Transmédia et intermédia

Il y a souvent dans les discours vantant le transmedia une quête d’absolu intégral. Le transmedia est pour beaucoup la possibilité de dépasser la limitation de la fiction classique. Mais quelle est cette limitation? Pourquoi la dépasser? Comment fonctionne-t-elle et que nous fait-elle au juste? Ces interrogations ouvrent un champ de réflexion qui dépasse largement les enjeux du divertissement contemporain pour toucher à des questions ontologiques fondamentales: quelle relation entretenons-nous avec la fiction, et à travers elle, avec notre propre finitude?

En passant d’un média à un autre, le transmédia déborderait le cadre et ainsi rendrait plus réelle la fiction: le spectateur deviendrait le joueur de sa propre existence. N’y a-t-il pas dans cette promesse l’écho d’un fantasme immémorial, celui d’abolir la frontière entre représentation et réalité? Négativement l’isolement du médium est alors compris comme impliquant une limitation perceptive, alors que le but à atteindre serait l’immersive narrative, cette immersion totale qui ne laisserait subsister aucune distance entre le sujet et l’objet de son expérience. L’idéologie transmédiatique est souvent tournée contre la finitude du simulacre et pour la réalisation (au sens de rendre réel) de la fiction. On trouve entre cette idéologie et celle qui fut portée par la réalité virtuelle dans les années 90 beaucoup de points communs: même quête d’une présence absolue, même rêve d’une expérience sans reste.

Faut-il s’étonner, au regard de cet argument de vente, que les fictions transmédiatiques prennent le plus souvent des formes très classiques et explorent des genres déjà donnés, tout comme le fait le jeu vidéo? Cette observation révèle un paradoxe fondamental: tandis que le transmedia prétend révolutionner notre rapport à la fiction, il reste profondément conservateur dans ses contenus. L’usage de fictions déjà données implique que la fiction est considérée comme acquise, comme préexistant à l’élaboration d’une fiction singulière, cette dernière se reposant sur un sol commun et laissant de côté la genèse de la fiction. La fiction n’est plus à refaire, encore et encore, ses conditions de possibilités ne sont plus à élaborer – elle devient simple contenu à déployer sur différents supports.

La notion même de transmédia indique bien qu’au-delà des fragments d’histoires dispersés sur plusieurs supports, il y a une unité qui les dépasse (trans), un ordre plus réel, un logos, une Forme Idéale. Cette conception platonicienne ne témoigne-t-elle pas d’une nostalgie métaphysique, d’un désir de transcendance dans un monde apparemment désenchanté? Sans doute est-ce du fait de cette racine étymologique et de cette priorité de l’ordre logique sur le désordre esthétique, que j’ai une certaine réticence à employer ce mot car j’ai le sentiment que le sens des mots, que nous les acceptions ou non, décident pour nous dans le silence de notre pensée.

Sans doute ma préférence se tourne-t-elle plutôt vers la fiction intermédiatique, l’inter désignant ici un espacement entre les supports et permettant de sauvegarder le caractère fragmentaire, parcellaire, incomplet de chaque élément. La fiction intermédiatique permet de préserver la solitude des histoires, solitude qui n’est pas isolement stérile mais condition même de leur résonance mutuelle. La Fiction sans Narration (FsN) est intermédiatique par essence, acceptant la béance constitutive de l’expérience esthétique. Le transmédia est narratif par nature, la narration étant justement cet ordre supérieur qui vient organiser les parties en une totalité organisée. Il y a un conflit inaperçu entre la fiction et la narration, la fiction étant de l’ordre du contingent et la narration de la nécessité, ou encore d’un côté l’imagination qui multiplie les possibles et de l’autre l’autorité qui unifie dans une structure causale.

On peut penser que ce débat entre le transmédia et l’intermédia pose les mêmes questions fondamentales que le débat épistémologique entre la transdisciplinarité et l’interdisciplinarité. La seconde cherche à déstabiliser les cadres académiques en faisant travailler ensemble des chercheurs provenant de spécialités différentes, mais aucun savoir ne surplombe les autres dans une hiérarchie préétablie. La transdisciplinarité estime pour sa part qu’en abordant plusieurs disciplines, une méta-discipline voit le jour et construit un savoir plus complet parce qu’intégré dans un cadre unificateur. En ce sens, le transmédia serait plus réel parce que chaque média cumulerait sa puissance avec les autres jusqu’à se répandre dans l’intimité même du spectateur devenu acteur. Le caractère invasif du transmédia a pour objectif de provoquer une immersion fruit d’une totalisation des expériences, alors que l’intermédiatique ouvre un flottement, une hésitation portant sur l’articulation même d’un support avec un autre support: le manque est à la puissance de chaque fragment, créant ainsi une tension productive.

Le transmédia pense qu’il est non seulement souhaitable mais encore simplement possible de combler la lacune de l’expérience, de raturer le néant, de totaliser la perception. Cette ambition ne révèle-t-elle pas une forme de déni face à la finitude constitutive de toute expérience? Le transmédia est du côté de la fusion esthétique, de l’Un retrouvé, de la consolation métaphysique, tandis que l’intermédia est du côté du paradoxe du sens intime, de la perception comme dédoublement perceptif et du montage dialectique tel que l’entendait Walter Benjamin. Cette distinction recoupe celle entre deux conceptions de l’expérience esthétique: l’une qui vise l’abolition de la distance, l’autre qui fait de cette distance même le lieu d’une intensité.

Tandis que le transmédia place des médias sur plusieurs supports selon un plan d’ensemble prédéterminé à la manière d’une chasse au trésor, l’intermédia abandonne des médias sans vision panoptique, acceptant l’incomplétude de toute perspective singulière. Les visiteurs n’ont pas à retrouver le plan divin originaire, à refaire le plan de l’auteur comme s’il existait une vérité transcendante à découvrir; la seule nécessité devient la contingence elle-même dans son immanence radicale. Ainsi, lorsque Jean-Pierre Balpe dissémine au fil de ses différents projets sur le réseau des fragments sans les lier de façon explicite (même si les relations sont nombreuses de texte en texte), il produit une solitude de la fiction elle-même. Les histoires peuplent le réseau par leurs solitudes car on sait que certains éléments resteront inaccessibles et ce reste, le savoir impliqué par la conscience de ce reste est plus réel, plus vivant, plus vibrant que l’ontologie naïve impliquée par le transmédia. Avec l’intermédia, le monde de la fiction est plus grand que notre perception, excès qui constitue précisément sa puissance d’évocation.

Cette absence de plan, c’est-à-dire de loi surplombante, me semble être la condition d’une géographie au sens où l’entendait Félix Guattari: non pas représentation d’un territoire préexistant, mais production d’un espace de relations immanentes qui se déploie à mesure qu’on le parcourt. Cette géographie s’oppose à l’histoire comme la contingence s’oppose à la nécessité, comme l’immanence s’oppose à la transcendance.

On voit là apparaître deux conceptions antagonistes de la fiction. D’une part, une fiction classique qui se déploie selon une logique narrative prédéterminée, d’autre part un destin contemporain de la fiction qui prend en compte ses propres conditions de possibilité et assume sa contingence constitutive. On voit aussi deux pensées de l’existence et de l’ontologie s’élaborer par ces deux conceptions narratologiques: une pensée de l’absolu intégral et de l’unité retrouvée, une pensée de l’infinitude (la finitude comme non finie) et du fragment originaire qui ne renvoie à aucune totalité préalable. Le transmédia et l’intermédia nous parlent en définitive de deux mondes, de deux manières d’habiter l’existence: un monde déjà donné où il ne s’agirait que de reconstituer une unité perdue, un monde possible qui reste à inventer dans la contingence de ses relations.