Une caméra hétéroscopique
Je suis dans la rue, mon regard se promène. Il y a une gêne, un tremblement infime, presque imperceptible mais il vient troubler toute la perception. Une déchirure, comme l’éclair rayant le ciel, apparaissant et disparaissant dans sa clarté. Ce presque rien, à peine actuel, c’est un décalage du regard. Je suis dans la rue et mon regard est telle une caméra. Je vois par mes orbites, des orbites enfermés dans le crâne. Hantise d’un étrangeté en mon coeur. Tremblement intense de ce qui est moi, de ce qui n’est pas moi. Différence de différence dont l’origine se perd dans sa division. Comment croire à la solidité de l’identité lorsque ce qui me lie au monde n’est pas une immersion, une adéquation, une perception, mais un écart? Ce regard est moi et n’est pas moi. Je vois et je le vois. Cette réflexivité esthétique, antérieure à toute réflexivité théorique, et en constituant peut être la source autobiographique, est celle d’un Je fêlé, dissocié de lui-même, à jamais différé, arraché, jeté. Ce sentiment n’est pas le fruit d’une anomalie, il est le secret de la perception, ce sur quoi nous devons fonder l’esthétique, fondation sur un infondable donc. Il faut faire de ce tremblement le ressort le plus profond de notre réflexion, rester fidèle à cette découverte d’enfance, Je est un autre. Et c’est en vertu de cette donnée empirique que le flux qui nous entoure et que nous sommes nous-mêmes sont toujours différents d’eux-mêmes, toujours en devenir, insaisissables mais sans aucune transcendance. On pourrait bien dire qu’ils existent en eux-mêmes dans leur propre adéquation, mais si celle-ci est inparcourable, si ne peut en faire le tour, elle n’est qu’une supposition transformée en croyance dogmatique. Rien ne tien(t), ni le monde, ni le soi, ni la perception. Il faut se tenir coûte que coûte à cette dissemblance informe et y vivre.