Une nuit sur la route
Nous roulions dans la nuit. Il y avait en fond de la musique classique radiophonique, un peu pompière, un peu guerrière, avec de l’emphase. Nous avons traversés des banlieues nord-américaines. Nous avons vus des pavillons éclairés sous leurs porches. Nous imaginions les piscines alignées, éclairées elles aussi dans le secret des jardins. Nous filions les fenêtres ouvertes, le vent s’engouffrait adoucissant cette nuit que nous savions être humide dans la chambre. Une impression m’a traversée, je l’avais déjà perçu, impossible de l’expliquer en mot, elle était si vive et étendue. Comment expliquer qu’elle n’appartenait ni à la réminiscence ni à la projection, ni au passé ni au futur, simplement l’éclat du présent, un peu de temps à l’état pur. J’étais cet enfant, il faudrait biffer l’imparfait, je le suis toujours, il faudrait biffer la permanence : je sais qu’il y a des gens derrière les portes de ces pavillons, nous rentrons à la maison, abandon au conducteur, confiance de celui qui s’endort. Il y a la densité humaine. Des milliers de routes, toutes ces constructions, au fil des années et des siècles, les traces. Le présent est histoire et quelque chose n’appartiendra jamais à l’Histoire, simplement la vivacité de cette impression qui me perçoit plutôt que je ne la perçois. Elle s’impose à moi, ni subjective ni objective, ni en moi ni dans le monde, sans doute à ce qu’il y a entre les deux, et chacun, le soi et le monde, n’est qu’une manière de stabiliser cette relation qui préexiste à ces termes. Douce indifférence sentimentale, tout un monde est là, dense, extrêmement dense. Le monde habité des campagnes et des banlieues, l’habitation, la domus donc, et les moyens de transport, le réseau des routes qui rayent l’espace. Je perçois cela dans cette voiture, comme je l’ai toujours perçu, comme je le percevrais toujours, ni passé ni futur, ni fuite du temps ni permanence, simplement un peu de temps à l’état pur.