Un souvenir sans mémoire
La chambre numéro 7. C’est toujours la chambre numéro 7. Les chiffres sur la porte en métal brillent sous la lumière du couloir. Ils sont polis. Le 7 a un angle parfait.
Il ouvre les yeux à 6h42. Ce n’est pas un réveil qui sonne mais une habitude. Les draps sont tirés sur le côté droit du lit. La place est vide. Elle contient un creux, une empreinte qui s’efface déjà. La matière reprend sa forme initiale.
Les épaules apparaissent d’abord. Elles sont à trente centimètres du bord gauche de la pièce. Leur contour se dessine avec précision. Les omoplates forment deux reliefs symétriques sous l’épiderme. La peau est lisse. Elle reflète la lumière qui passe entre les lamelles du store vénitien. Des lignes horizontales alternent, claires et sombres. Elles vibrent sur la surface des épaules quand il cligne des yeux.
Sa main droite se soulève de huit centimètres. Elle flotte au-dessus du drap. Les doigts s’étendent. Ils mesurent l’espace entre lui et le souvenir. La distance exacte est incalculable.
La main se pose maintenant sur sa propre nuque. Elle est chaude. Des mèches de cheveux courts frôlent les phalanges. La sensation dure trois secondes, puis s’interrompt. La main retombe sur le matelas. Le contact produit un son mat.
La respiration continue. Inspiration : 1,2 seconde. Expiration : 1,8 seconde. Le rythme ne varie pas.
La pendule digitale affiche 6h43. Le chiffre 3 devient 4. Il ne fait aucun bruit en changeant.
Cette image revient. Sa fréquence est indéterminée. Les occurrences ne suivent pas de modèle identifiable. Parfois trois jours consécutifs. Parfois un intervalle de vingt-sept jours. Les épaules, la peau, la nuque découverte. La main qui passe. Le souffle qui se répand dans l’air à une distance de quatre à huit centimètres. Ces éléments se reproduisent dans le même ordre.
À 6h47, il se lève. Ses pieds touchent le sol. La température du parquet est de 19,2 degrés Celsius. Il fait quinze pas jusqu’à la salle de bain. Les robinets sont en acier inoxydable. L’eau coule à 38 degrés pendant exactement douze minutes. La vapeur forme un nuage qui obscurcit le miroir rectangulaire.
L’oubli commence à 7h03. Il est progressif. Les contours des épaules deviennent flous. La sensation de peau s’estompe. La nuque se dissout dans le brouillard de la mémoire immédiate.
À 8h17, sur le trottoir, des passants se croisent. Leurs trajectoires forment des lignes qui ne se rencontrent jamais vraiment. Certains visages présentent des caractéristiques familières : un nez droit, des pommettes hautes, une bouche aux commissures légèrement relevées. Aucun n’est le sien.
Il s’imagine qu’elle marche quelque part dans la ville. Ses pas sont réguliers. Ses talons produisent un son qui résonne entre les bâtiments. La distance entre chaque pas est constante : soixante-huit centimètres. Elle regarde droit devant elle. Ses yeux ne dévient pas de leur axe.
Le café s’étend sur 47 mètres carrés. Les tables sont rondes. Leur diamètre est de 65 centimètres. La surface est en marbre artificiel. Des veines grises parcourent la matière blanche. Il s’assoit à la table numéro 12, près de la fenêtre. L’angle lui permet d’observer l’entrée et une portion du trottoir extérieur.
Il commande un café noir. Le liquide remplit la tasse à 93%. Sa température est de 87 degrés. La vapeur s’élève en spirales irrégulières.
Entre 8h22 et 9h05, vingt-sept personnes entrent dans le café. Aucune n’est elle.
Dans cet espace virtuel où les probabilités se calculent, il formule les mots : “Ces images reviennent-elles aussi pour toi, le matin ?” Les syllabes restent suspendues dans l’air, inaudibles. Elles ne parcourent pas les 8743 mètres qui les séparent probablement.
Elle habite dans un immeuble de quatre étages. Les fenêtres sont alignées parfaitement. Les rideaux sont tirés aux deux tiers. L’appartement contient trois pièces et un couloir de 11,2 mètres de long. Des enfants y circulent. Leurs pas produisent des vibrations dans le plancher. Un homme de 43 ans y vit également. Sa présence occupe 76 mètres cubes d’espace.
Si elle était là, assise à la chaise en face, ses lèvres formeraient le mot “non”. La vibration sonore durerait 0,4 seconde. Son regard fixerait un point situé à trois centimètres à gauche de son épaule. Ses doigts seraient écartés de 1,2 centimètre sur la surface de la table. L’alliance en or brillerait sous la lumière artificielle du café.
Il saurait que cette réponse contient 100% de sincérité apparente et 0% de vérité absolue.
Elle ouvre les yeux à 6h23 dans une chambre différente. Le plafond présente des fissures microscopiques que seule une observation attentive révèle. La respiration à côté d’elle est régulière : inspiration 1,7 seconde, expiration 2,2 secondes. L’espace entre les corps est de 8,4 centimètres.
Les images se forment dans son esprit à 6h25. Elles ont la même netteté que les siennes. Les mêmes épaules. La même peau. La même nuque découverte par une main identique. Le même souffle.
À 6h28, elle ferme les yeux. La chaleur revient. Elle se situe précisément entre l’épiderme et la couche de tissus sous-cutanés. Les mains dont elle se souvient ont une température de 36,8 degrés. Les respirations se synchronisent à une distance de 3,2 centimètres. La zone inférieure de l’abdomen enregistre une augmentation thermique de 1,4 degré. Les corps s’enroulent selon un schéma géométrique complexe où chaque point de contact crée une équation d’équilibre parfait.
À 7h02, ces images sont effacées. Le processus est automatique. Le cerveau redirige les influx nerveux vers les tâches quotidiennes. L’effacement est total.
Elle n’y pense plus à 7h03. Elle n’a même pas conscience d’y avoir pensé. Le souvenir du souvenir a disparu.
Les heures s’enchaînent dans un ordre chronologique immuable. 7h04, 7h05, 7h06… Chaque seconde remplace la précédente. Les actions se succèdent : se lever, marcher, parler, sourire, nourrir, nettoyer, organiser, communiquer. Les mots prononcés sont fonctionnels. Ils servent à transmettre des informations nécessaires.
L’atmosphère est composée de 78% d’azote, 21% d’oxygène et 1% d’autres gaz. Elle la respire sans y penser. Sa journée est faite de cette composition chimique et de mouvements précis.
À un moment indéterminé, entre 14h03 et 14h17, une sensation traverse son corps pendant 0,8 seconde. Elle ne peut être nommée. Elle n’appartient à aucune catégorie connue. Elle disparaît avant d’être identifiée.
La fréquence de ces occurrences est comparable à la sienne. Sans modèle. Sans prédiction possible.
L’amour existe dans un espace-temps différent de la réalité mesurable. Ses dimensions ne peuvent être calculées avec les instruments conventionnels. Sa localisation est imprécise : quelque part entre le système nerveux central et les terminaisons périphériques, ou peut-être dans un champ électromagnétique non détecté qui entoure les corps.
Il n’existe ni dans le passé ni dans l’avenir, mais dans une zone intermédiaire où les possibilités se maintiennent sans jamais se concrétiser ni disparaître complètement.
À 23h42, dans deux lieux différents séparés par une distance de 8743 mètres, deux personnes ferment les yeux. Leurs positions sont différentes. Les sons qui les entourent sont distincts. Les odeurs n’ont aucun point commun.
Pourtant, pendant une microseconde, les ondes cérébrales produisent un motif identique. Il est unique. Il ne se reproduit chez aucun autre des 8,3 milliards d’humains sur terre.
Ce soir, la chambre numéro 7 n’existe pas. Elle n’a peut-être jamais existé. Ou elle existe partout, dans chaque chambre, dans chaque souvenir sans mémoire.
La nuit passe. Les heures s’écoulent. Le cycle recommence.