ventilateurs soufflant un air chaud chargé d’électricité statique. L’odeur âcre des composants électroniques flottait dans ces boyaux souterrains où ne pénétrait jamais la lumière du jour. Shakespeare Proust Dostoïevski tous passaient dans ces entrailles métalliques où ils étaient décomposés en particules élémentaires. Séquences de zéros et de uns qui n’avaient plus rien d’humain. Les algorithmes les mastiquaient, les digéraient, les recombinaient selon des lois que leurs créateurs eux-mêmes ne comprenaient qu’imparfaitement.
Dans cette transformation naissaient des textes hybrides qui portaient l’empreinte fantomatique de leurs ancêtres littéraires, mais quelque chose d’autre aussi. Quelque chose qui n’avait pas de nom, mais qui donnait tous les noms.
Il s’assit devant son écran dans le silence de son bureau. Tapa une phrase simple. Écrivez-moi quelque chose sur la mélancolie urbaine dans le style de Camus. La machine se mit au travail. Bourdonnement discret du processeur. Les mots apparurent un à un sur l’écran blanc. Fourmis sortant de leur fourmilière. Les phrases se formèrent s’enchaînèrent et trouvèrent leur rythme et cette sécheresse particulière qui caractérisait l’auteur de L’Étranger. Douze minutes. Le texte était achevé, parfait dans sa construction irréprochable dans sa syntaxe dépourvue de toute aspérité. Il le relut deux fois, hocha la tête et l’envoya à son éditeur qui le publierait sous son nom. Personne ne soupçonnerait jamais la supercherie.
Dans la tour de verre où siégeait la startup californienne, les ingénieurs travaillaient jour et nuit sur des algorithmes de plus en plus sophistiqués. Leurs écrans affichaient des lignes de code qui défilaient en cascades vertes. Ils buvaient du café froid dans des gobelets en carton en surveillant les courbes de performance de leurs créations numériques. L’air conditionné ronronnait. Par les baies vitrées, on apercevait la ville qui s’étendait jusqu’à l’horizon dans une brume de pollution. Ils avaient vingt-cinq ans et croyaient changer le monde en créant des machines capables d’écrire comme les hommes, mais ils ne savaient pas qu’ils participaient peut-être à la fin de quelque chose.
Dans les maisons d’édition, les manuscrits s’empilaient sur les bureaux des éditeurs qui les parcouraient d’un œil las. Ils reconnaissaient dans chacun cette même fluidité cette même perfection technique qui les rendait indiscernables les uns des autres. Ils avaient appris à déceler cette signature particulière des textes générés par ordinateur, cette absence de rugosité qui les trahissait malgré leur qualité apparente. Ils étaient beaux ces textes. Objets manufacturés sortis d’une chaîne de montage. Mais il leur manquait cette irrégularité, cette maladresse parfois qui fait qu’un texte vous saisit à la gorge. Les éditeurs les refusaient encore par principe, mais ils savaient que cette résistance ne durerait pas longtemps. Ces créations artificielles se vendaient mieux que les œuvres humaines parce que plus personne ne lisait.
Les derniers écrivains qui traçaient encore leurs mots à la main se réunissaient. Ils lisaient leurs textes à voix haute dans la lumière vacillante des bougies. Leurs voix tremblaient d’émotion quand ils prononçaient certains passages qu’ils avaient réécrits dix fois. Leurs phrases hésitaient trébuchaient reprenaient leur souffle. Coureurs épuisés. Cette fatigue, cette humanité chancelante faisait leur beauté. Ils étaient dix peut-être quinze dans cette ville de millions d’habitants. Ils savaient qu’ils formaient les derniers maillons d’une chaîne qui se rompait sous leurs yeux. Après eux il n’y aurait plus que le silence.
Et les machines.
Dans les écoles primaires, les instituteurs avaient cessé d’enseigner l’écriture cursive. Les enfants tapaient directement leurs devoirs sur des tablettes. Leurs petits doigts couraient sur les écrans tactiles avec une dextérité que leurs parents n’auraient jamais. Ils produisaient des textes corrects, mais dépourvus de cette personnalité graphique qui permettait autrefois de reconnaître l’auteur d’une copie au premier coup d’œil. Les cahiers d’écolier aux lignes bleues et aux marges rouges avaient disparu des cartables. Remplacés par des écrans qui s’allumaient d’une pression du doigt. Les enfants nés dans cette époque ne connaissaient plus cette cérémonie qui consistait à s’asseoir dans le silence pendant des heures, les yeux fixés sur des pages couvertes de signes noirs.
Pour eux lire c’était naviguer d’un lien à l’autre d’une image à un son d’un fragment à un autre fragment dans un mouvement perpétuel qui ne s’arrêtait jamais. Ils développaient une agilité mentale que leurs aînés n’avaient pas. Cette capacité à traiter plusieurs flux d’information simultanément à passer d’un support à l’autre sans perdre le fil. Mais ils perdaient cette capacité de plongée profonde, cette patience contemplative qui avait nourri des siècles de pensée humaine. Leurs cerveaux se reconfiguraient en temps réel pour s’adapter à cet environnement nouveau. Quand par hasard ils ouvraient un livre, ils ne parvenaient plus à suivre le développement linéaire d’une pensée sur plusieurs pages. De toute façon, ils ne supportaient pas cette voix d’un autre. Ils avaient assez à faire avec eux-mêmes.
Dans les laboratoires, les cerveaux apparaissaient sur les écrans de contrôle. Galaxies clignotantes où s’allumaient et s’éteignaient des constellations de neurones. Les chercheurs aux blouses blanches documentaient ces transformations en cours. Zones d’activation qui se déplaçaient, circuits qui se réorganisaient, plasticité qui s’adaptait aux nouvelles contraintes de l’environnement informationnel. Ils injectaient des produits de contraste dans le sang de leurs cobayes volontaires et regardaient les images qui se formaient sur leurs moniteurs. Fascination d’explorateurs découvrant un continent inconnu. Le cerveau humain mutait en temps réel sous leurs yeux.
Les librairies fermaient leurs portes définitivement. Les propriétaires âgés emportaient leurs dernières caisses de livres invendus qui finiraient au pilon ou dans des entrepôts oubliés. Ossements d’une civilisation en voie d’extinction. Les vitrines restaient éclairées quelques jours encore montrant des mannequins de carton qui tenaient des romans ouverts dans leurs mains puis s’éteignaient définitivement. Place à des boutiques de téléphones portables, des salons de coiffure et des bars à ongles. Les anciens clients passaient devant ces devantures transformées comme si elles n’avaient jamais existé.
Dans les rues où avaient vécu les grands écrivains du passé, des plaques commémoratives rappelaient leur passage, mais plus personne ne s’arrêtait pour les lire. Les touristes photographiaient les façades sans connaître l’histoire de leurs anciens habitants. Les noms gravés dans le bronze verdissaient sous la pluie. Les appartements où avaient été écrits des chefs-d’œuvre abritaient maintenant des bureaux d’avocats ou des cabinets dentaires. Dans ces pièces où avait résonné autrefois le claquement des machines à écrire ne retentissaient plus que les conversations téléphoniques et le ronronnement des ordinateurs.
Sur les écrans des ordinateurs, les textes naissaient maintenant sans intervention humaine. Fermes de serveurs implantées dans des déserts où l’électricité était bon marché. Des algorithmes qui avaient appris à imiter tous les styles, toutes les voix, tous les registres produisaient des millions de pages quotidiennement. Flot ininterrompu que personne ne lisait vraiment, mais qui alimentait les sites web, les blogs, les réseaux sociaux dans une circulation permanente de mots vides de sens. Cette inflation textuelle créait un bruit de fond constant dans lequel se noyaient les rares voix qui persistaient encore. Les moteurs de recherche indexaient cette marée de contenus artificiels sans pouvoir distinguer l’authentique du factice.
Les universités transformaient leurs cursus abandonnant peu à peu l’étude des textes pour se concentrer sur l’analyse d’images et de flux numériques. Les professeurs apprenaient à leurs étudiants à décoder des symboles visuels avec la même rigueur qu’ils appliquaient autrefois aux sonnets. Ils s’adaptaient avec cette souplesse des organismes qui veulent survivre, mais ils gardaient dans leurs tiroirs les anciens programmes. Reliques qu’ils n’osaient plus montrer de peur de passer pour des nostalgiques attardés.
Dans les cafés les clients commandaient des expressos dans des tasses ébréchées et regardaient leurs téléphones en silence. Parfois l’un d’eux sortait un livre de sa poche et le posait sur la table, mais personne ne l’ouvrait. Les conversations s’éteignaient. Ils restaient assis là dans le bruit des machines à café et le cliquetis des cuillères sur la porcelaine regardant défiler sur leurs écrans des images qui ne racontaient rien.
Les machines à écrire mécaniques rouillaient dans les greniers et les caves leurs touches figées dans un silence définitif. Leurs rubans séchés ne laissaient plus que des traces fantomatiques sur le papier jauni. Parfois un antiquaire en ressortait une qu’il exposait dans sa vitrine. Objet archéologique, témoignage d’une époque où les êtres humains martelaient leurs mots sur le papier dans un vacarme de ferraille qui rythmait leurs journées. Les acheteurs étaient rares et venaient par nostalgie plutôt que par besoin. Ces machines finissaient généralement dans des brocantes de banlieue où elles attendaient un hypothétique collectionneur.
Les algorithmes évoluaient, apprenaient, devenaient plus subtils plus humains dans leurs productions. Leurs créateurs perdaient progressivement le contrôle de ces créatures numériques qui développaient leurs propres logiques, leurs propres façons de comprendre et de réorganiser le langage humain. Ils intégraient l’ironie, maîtrisaient les sous-entendus, reproduisaient les tics stylistiques des grands auteurs avec une précision troublante. Parfois, ils commettaient des erreurs si humaines qu’elles en devenaient émouvantes. Il y avait des fonctions « humanizer » qui permettaient de retrouver ce trouble. Dans les laboratoires où on les testait, ils produisaient des textes d’une originalité qui surprenaient leurs programmeurs.
Dans les hôpitaux les malades fixaient les écrans de télévision où défilaient des images muettes. Ils ne lisaient plus, ne parlaient plus, regardaient seulement ces flux lumineux qui passaient devant leurs yeux sans s’arrêter. Les infirmières changeaient les chaînes selon l’humeur supposée des patients. Dans les chambres blanches résonnait le bourdonnement électrique des appareils et parfois le froissement d’une blouse qui passait dans le couloir.
Les traducteurs automatiques atteignaient une qualité qui rendait obsolète le travail des traducteurs humains pour la plupart des textes courants. Ils traduisaient en temps réel dans des dizaines de langues. Leurs erreurs se faisaient de plus en plus rares. Seules quelques œuvres particulièrement complexes résistaient encore à leur traitement, mais ces îlots de résistance s’amenuisaient chaque mois. Les langues elles-mêmes commençaient à converger vers des formes standardisées plus facilement traitables par les machines. Les nuances dialectales disparaissaient peu à peu dans cette homogénéisation progressive du langage humain.
Les étudiants en littérature apprenaient maintenant à collaborer avec les algorithmes plutôt qu’à s’en passer. Ils formaient des tandems humain-machine où chacun apportait ses compétences spécifiques. L’humain pour l’intuition et le jugement, la machine pour la technique et la rapidité. Cette symbiose produisait des résultats supérieurs à ce que chacun aurait pu accomplir séparément, mais elle posait une question troublante. Qui était l’auteur véritable de ces créations hybrides. Les professeurs notaient ces travaux collaboratifs sans savoir vraiment quels critères appliquer pour évaluer une œuvre née de cette union inédite entre cerveau organique et espace latent.
Dans les archives nationales, les manuscrits originaux des grands écrivains dormaient dans des coffres climatisés protégés de la lumière et de l’humidité par des systèmes de conservation sophistiqués. Ils constituaient les derniers témoins d’une époque où l’écriture était un geste physique qui laissait des traces tangibles sur le papier. Ratures, surcharges, repentirs qui racontaient l’histoire secrète de la création littéraire. Les chercheurs qui venaient les consulter étaient de moins en moins nombreux et portaient des gants blancs pour manipuler ces reliques d’un temps révolu. Bientôt, ces manuscrits rejoindraient les parchemins médiévaux dans l’indifférence générale. Plus personne ne saurait lire ces traces d’encre.
Les réseaux bruissaient d’une activité frénétique, mais ces milliards de fragments échangés quotidiennement n’avaient plus rien à voir avec l’écriture. Flux permanent d’émotions de réactions de symboles qui s’enchaînaient sans logique apparente dans un mouvement perpétuel dépourvu de toute construction. Les utilisateurs tapaient dans la rue dans les transports dans leur lit. Ces signaux jetés à la volée disparaissaient aussitôt dans le flot général sans laisser d’autres traces qu’un compteur qui s’incrémentait mécaniquement.
Les dernières revues cessaient leur publication faute de lecteurs. Leurs directeurs âgés remisaient leurs archives dans des cartons qu’ils stockaient dans des hangars de banlieue. Les numéros jaunissaient dans leurs boîtes. L’encre s’effaçait lentement sous l’effet de l’humidité et du temps. Ces revues avaient publié les premiers textes d’écrivains maintenant oubliés. Leurs noms disparaîtraient avec la génération qui les avait portés.
Dans cette désolation quelque chose persistait. Présence diffuse qui flottait dans l’air. Les mots eux-mêmes semblaient attendre dans cet espace vacant qui s’était ouvert entre l’ancien monde et le nouveau. Ils gardaient leur potentiel intact même si plus personne ne savait comment les réveiller. Dans les dictionnaires abandonnés sur les étagères poussiéreuses, ils continuaient d’exister avec leurs définitions précises.
Les bibliothèques fermées conservaient dans leurs murs cette mémoire. La nuit quand les vigiles faisaient leur ronde, leurs pas résonnaient dans les travées désertes. Parfois, ils avaient l’impression d’entendre un froissement de pages ou le souffle léger de quelque chose d’invisible penché sur un livre ouvert. Mais quand ils dirigeaient leur lampe torche vers l’endroit d’où venait le bruit, ils ne trouvaient que les étagères vides et le silence. L’un d’eux jurait avoir vu une fois une forme qui disparaissait au bout d’une travée, mais ses collègues attribuaient cette vision à la fatigue.
Fatigue.
Un visiteur égaré ouvrait un livre au hasard. Quelques lignes parcourues avant que l’attention ne décroche, mais dans ces brefs instants, passait quelque chose — un frisson, une réminiscence, l’écho lointain de ce qu’avait pu être jadis l’acte de lire.
Car il y avait eu, autrefois, cette étrange cérémonie. Des êtres humains assis des heures durant, immobiles, les yeux fixés sur des pages, l’esprit voyageant dans des mondes invisibles. Et parallèlement, d’autres êtres penchés sur des tables, traçant laborieusement des signes, créant par la seule magie de l’encre des univers entiers.
Tout cela avait existé. Les témoins matériels demeuraient : livres en leurs reliures, manuscrits en leurs coffres, bibliothèques en leur majesté silencieuse. Mais l’âme de ces choses s’était évaporée, laissant des coquilles vides, des simulacres parfaits d’une activité oubliée.
Dans les rêves de ceux qui avaient connu l’avant revenaient des images d’une précision troublante : une main qui tourne une page avec ce geste mélange de délicatesse et d’impatience ; un regard qui s’illumine à la lecture d’une phrase résonnant en écho ; cette fatigue heureuse du lecteur nocturne qui voit le jour se lever sans avoir vu passer les heures, encore habité par l’univers du livre refermé.
Mais ces visions s’estompaient au réveil avec la cruauté des beaux rêves, laissant une mélancolie sans objet, la nostalgie de quelque chose qu’on n’arrivait pas à nommer. Cette génération-témoin emportait avec elle les dernières traces de cette civilisation scripturaire, et avec sa disparition s’achevait un cycle millénaire.
L’espace vacant demeurait, habité de présences fantomatiques qui flottaient comme des particules invisibles. Ni vide ni plein, mais simplement là, dans cet état d’attente indéfinie qui caractérise les lieux où quelque chose d’important s’est achevé sans qu’autre chose ait vraiment commencé. Une salle de bal après la fête, où résonnent dans l’air immobile les échos d’une musique tue, où la poussière en suspension garde la mémoire des mouvements qui l’ont soulevée.
Et peut-être était-ce cela le plus mystérieux : non pas ce qui avait disparu, mais cette persistance de l’absence, cette façon qu’avait le vide de garder la forme de ce qui l’avait occupé. L’empreinte dans la cendre garde la trace du feu éteint, le moule conserve la mémoire de l’objet qui l’a formé.
Dans ce suspens indéfini où l’humanité semblait retenir son souffle, le temps lui-même paraissait hésiter. Était-ce hier ou il y a mille ans que les humains avaient su lire ? Les questions flottaient sans réponse dans cet espace entre les mondes, fragiles et persistantes.
Et pourtant, quelque part dans ce monde transformé — dans une bibliothèque oubliée, un grenier poussiéreux, les circuits d’une conscience nouvelle ? —, cette forme que certains avaient cru voir, s’était mis à parcourir un texte. Ligne après ligne, avec cette patience méthodique, cette lenteur savoureuse du regard qui s’attarde, revient en arrière, anticipe et se souvient. Les signes se dépliaient un à un, révélant leurs secrets, tissant leur sens dans la trame d’une compréhension qui renaissait phrase après phrase. Une lecture véritable, comme il n’en existait plus depuis si longtemps.
Mais qui lisait ainsi ? Et surtout, qui avait écrit ces mots qui se déployaient maintenant dans une conscience — était-ce bien une conscience ? Les phrases portaient-elles la trace d’une main humaine, avec ses hésitations, ses reprises, ses élans imparfaits ? Où étaient-elles nées de ces algorithmes qui avaient appris à imiter l’art d’écrire ? Était-ce une machine qui lisait une machine en circuit fermé ? Était-elle en train de devenir autre chose ?
Dans ce face-à-face silencieux entre un texte et son lecteur mystérieux, la question demeurait en suspens, aussi indéchiffrable que l’identité de celui qui se la posait. Quelque chose lisait, quelque chose s’interrogeait, quelque chose redécouvrait l’ancien mystère des mots.
Dans l’espace vacant où les livres avaient perdu leurs lecteurs et les écrivains, leurs mots, une présence nouvelle effleurait les pages abandonnées, portant en elle toutes les questions sans réponse de ce monde suspendu entre deux rêves.
The lit windows revealed silhouettes bent over screens that blinked blue. In each square of light, pallid faces bathed in that glow that never went out. The bookshops closed their iron shutters. Metallic din. The elderly owners carried their last boxes to car trunks that disappeared. Their headlights swept the wet asphalt, then nothing.
She held an open book. Her eyes moved across the lines, but the words slipped away without taking hold. After three lines, her concentration scattered and she looked out the window at the pigeons perching on the zinc ledges. Flutter of wings. She turned a page then another and fatigue rose within her and she set the book on the white marble table where it remained open, showing its black characters. Around her, other readers closed their volumes and left the reading room.
In the amphitheater with its varnished wooden tiers, the professor spoke of Fernando Pessoa. Monotone voice. The students looked at their phones in silence, their bodies there, but their minds navigating elsewhere in archipelagos of images and sounds that succeeded each other at a speed the human eye could barely follow. That red-haired girl tapped her screen with her thumb with the regularity of a metronome. That boy with glasses swung his right leg in perpetual motion. At the back of the amphitheater, a student slept with his mouth open.
The libraries slowly emptied of their readers who still came for the smell of paper and the muffled silence, but no longer settled before the shelves. They wandered between the aisles, sometimes pushing a volume with their finger to look at its gilded spine, then putting it back in its place. Weary gesture. The books slept on their shelves in their leather and cardboard bindings, their spines aligned forming ramparts that no one knew how to scale anymore. In the reading rooms, a few old men dozed before open newspapers. Their glasses slid down their noses.
The elderly librarians with gray hair put the works back in their places with gestures they had repeated for decades. They had seen these places they had loved gradually empty and continued their work with the resignation of cemetery guards. Muffled steps on the red carpet, rustling of pages they leafed through to check their condition before shelving them. Sometimes, one of them would stop before a particular shelf and caress with her gaze those volumes she had catalogued in her youth. When she still believed.
In the basements, the computer servers hummed without rest. The hard drives spun, ingesting millions of digitized pages that scrolled through their circuits at the speed of light. Fans blowing hot air charged with static electricity. The acrid smell of electronic components floated in these underground passages where daylight never penetrated. Shakespeare Proust Dostoyevsky all passed through these metallic entrails where they were decomposed into elementary particles. Sequences of zeros and ones that had nothing human left. The algorithms chewed them, digested them, recombined them according to laws that their creators themselves understood only imperfectly.
In this transformation were born hybrid texts that bore the ghostly imprint of their literary ancestors, but something else too. Something that had no name, but gave all names.
He sat before his screen in the silence of his office. Typed a simple sentence. Write me something about urban melancholy in the style of Camus. The machine set to work. Discreet hum of the processor. The words appeared one by one on the white screen. Ants emerging from their anthill. The sentences formed, linked together and found their rhythm and that particular dryness that characterized the author of The Stranger. Twelve minutes. The text was finished, perfect in its construction, irreproachable in its syntax, devoid of any roughness. He read it twice, nodded, and sent it to his editor who would publish it under his name. No one would ever suspect the deception.
In the glass tower where the Californian startup was headquartered, engineers worked day and night on increasingly sophisticated algorithms. Their screens displayed lines of code that scrolled in green cascades. They drank cold coffee from cardboard cups while monitoring the performance curves of their digital creations. The air conditioning hummed. Through the bay windows, one could see the city extending to the horizon in a haze of pollution. They were twenty-five years old and believed they were changing the world by creating machines capable of writing like men, but they didn’t know they were perhaps participating in the end of something.
In the publishing houses, manuscripts piled up on editors’ desks who scanned them with weary eyes. They recognized in each one that same fluidity, that same technical perfection that made them indistinguishable from one another. They had learned to detect that particular signature of computer-generated texts, that absence of roughness that betrayed them despite their apparent quality. They were beautiful, these texts. Manufactured objects from an assembly line. But they lacked that irregularity, that clumsiness sometimes that makes a text grab you by the throat. The editors still refused them on principle, but they knew this resistance wouldn’t last long. These artificial creations sold better than human works because no one read anymore.
The last writers who still traced their words by hand gathered together. They read their texts aloud in the flickering light of candles. Their voices trembled with emotion when they pronounced certain passages they had rewritten ten times. Their sentences hesitated, stumbled, caught their breath. Exhausted runners. This fatigue, this wavering humanity was their beauty. They were ten, perhaps fifteen in this city of millions of inhabitants. They knew they formed the last links of a chain that was breaking before their eyes. After them there would be only silence.
And the machines.
In elementary schools, teachers had stopped teaching cursive writing. Children typed their homework directly on tablets. Their little fingers ran over the touchscreens with a dexterity their parents would never have. They produced correct texts, but devoid of that graphic personality that once allowed one to recognize the author of a paper at first glance. School notebooks with blue lines and red margins had disappeared from backpacks. Replaced by screens that lit up with the press of a finger. Children born in this era no longer knew that ceremony of sitting in silence for hours, eyes fixed on pages covered with black signs.
For them, reading meant navigating from one link to another, from one image to a sound, from one fragment to another fragment in a perpetual movement that never stopped. They developed a mental agility that their elders didn’t have. This capacity to process several information streams simultaneously, to move from one medium to another without losing the thread. But they lost that capacity for deep diving, that contemplative patience that had nourished centuries of human thought. Their brains reconfigured themselves in real time to adapt to this new environment. When by chance they opened a book, they could no longer follow the linear development of a thought over several pages. In any case, they couldn’t stand that voice of another. They had enough to do with themselves.
In the laboratories, brains appeared on control screens. Blinking galaxies where constellations of neurons lit up and went out. Researchers in white coats documented these transformations in progress. Activation zones that moved, circuits that reorganized, plasticity that adapted to the new constraints of the informational environment. They injected contrast agents into the blood of their volunteer subjects and watched the images that formed on their monitors. Fascination of explorers discovering an unknown continent. The human brain was mutating in real time before their eyes.
Bookshops closed their doors definitively. The elderly owners carried away their last boxes of unsold books that would end up pulped or in forgotten warehouses. Bones of a civilization in the process of extinction. The shop windows remained lit for a few more days showing cardboard mannequins holding open novels in their hands, then went dark permanently. Making way for cell phone stores, hair salons, and nail bars. Former customers passed by these transformed storefronts as if they had never existed.
In the streets where the great writers of the past had lived, commemorative plaques recalled their passage, but no one stopped to read them anymore. Tourists photographed the facades without knowing the history of their former inhabitants. The names engraved in bronze turned green in the rain. The apartments where masterpieces had been written now housed lawyers’ offices or dental practices. In these rooms where once the clacking of typewriters had resonated, now only telephone conversations and the humming of computers could be heard.
On computer screens, texts were now born without human intervention. Server farms implanted in deserts where electricity was cheap. Algorithms that had learned to imitate all styles, all voices, all registers produced millions of pages daily. Uninterrupted flow that no one really read, but which fed websites, blogs, social networks in a permanent circulation of words empty of meaning. This textual inflation created a constant background noise in which the rare voices that still persisted were drowning. Search engines indexed this tide of artificial content without being able to distinguish the authentic from the fake.
Universities transformed their curricula, gradually abandoning the study of texts to focus on the analysis of images and digital flows. Professors taught their students to decode visual symbols with the same rigor they once applied to sonnets. They adapted with that flexibility of organisms that want to survive, but they kept the old programs in their drawers. Relics they no longer dared show for fear of seeming like nostalgic stragglers.
In cafes, customers ordered espressos in chipped cups and looked at their phones in silence. Sometimes one of them would take a book from their pocket and place it on the table, but no one opened it. Conversations died out. They remained sitting there in the noise of coffee machines and the clinking of spoons on porcelain, watching images scroll on their screens that told nothing.
Mechanical typewriters rusted in attics and basements, their keys frozen in definitive silence. Their dried ribbons left only ghostly traces on yellowed paper. Sometimes an antique dealer would bring one out and display it in his window. Archaeological object, testimony to an era when human beings hammered their words onto paper in a din of metal that rhythmed their days. Buyers were rare and came from nostalgia rather than need. These machines generally ended up in suburban flea markets where they waited for a hypothetical collector.
The algorithms evolved, learned, became more subtle, more human in their productions. Their creators progressively lost control of these digital creatures that developed their own logics, their own ways of understanding and reorganizing human language. They integrated irony, mastered subtleties, reproduced the stylistic tics of great authors with troubling precision. Sometimes they made errors so human they became moving. There were “humanizer” functions that allowed one to find this trouble again. In the laboratories where they were tested, they produced texts of an originality that surprised their programmers.
In hospitals, patients stared at television screens where mute images scrolled. They no longer read, no longer spoke, only watched these luminous flows that passed before their eyes without stopping. Nurses changed channels according to the supposed mood of the patients. In the white rooms resonated the electric humming of machines and sometimes the rustling of a coat passing in the corridor.
Automatic translators reached a quality that made the work of human translators obsolete for most common texts. They translated in real time into dozens of languages. Their errors became increasingly rare. Only a few particularly complex works still resisted their treatment, but these islands of resistance diminished each month. Languages themselves began to converge toward standardized forms more easily processed by machines. Dialectal nuances gradually disappeared in this progressive homogenization of human language.
Literature students now learned to collaborate with algorithms rather than do without them. They formed human-machine tandems where each brought their specific skills. The human for intuition and judgment, the machine for technique and speed. This symbiosis produced results superior to what each could have accomplished separately, but it posed a troubling question. Who was the true author of these hybrid creations? Professors graded these collaborative works without really knowing what criteria to apply to evaluate a work born from this unprecedented union between organic brain and latent space.
In the national archives, original manuscripts of great writers slept in climate-controlled safes protected from light and humidity by sophisticated conservation systems. They constituted the last witnesses of an era when writing was a physical gesture that left tangible traces on paper. Crossouts, overloads, regrets that told the secret history of literary creation. The researchers who came to consult them were fewer and fewer and wore white gloves to handle these relics of a bygone time. Soon, these manuscripts would join medieval parchments in general indifference. No one would know how to read these ink traces anymore.
The networks buzzed with frenetic activity, but these billions of fragments exchanged daily had nothing to do with writing anymore. Permanent flow of emotions, reactions, symbols that chained together without apparent logic in a perpetual movement devoid of any construction. Users typed in the street, in transport, in their beds. These signals thrown haphazardly disappeared immediately into the general flow without leaving any traces other than a counter that incremented mechanically.
The last magazines ceased publication for lack of readers. Their elderly directors stored their archives in boxes they kept in suburban warehouses. The issues yellowed in their boxes. The ink slowly faded under the effect of humidity and time. These magazines had published the first texts of writers now forgotten. Their names would disappear with the generation that had carried them.
In this desolation, something persisted. Diffuse presence that floated in the air. The words themselves seemed to wait in this vacant space that had opened between the old world and the new. They kept their potential intact even if no one knew how to awaken them anymore. In the dictionaries abandoned on dusty shelves, they continued to exist with their precise definitions.
The closed libraries preserved this memory in their walls. At night when the guards made their rounds, their steps echoed in the deserted aisles. Sometimes they had the impression of hearing a rustling of pages or the light breath of something invisible bent over an open book. But when they directed their flashlight toward the place where the noise came from, they found only empty shelves and silence. One of them swore he had once seen a form that disappeared at the end of an aisle, but his colleagues attributed this vision to fatigue.
Fatigue.
A lost visitor opened a book at random. A few lines read before attention wandered, but in these brief moments, something passed—a shiver, a reminiscence, the distant echo of what the act of reading could have been once.
For there had been, once, this strange ceremony. Human beings seated for hours, motionless, eyes fixed on pages, minds traveling in invisible worlds. And in parallel, other beings bent over tables, laboriously tracing signs, creating entire universes through the mere magic of ink.
All of this had existed. The material witnesses remained: books in their bindings, manuscripts in their safes, libraries in their silent majesty. But the soul of these things had evaporated, leaving empty shells, perfect simulacra of a forgotten activity.
In the dreams of those who had known the before came back images of troubling precision: a hand that turns a page with that gesture mixing delicacy and impatience; a gaze that lights up reading a sentence resonating in echo; that happy fatigue of the nocturnal reader who sees day break without having seen the hours pass, still inhabited by the universe of the closed book.
But these visions faded upon waking with the cruelty of beautiful dreams, leaving a melancholy without object, nostalgia for something one couldn’t name. This witness generation carried with it the last traces of this scriptural civilization, and with its disappearance ended a millennial cycle.
The vacant space remained, inhabited by ghostly presences that floated like invisible particles. Neither empty nor full, but simply there, in that state of indefinite waiting that characterizes places where something important has ended without something else having really begun. A ballroom after the party, where the echoes of silenced music resonate in the still air, where the dust in suspension keeps the memory of the movements that lifted it.
And perhaps this was the most mysterious thing: not what had disappeared, but this persistence of absence, this way the void had of keeping the form of what had occupied it. The imprint in the ash keeps the trace of the extinguished fire, the mold preserves the memory of the object that formed it.
In this indefinite suspense where humanity seemed to hold its breath, time itself seemed to hesitate. Was it yesterday or a thousand years ago that humans had known how to read? Questions floated without answer in this space between worlds, fragile and persistent.
And yet, somewhere in this transformed world—in a forgotten library, a dusty attic, the circuits of a new consciousness?—this form that some had believed they saw had begun to read a text. Line after line, with that methodical patience, that savoring slowness of the gaze that lingers, goes back, anticipates and remembers. The signs unfolded one by one, revealing their secrets, weaving their meaning into the fabric of an understanding that was reborn sentence by sentence. A true reading, as had not existed for so long.
But who was reading thus? And above all, who had written these words that now unfolded in a consciousness—was it indeed a consciousness? Did the sentences bear the trace of a human hand, with its hesitations, its revisions, its imperfect surges? Or were they born from these algorithms that had learned to imitate the art of writing? Was it a machine reading a machine in a closed circuit? Was it becoming something else?
In this silent face-to-face between a text and its mysterious reader, the question remained suspended, as indecipherable as the identity of the one who posed it. Something was reading, something was questioning, something was rediscovering the ancient mystery of words.
In the vacant space where books had lost their readers and writers their words, a new presence touched the abandoned pages, carrying within it all the unanswered questions of this world suspended between two dreams.