Tendances de l’IA en art contemporain / AI trends in contemporary art

En scrutant attentivement le paysage artistique contemporain troublé par l’intelligence artificielle, on discerne quatre courants distincts, chacun porteur d’une vision singulière et d’une philosophie propre. Ces approches, loin d’être de simples tendances esthétiques, incarnent des postures intellectuelles et éthiques complexes souvent implicites face à l’émergence de cette technologie et de la situation planétaire où nous sommes.

La première voie, que l’on pourrait qualifier de CRITIQUE, s’inscrit dans la lignée de l’École de Francfort et de ses héritiers. Elle appréhende l’IA comme une manifestation paroxystique du capitalisme tardif, pour reprendre les termes de Fredric Jameson. Cette approche, empreinte de la pensée de Theodor Adorno et Max Horkheimer, voit dans l’IA une extension de la “raison instrumentale” qu’ils dénonçaient dans “La Dialectique de la Raison”. Les artistes de ce courant, à l’instar de Trevor Paglen avec ses œuvres comme “Invisible Images”, cherchent à dévoiler les mécanismes cachés et les biais inhérents aux systèmes d’IA. D’autres artistes restent au dehors de cette technologie et la documentent souvent avec les moyens classiques du photoréalisme par des enquêtes de terrain.

Ils s’inspirent également de la critique de la société du spectacle de Guy Debord, voyant dans les productions génératives de l’IA une forme ultime de spectacularisation du réel. Cette posture critique va au-delà d’une simple dénonciation des biais algorithmiques ; elle interroge la nature même de la créativité à l’ère de l’automatisation cognitive. En refusant de céder au “charme esthétique” des productions génératives, ces artistes adoptent une position qui rappelle la “négativité” théorisée par Adorno, considérant que l’art véritable doit résister à la récupération par l’industrie culturelle, dont l’IA serait le dernier avatar.

La deuxième approche, que l’on pourrait nommer NÉO-POP ALGORITHMIQUE, s’inscrit dans la continuité du pop art et du postmodernisme (bien que la relation à ce dernier soit plus compliqué à développer), tout en les dépassant par l’utilisation de l’induction statistique propre à l’IA. Cette pratique fait écho aux réflexions de Jean Baudrillard sur l’hyperréalité et la simulation. Les œuvres générées par IA dans ce courant sont souvent “kitsch”. Elles incarnent ce que Baudrillard appelait le “simulacre de troisième ordre”, où la distinction entre le réel et sa représentation s’effondre. Dans l’affirmation de ce kitsch il y a l’ironie propre aux années 90 et à l’absence d’alternative du néolibéralisme, le sentiment généralisé d’un déjà vu.

Cette approche trouve un écho particulier dans les pensées de la répétition et de la différence. Les œuvres générées par IA, dans leur caractère sériel et leur variation infinitésimale, illustrent parfaitement cette idée d’une répétition qui produit de la différence et d’une différence qui ne cesse de se répéter. Elle semble poursuivre la tendance de l’époque précédente qui fut marquée par la postproduction.

La troisième voie, MÉTAMORPHIQUE ET VITALISTE, puise ses racines dans un néo-vitalisme vaguement inspiré à la fois par Henri Bergson et Gilbert Simondon. Cette approche voit dans les GAN (Generative Adversarial Networks) une analogie avec l’élan vital bergsonien, cette force créatrice immanente à la vie. Les œuvres de ce courant, comme celles de Sofia Crespo, tentent souvent de réconcilier technique et nature en observant une analogie entre le développement des plantes et ceux des images d’IA, même si cette analogie est sans relation de causalité et relève de la métaphore. Ces pratiques sont souvent esthétisantes et forment un nouveau vitalisme ou thomisme qui n’a qu’un lointain rapport avec le vitalisme philosophique. Ils accordent une valeur morale à la nature qui devrait nous servir de modèle pour modifier notre conception moderniste et écocide de la Terre.

Cette approche métamorphique s’inscrit dans une réflexion plus large sur ce que Bernard Stiegler nommait la “pharmacologie” de la technique, c’est-à-dire sa nature ambivalente, à la fois remède et poison. Les artistes de ce courant cherchent à réconcilier la technosphère et la biosphère, avec une vision parfois naïve de l’harmonie et de la transformation de toutes choses.

Enfin, l’approche ANTHROPOTECHNOLOGIQUE s’ancre dans la tradition philosophique de la phénoménologie et du matérialisme spéculatif, tout en les poussant vers de nouveaux horizons parce qu’ils sont peut être inconciliables. Cette perspective fait écho aux réflexions de Martin Heidegger sur la technique comme “dévoilement”, mais aussi comme risque d’un “arraisonnement” total de l’être. L’IA, dans cette optique, n’est pas simplement un outil, mais une manifestation de ce que Bernard Stiegler appelait l'”extériorisation” de la mémoire et de la cognition humaines.

Les œuvres relevant de cette approche explorent ce que le philosophe Günther Anders nommait l'”obsolescence de l’homme”, c’est-à-dire le décalage croissant entre les capacités humaines et celles des machines, sans pour autant affecter une valeur négative à cette disparition. Plutôt que de sombrer dans un pessimisme technophobe, ces artistes cherchent à négocier de nouvelles formes de subjectivité ou de finitude à l’ère de l’IA en expérimentant radicalement cette dernière. De sorte que leur pratique consiste souvent en un dialogue avec l’IA.

Ils font écho aux réflexions de Rosi Braidotti sur le “post-humain”, envisageant l’IA non pas comme une menace existentielle, mais comme une opportunité de repenser notre conception de l’humain et de sa place dans le monde. L’IA devient le médium d’une humanité devenue étrangère à elle-même, sans visage, bientôt squelette subsistant dans un paysage désertique. Souvent cette paradoxale inhumanité qui frôle l’humanité, s’appuie sur le thème de l’extinction de l’espèce humaine pour montrer comment l’automobilité de cette mémoire anthropologique traitée par l’IA nous désapproprie de notre propre passé.

Ces quatre tendances, loin d’être exhaustives ou mutuellement exclusives, dessinent un paysage complexe où l’art, la philosophie et la technologie s’entremêlent de manière inédite. Elles nous invitent à dépasser les oppositions simplistes entre technophilie et technophobie pour embrasser une compréhension plus nuancée et critique des implications esthétiques, éthiques et ontologiques de l’IA dans le champ artistique contemporain et terrestre.



A close look at the contemporary artistic landscape shaped by artificial intelligence reveals four distinct currents, each with its own singular vision and philosophy. Far from being mere aesthetic trends, these approaches embody complex intellectual and ethical postures in the face of the emergence of this technology and the planetary situation in which we find ourselves.
The first approach, which could be described as critical, follows in the footsteps of the Frankfurt School and its heirs. It sees AI as a paroxysmal manifestation of late capitalism, in the words of Fredric Jameson. This approach, imbued with the thought of Theodor Adorno and Max Horkheimer, sees AI as an extension of the “instrumental reason” they denounced in “The Dialectic of Reason”. Artists in this movement, such as Trevor Paglen with works like “Invisible Images”, seek to reveal the hidden mechanisms and biases inherent in AI systems.
They are also inspired by Guy Debord’s critique of the society of the spectacle, seeing in the generative productions of AI an ultimate form of spectacularization of reality. This critical stance goes beyond a simple denunciation of algorithmic biases; it questions the very nature of creativity in the age of cognitive automation. By refusing to give in to the “aesthetic charm” of generative productions, these artists adopt a position reminiscent of the “negativity” theorized by Adorno, considering that true art must resist recuperation by the cultural industry, of which AI would be the latest avatar.
The second approach, which could be called algorithmic neo-pop, follows in the footsteps of pop art and postmodernism, but goes beyond them through the use of AI’s own statistical induction. This practice echoes Jean Baudrillard’s reflections on hyperreality and simulation. The AI-generated works in this current are often “kitsch”; they embody what Baudrillard called the “third-order simulacrum”, where the distinction between the real and its representation totally collapses. In the affirmation of this kitsch, there is the irony of the 90s and the absence of an alternative to neoliberalism.
This approach finds a particular echo in thoughts of repetition and difference. AI-generated works, in their serial character and infinitesimal variation, perfectly illustrate this idea of repetition producing difference.

The third path, metamorphic, has its roots in a neo-vitalism inspired by both Henri Bergson and Gilbert Simondon. This approach sees in GANs (Generative Adversarial Networks) an analogy with the Bergsonian élan vital, the creative force immanent to life. The works of this movement, such as those by Sofia Crespo, often attempt to reconcile technique and technology. It often attempts to reconcile technology and nature by observing an analogy between the development of plants and that of AI images, even if this analogy is not causal. These practices are often aestheticized, forming a new vitalism that bears only a distant resemblance to philosophical vitalism, in which nature is accorded a moral value that should serve as a model for modifying our modernist, ecocidal conception of the Earth.

This metamorphic approach is part of a broader reflection on what Bernard Stiegler calls the “pharmacology” of technology, i.e. its ambivalent nature, both remedy and poison. Artists in this movement seek to reconcile the technosphere and the biosphere, with a sometimes naive vision of harmony.

Finally, the anthropotechnological approach is rooted in the philosophical tradition of phenomenology and speculative materialism, while pushing it towards new horizons because they are perhaps irreconcilable. This perspective echoes Martin Heidegger’s reflections on technology as “unveiling”, but also as the risk of a total “arraisonnement” of being. From this perspective, AI is not simply a tool, but a manifestation of what Bernard Stiegler has called the “exteriorization” of human memory and cognition.

Works in this vein explore what the philosopher Günther Anders called the “obsolescence of man”, i.e. the growing gap between human capacities and those of machines, without assigning a negative value to this disappearance. Rather than sinking into technophobic pessimism, these artists seek to negotiate new forms of subjectivity in the age of AI. They echo Rosi Braidotti’s reflections on the “post-human”, seeing AI not as an existential threat, but as an opportunity to radically rethink our conception of the human and its place in the world. AI becomes the medium for a humanity that has become alien to itself, faceless, soon to be a skeleton subsisting in a desert landscape. This paradoxical inhumanity, which verges on humanity, often draws on the theme of the extinction of the human species to show how the automability of this anthropological memory processed by AI deprives us of our own past.

These four trends, far from being exhaustive or mutually exclusive, outline a complex landscape where art, philosophy and technology intertwine in unprecedented ways. They invite us to move beyond simplistic oppositions between technophilia and technophobia to embrace a more nuanced and critical understanding of the aesthetic, ethical and ontological implications of AI in the contemporary and terrestrial art field.