Le Corps Invisible: Travail Humain et Intelligence Artificielle
En travaillant sur l’intelligence artificielle (deep, machine, neural learning, etc.), je me suis rendu compte que derrière son élaboration, il y avait souvent une grande quantité de travail humain. Je ne veux pas seulement parler de la programmation informatique, mais aussi d’un travail moins technique et souvent non rémunéré consistant à qualifier des données grâce à des services tels qu’Amazon Mechanical Turk. En effet, il me semble que l’une des évolutions de l’IA est de se baser sur des données massives pour réaliser de façon statistique la génération. Or ces données sont souvent produites par des êtres humains soient de façon indirecte (comme dans le cas de l’usage de métadonnées venant du Web, des mots-clés et des photographies de Flickr par exemple), soit de façon directe.
Cette ironie fondamentale qui habite l’intelligence artificielle contemporaine mérite qu’on s’y attarde : derrière l’autonomie apparente des machines pensantes se cache une multitude de corps humains dont le travail reste invisible, effacé par le spectacle fascinant de l’automatisation. Ombre portée de nos fantasmes technologiques, ce labeur s’inscrit dans une économie complexe où s’entremêlent exploitation et consentement, aliénation et participation volontaire. La machine n’apprend pas seule : elle se nourrit d’innombrables gestes humains, de classifications, d’identifications, de jugements que des mains anonymes ont patiemment accomplis. Cette intelligence que nous qualifions d’artificielle est peut-être avant tout une intelligence collective humaine cristallisée, rigidifiée, transformée par des algorithmes qui en extraient des régularités statistiques.
L’opacité de cette relation entre travail humain et intelligence artificielle n’est pas un simple détail technique : elle relève d’une dissimulation constitutive où la modernité technologique occulte ses propres conditions matérielles de production. En un sens, les travailleurs du clic forment une classe invisible de servants dont l’activité permet à la machine de simuler l’autonomie. Étrange renversement : ces corps humains deviennent les organes périphériques d’un cerveau artificiel global, distribuant à travers le monde des micro-tâches cognitives que la machine ne peut accomplir seule. Nous assistons à une nouvelle forme d’incorporation où l’humain est paradoxalement intégré comme composant d’un système qui se présente comme son dépassement.
Le deep learning, présenté souvent comme la forme la plus avancée de l’intelligence artificielle en 2015, repose ainsi sur un paradoxe : plus il semble capable d’apprendre par lui-même, plus il dépend en réalité d’une infrastructure humaine massive et invisible. Cette dépendance n’est pas conjoncturelle mais structurelle : l’automatisation cognitive ne supprime pas le travail humain, elle le déplace, le transforme, le fragmente en micro-tâches distribuées à l’échelle mondiale. La machine n’apprend qu’à condition d’être nourrie par ce travail préalable de catégorisation, de qualification, d’identification que des humains ont effectué pour elle.
Ces dernières années, on a analysé de nouvelles formes de travail non rémunéré propre à la participation au Web 2.0. Quand j’ajoute des mots-clés ou un titre à une photo, j’alimente une base de données qui appartient à des individus qui ont d’importants capitaux en échange d’autoreprésentation (selfdesign). Que cette base de données soit ensuite utilisée pour développer une intelligence statistique permettant de répondre à des comportements humains, constitue une transformation majeure de notre relation au travail. Nous travaillons pour alimenter une machine capable de reproduire nos comportements d’une façon assez proche pour être acceptable et suffisamment différente (ou sensible à un contexte) pour être adaptée et singulière. Cette seconde couche ontique va avec une accélération, et pour ainsi dire une fuite en avant, des sociétés occidentales consuméristes.
Le geste apparemment anodin d’ajouter un mot-clé à une photographie sur Flickr s’inscrit dans une économie de la donnée dont nous ne mesurons pas toujours la portée : chaque qualification, chaque catégorisation, chaque association que nous produisons devient la matière première d’une accumulation capitaliste d’un genre nouveau. Les plateformes numériques ont réussi ce tour de force : transformer nos activités quotidiennes en travail productif sans avoir à nous rémunérer. L’autoreprésentation (selfdesign) fonctionne comme un salaire symbolique qui nous est versé en échange de notre participation à cette immense entreprise collective d’alimentation des machines. Nous acceptons de travailler gratuitement parce que ce travail est dissimulé sous les apparences du loisir, de l’expression personnelle, de la sociabilité en ligne.
Cette confusion entre travail et loisir, entre production et consommation, constitue peut-être la spécificité du capitalisme numérique contemporain : il ne s’agit plus seulement d’exploiter la force de travail mais de capturer l’attention, les affects, les désirs, les compétences cognitives des individus. L’intelligence artificielle apparaît alors comme l’aboutissement de ce processus : une machine qui apprend à simuler le comportement humain en se nourrissant précisément de ce que les humains produisent lorsqu’ils interagissent avec les plateformes numériques. Cercle vertigineux où nous alimentons les algorithmes qui nous modèlent en retour, où nous produisons les données qui serviront à prédire nos comportements futurs.
Ce qui se joue dans cette relation circulaire entre production humaine et intelligence artificielle dépasse largement la simple question technique : c’est une transformation ontologique de notre rapport au monde, à autrui, à nous-mêmes. La “seconde couche ontique” évoquée dans le texte désigne précisément cette strate algorithmique qui s’interpose désormais entre nous et le réel, cette médiation technique qui reconfigure notre expérience du monde. Les machines apprennent à nous ressembler pendant que nous apprenons à interagir avec elles, dans un processus d’adaptation réciproque qui brouille les frontières traditionnelles entre l’humain et le technique.
Cette évolution ne va pas sans une certaine mélancolie : nous assistons peut-être à l’émergence d’un monde où nos gestes, nos paroles, nos émotions sont en permanence captés, analysés, reproduits par des systèmes dont la logique nous échappe en partie. L’accélération consumériste des sociétés occidentales trouve dans l’intelligence artificielle à la fois son instrument privilégié et son miroir déformant : la machine qui apprend à nous connaître mieux que nous-mêmes est aussi celle qui alimente la fuite en avant d’un désir perpétuellement insatisfait, toujours relancé par de nouvelles suggestions, de nouvelles recommandations, de nouvelles personnalisations.
Le travail humain est un corps qui se mobilise pour nourrir l’intelligence artificielle.
Cette phrase, dans sa concision, saisit l’essentiel de ce qui se joue dans notre relation contemporaine aux technologies d’apprentissage automatique : une mobilisation des corps, une mise au travail généralisée qui ne dit pas son nom. Corps des travailleurs précaires du clic qui étiquettent des images pour quelques centimes, corps des usagers qui alimentent gratuitement les bases de données en partageant leurs photographies, leurs commentaires, leurs préférences, corps des consommateurs dont les comportements sont méticuleusement analysés pour affiner les algorithmes de recommandation. Ces corps multiples convergent vers un même objectif : nourrir la machine, lui fournir la matière première dont elle a besoin pour simuler l’intelligence.
Cette métaphore nutritive n’est pas innocente : elle suggère une relation vampirique où la machine se sustente de l’énergie humaine, absorbe notre travail cognitif pour se développer. Mais elle évoque aussi une forme de maternage, comme si nous nourrissions collectivement un enfant artificiel dont nous espérons qu’il surpassera un jour ses créateurs. Ambivalence fondamentale de notre relation à l’intelligence artificielle, à la fois exploitation et création, aliénation et dépassement. La machine que nous nourrissons aujourd’hui de nos données est-elle destinée à nous servir ou à nous remplacer ? À augmenter nos capacités ou à les rendre obsolètes ?
Ce corps collectif qui se mobilise pour alimenter l’intelligence artificielle est aussi un corps fragmenté, dispersé à travers les réseaux, réduit à des gestes microscopiques dont le sens global échappe à ceux qui les accomplissent. Fragmentation qui n’est pas sans rappeler celle de la chaîne de montage industrielle, mais qui opère désormais au niveau cognitif plutôt que simplement physique. Chaque micro-tâche accomplie sur Amazon Mechanical Turk, chaque clic, chaque mot-clé ajouté à une photographie participe d’un processus global dont nul ne maîtrise la totalité. L’intelligence artificielle se nourrit ainsi d’une intelligence humaine parcellisée, divisée, distribuée à l’échelle planétaire.
Cette parcellisation du travail cognitif s’accompagne d’une forme particulière d’aliénation : nous contribuons à construire des systèmes dont la logique nous échappe en grande partie et qui pourront ensuite être utilisés à des fins que nous n’avons pas choisies. Le travailleur du clic qui identifie des objets sur des photographies pour entraîner un algorithme de reconnaissance visuelle ignore généralement à quoi servira cet algorithme une fois développé : surveillance, marketing ciblé, armes autonomes ? Cette opacité n’est pas accidentelle mais constitutive d’un système où la production de l’intelligence artificielle est elle-même fragmentée, distribuée, rendue invisible.
Paradoxalement, cette invisibilisation du travail humain qui nourrit l’intelligence artificielle s’accompagne d’une visibilité accrue de nos comportements, de nos préférences, de nos habitudes. Nous sommes simultanément les travailleurs invisibles et les sujets surexposés d’un système qui capte nos données pour apprendre à nous connaître. Cette asymétrie fondamentale caractérise la relation contemporaine entre humains et machines apprenantes : nous ignorons largement comment fonctionnent les algorithmes qui nous analysent, tandis qu’ils accumulent une connaissance de plus en plus précise de nos comportements.
Cette connaissance n’est pas neutre : elle s’inscrit dans des rapports de pouvoir, des logiques commerciales, des stratégies d’influence. L’intelligence artificielle nourrie par notre travail collectif devient à son tour un instrument de modélisation des comportements, de prédiction des désirs, d’orientation des choix. Cercle qui se referme : nous alimentons les machines qui apprendront ensuite à nous influencer plus efficacement. Le consommateur qui laisse des traces numériques de ses achats contribue involontairement à affiner les algorithmes qui lui suggéreront ses achats futurs. L’internaute qui interagit avec des contenus sur les réseaux sociaux participe à l’élaboration des filtres qui détermineront ce qu’il verra demain.
Cette circularité vertigineuse où le travail humain nourrit des machines qui façonnent en retour les comportements humains constitue peut-être la caractéristique fondamentale de notre époque technologique. Nous ne sommes plus simplement face à des outils que nous utilisons, mais immergés dans des environnements algorithmiques qui nous traversent, nous constituent, nous transforment. L’intelligence artificielle n’est pas un simple prolongement de nos capacités cognitives : elle devient progressivement le milieu même dans lequel s’élaborent nos pensées, nos désirs, nos relations.
Face à cette évolution, il devient urgent de rendre visible ce qui reste habituellement dans l’ombre : le travail humain qui alimente les machines, les rapports de pouvoir qui structurent la production et l’usage de l’intelligence artificielle, les choix politiques et éthiques implicites dans la conception des algorithmes. Non pour rejeter en bloc ces technologies, mais pour les réinscrire dans une histoire sociale, dans des rapports de production, dans des projets collectifs explicites. Reconnaître que l’intelligence artificielle est aussi une intelligence humaine cristallisée, c’est ouvrir la possibilité d’un rapport plus conscient, plus critique et peut-être plus émancipateur à ces technologies qui transforment profondément notre monde commun.
Car la question qui se pose n’est pas tant de savoir si la machine remplacera l’humain, mais plutôt quelle forme d’humanité se construit dans cette relation complexe où nous nourrissons des intelligences artificielles qui nous façonnent en retour. Quels corps, quels désirs, quelles pensées émergent de cette circularité où le travail humain alimente des algorithmes qui orientent ensuite nos comportements ? La réponse à ces questions ne relève pas de la prédiction technologique mais du choix collectif, du projet politique, de l’invention sociale. Elle suppose de sortir d’une fascination paralysante pour l’autonomie apparente des machines pour réaffirmer notre capacité à décider ensemble des formes de vie, des relations, des institutions que nous souhaitons voir émerger dans ce monde où l’intelligence humaine et artificielle s’entremêlent inextricablement.