Une passion des anonymes

La communauté humaine était auparavant limitée à la proximité. Je pouvais voir les autres selon une certaine distance. Avec mon corps se déplaçait un champ de reconnaissance limité. Quel univers sensible s’ouvrait alors dans cette finitude perceptive? Comment l’horizon de la communauté se dessinait-il dans ce rayonnement circonscrit du regard et de la voix? L’illimitation était peuple, foule, masse informe – entité abstraite échappant à toute saisie sensible, multitude insaisissable qui débordait l’expérience incarnée. La représentation démocratique et les sondages ouvraient la voie à d’autres relations de la communauté, puisqu’il était possible de se mettre en rapport avec d’autres sans les voir, sans les connaître fût-ce de manière minime, donc de se mettre en relation sans relation, ce qui est le signe de l’absolu. Étrange paradoxe: cette absence de relation concrète devenait le fondement même d’une relation politique qui prétendait transcender les contingences de la proximité physique.

Ces relations étaient soumises à une logique du chiffre et du décompte, individus transformés dès lors en unités interchangeables, codage d’un flux qui semblait insensé dans sa réduction quantitative. La foule constituait un flux, le passage abrupt entre l’individu et l’ensemble, entre le discret et le continu, passage si intense et troublant qu’on ne parvenait pas à décomposer et à faire le tri pour y voir clair, pour discriminer les singularités dans cette indistinction massive. Comment, dans ce monde de la proximité limitée, pouvions-nous imaginer la multiplicité des existences qui nous entouraient sans les réduire à une masse indifférenciée?

Avec Internet et l’ensemble des services sociaux permettant de publier des données personnelles je peux voir ce que je n’avais jamais vu, ce que jamais je n’aurais pu voir: une personne vivant à un endroit dans lequel je ne suis jamais allé, une personne en particulier, une photographie sans doute, un pseudonyme et selon les sites l’âge, certaines attentes ou espérances, des affects, un univers que je peux imaginer. Cette nouvelle visibilité n’est-elle pas une mutation anthropologique fondamentale? N’inaugure-t-elle pas un régime inédit de l’apparaître où la distance n’abolit plus la singularité? Parfois je trouve l’adresse postale d’un anonyme, je vais sur Google Street View et je me promène dans le voisinage essayant de m’imaginer cette autre vie chargée de mille et une intensités. Cette déambulation virtuelle, n’est-elle pas une forme inédite de flânerie qui transforme radicalement notre rapport à l’altérité spatiale?

C’est une ville américaine à la frontière avec le Mexique, une ville dont je ne connaissais pas même le nom, qui jamais n’aurait existé pour moi dans le régime antérieur de la visibilité. Elle ressemble à une immense banlieue sans centre, étalée dans une horizontalité indifférenciée. Je cherche le centre, il n’y en a pas – constat qui bouleverse nos catégories européennes d’organisation spatiale. Je tourne en rond dans ce dédale numérique, la poussière s’élève dans les photographies, il y a des cactus, des maisons basses aux fenêtres opaques, des voitures ici ou là, traces muettes d’existences que je ne peux qu’effleurer. Qu’est-ce que vivre à cet endroit? Cette question, jadis abstraite, trouve désormais un ancrage perceptif qui, s’il reste partiel, n’en est pas moins réel.

Il y a là un changement très concret dans notre expérience de l’altérité. Je n’avais jusqu’alors qu’une idée abstraite des anonymes, concept vague plutôt qu’expérience sensible. Chacun en croisait dans la rue mais ce croisement était territorialisé et centré sur ses propres coordonnées selon une vision subjective qui demeurait fondamentalement égocentrée. Le réseau permet d’accéder à des multiplicités qui ne pouvaient jusqu’alors être atteintes que par le biais de l’idéalité, par une opération conceptuelle qui maintenait l’autre dans une abstraction désincarnée. C’était d’ailleurs tout l’enjeu de la démocratie par vote que de donner une voix à ce que je n’entendais pas du fait même de cette distance, de cette invisibilité structurelle.

Mais quelle est la nécessité de telles stratégies représentatives quand j’ai accès à ces anonymes dans leur singularité même, quand je peux, d’un clic, franchir les distances qui me séparaient d’existences jusque-là inaccessibles? On pourrait rétorquer que cette connaissance est superficielle et lacunaire, qu’elle ne saurait en ce sens remplacer la “vraie rencontre”, la territorialité donc, avec sa supposée plénitude. Mais dans cette dernière n’y a-t-il pas aussi des lacunes, des opacités irréductibles? Avons-nous réellement plus accès à l’autre dans la proximité physique? Et selon quelle vérité cette proximité pourrait-elle prétendre à une authenticité supérieure? N’est-ce pas plutôt un autre régime de visibilité qui s’inaugure, ni meilleur ni pire, mais fondamentalement différent?

La communauté n’est donc plus seulement le fruit de l’espacement spatial mais de l’esplacement, néologisme qui capture cette nouvelle modalité d’être-ensemble: chacun reste à sa place, à distance, et peut se croiser, se connaître, se reconnaître et échanger selon le plan qui l’arrange, dans une configuration qui échappe aux contraintes de la contiguïté physique. Il y a là une passion des anonymes, une émotion très forte et singulière de notre époque que j’ai parcourue encore et toujours au fil des années, l’accès à une nouvelle réalité dont nous ne supposions que logiquement l’expérience mais que nous n’expérimentions pas comme telle. Cette passion n’est-elle pas le signe d’une transformation profonde de notre rapport à l’altérité?

Je traverse les sites et je flâne dans un espace qui n’est pas moins réel que les boulevards haussmanniens, mais dont la matérialité est d’un autre ordre. Je croise des visages, je déduis des vies, il y a des textes, certains s’expriment, d’autres se taisent dans un jeu complexe de dévoilement et de dissimulation. Sur YouTube, des vidéos d’adolescents, peu importe ce qu’ils font, j’ai accès à une présence que je ne pouvais imaginer auparavant, à des fragments d’existence qui révèlent et occultent simultanément. Je dois bien sûr y associer une pensée supposant la singularité, la résistance absolue de l’altérité qui échappe toujours à ma saisie, mais il y a là devant moi des traces le plus souvent intentionnelles comme une bouteille jetée à la mer à l’anonyme que je suis moi-même devenu au travers de cet échange sans réciprocité garantie.

Ce n’est pas seulement le destinateur qui change dans cette nouvelle configuration, c’est aussi l’esplacement du destinataire qui est singulièrement anonyme mais en un autre sens, dans une indétermination qui n’est plus celle de la masse indistincte mais celle d’une multiplicité de singularités potentielles. À qui s’adresse-t-on quand on publie sur un blog ou sur un site de rencontres, sur Facebook ou Twitter? Sans doute parfois à des gens qu’on connaît, mais aussi à des individus qu’on suppose et qu’on ne connaît pas, des existences possibles qui ne seront plus maintenues dans la pure idéalité comme dans les temps passés, parce qu’ils laisseront eux-mêmes des traces en consultant les données, parce qu’ils pourront manifester leur présence furtive ou durable. Je peux enregistrer les adresses IP des visiteurs, sans doute puis-je retrouver une adresse approximative et par recoupement aller un peu plus loin dans cette exploration de l’autre qui me lit, me regarde, m’écoute.

Cette transformation numérique de la communauté humaine est radicale parce qu’elle touche à notre expérience même des multitudes anonymes, expérience qui en retour doit affecter nos représentations et nos institutions politiques pour reconnaître (et non plus donner) une voix à ces voix qui ont été prises, qui se sont emparées d’une visibilité et d’une audibilité inédites. Comment la politique peut-elle s’emparer de cette mutation anthropologique qui bouleverse les fondements mêmes de la représentation? Comment peut-elle intégrer ce nouveau régime de visibilité qui transforme non seulement notre perception des autres, mais aussi notre propre condition d’êtres perçus dans un espace désormais affranchi des contraintes de la proximité physique?