Troubles dans l’imagination
C’est l’histoire d’un malentendu qui dure depuis des années, des décennies. Cela a commencé avec l’ « art numérique » auquel on m’intégra faute de mieux. Certains voulaient y voir des prouesses, un réenchantement du monde, une réappropriation et une réorientation de capacités mal utilisées. Les technologies apparaissaient alors comme des moyens, fabuleux. On parlait d’interactivité, de multimédia, de réalité virtuelle, cyberespace, d’autres mots magiques encore. Certains y croyaient, vraiment. Ils pensaient que cet art allait réaliser la relève de l’art contemporain, sa fin au sens d’une clôture et d’une finalité. Ce fut bien sûr une immense déception puisque la réalité l’est toujours, depuis des générations.
Sans doute le malentendu se poursuit-il avec l’infinitude, l’hyperproduction et les réseaux récursifs de neurones. On me contacte, étudiants et critiques. On me demande de définir mon usage du deep et machine learning. On exige que je résiste à Google et autres GAFA, que je me différencie face à l’innovation. On me parle de détournement et de savoir qui est l’artiste, la machine ou moi. On me pose les mêmes questions.
Il y a un malentendu depuis si longtemps.
Savent-ils qu’il y a une zone ou la réalité et l’imaginaire sont difficiles à distinguer parce que tout se répète au moins deux fois ? Savent-ils que tout ceci est un simulacre et que toutes les résolutions (ces grandes solutions réconciliatrices telles que la singularité et autres divagations théologiques http://www.wayofthefuture.church ) proposées sont des leurres si on les prend au premier degré ? Savent-ils que l’IA ou l’ImA sont une manière de questionner l’inextricabilité réflexive de « notre » intelligence et de « notre » imaginaire, désappropriés dans le mouvement même de leur répétition ? Sont-ils si sûrs d’être intelligents et imaginants ? Sont-ils si certain de ce que humain veut dire ? De la définition et de l’extension ? Savent-ils à quoi ils ont affaire ?
Il y eu donc ce malentendu. Il perdure, au coeur même de ce texte. J’aimerais imaginer une zone grise où l’être humain perdrait sa généralité et où la technique, dans un enlacement, puisse se dérober à son instrumentalité. Pour cela, il faudrait aller au-delà même du décentrement et de la perte. Non pas lutter contre l’anthropomorphisme, mais que sa question ne se pose même plus. Impossible sans doute, le malentendu perdure donc.
Les réseaux récursifs de neurones, le deep ou le machine learning, les generatives recursives networks ne sont pas une question instrumentale, mais sont un imaginaire et celui-ci est toujours déjà une réflexion entre l’humain et la technique. Il ne s’agit pas là de deux entités, à laquelle on pourrait affecter une intentionnalité suivant le mythe de la subjectivité souveraine, mais d’éléments constitués par leur relation. Il n’y eu pas d’abord l’un ou l’autre. Leur invention fut réciproque et n’est l’invention d’aucun sujet.
L’ImA n’est pas l’imagination des machines, mais elle n’est pas non plus l’imagination des humains. Derrière le masque un autre masque disait Nietzsche. Derrière l’être humain une machine et derrière elle un être humain, à l’infini. Il y a quelque chose de comique à nier l’une pour se réfugier dans la certitude apodictique de l’autre, au moment même où il faudrait contester l’essentialité de l’un comme de l’autre. C’est une manière, l’ImA, de douter de nous-mêmes et des machines, des limites et des frontières, de ce qui sépare et de ce qui communique. Nous ne savons plus ce qu’est la faculté de produire des images activement ou passivement. Nous sentons bien que cette faculté est à présent liée au réseau technologique et nous ne ressentons que cette relation sans sujet. C’est pourquoi l’oeuvre d’art n’est pas instrumentale. Elle ne se sert pas des technologies comme de moyens, sachant fort bien que les finalités ne sont fixées par aucune intentionnalité claire à elle-même. Le retour sur soi réflexif, la répétition est trouble. Elle n’est pas la clarté, mais un effondement obscur et un retour au possible du possible.
Nous imaginons les machines nous imaginer (http://chatonsky.net/memories-center ). Elles utilisent les données que nous déposons frénétiquement depuis le mot d’ordre de la participation du Web 2.0. L’hypermnésie était la possibilité d’une mémoire seconde, ressemblante et différente. Un empirisme transcendantal dont les catégories sont définies anthropotechnologiquement. L’expérience de cette limite-là où nous ne pourrons plus nous réfugier en l’être humain que nous croyons être ou dans les technologies. Se désabriter, sans réfuge.