La todofiction contre le storytelling

Le succès de la notion de storytelling peut sembler bien étrange au regard de son caractère convenu. Le fait de conceptualiser la narration propre à la généralisation de la médiatisation est un phénomène connu depuis les pop art et les années 50-60. Cette notion est donc plutôt à considérer comme le symptôme du décalage entre l’état de la société et l’imagination sociale que comme un concept actif. Elle constitue le signe d’un temps de retard.

Il n’empêche que le storytelling est utilisé à tout bout de champ et l’une de ses applications est la « nouvelle narration » sur le Web et en VR. Il permet aux agences de communication et publicité d’affirmer que ce sont eux les nouveaux narrateurs, qu’ils ont des auteurs et, comme on dit, des « créatifs » allant de la scénarisation à la réalisation et à la postproduction. Le storytelling s’applique donc d’abord à lui-même. Il permet au capitalisme de déplacer la notion de création à leur domaine propre et de s’approprier la fiction.

Il peut sembler étonnant que les expériences menées sur la narration interactive, générative et variable des années 80 aux années 2000 n’aient pas eu une descendance plus riche. En particulier, les écrits de Jean-Louis Boissier (La relation comme forme et L’écran comme mobile) sur l’image et le réseau sont peu cités alors qu’ils proposent un modèle narratologique adapté à l’interactivité et à l’imaginaire en réseau. Le travail de David Blair avec Wax (https://www.youtube.com/watch?v=aDzl6SBCX0c) reste une promesse à venir. Tout se passe comme si cette utopie, qu’il faut sans doute rapprocher de celle du cinéma muet dont parlait Godard, était restée lettre morte et qu’ainsi son potentiel restait suspendu à titre de pure possibilité.

La fiction VR et Web, grâce au concept fourre-tout de storytelling, reste fondée sur un modèle réactionnaire d’un point de vue narratif. Elle ne met à jour que son support technique sans utiliser cette occasion pour rénover radicalement son langage, les innovations sont en ce domaine minime, et par là même la structure de la fiction ainsi que son esthétique. On est souvent plus proche du QTVR que d’une ambitieuse fiction. Le storytelling a été donc utilisé pour poursuivre la fiction dans sa forme narrative qui suppose un narrateur qui « tell the story » et qui par là même impose un point de vue, une temporalité et un spectre d’interprétations.

On peut opposer à l’idéologie du storytelling la todofiction qui est une fiction à faire, au double sens où n’étant pas déjà constituée le regardeur doit la produire et où elle reste incertaine et raconte peut-être cette incertitude même. De la sorte, la todofiction ne réalise pas la grande synthèse narrative qui permet de guérir de la blessure de l’existence qui est, comme le soulignait Bergson, mal ficelée, avec des répétitions, des événements insignifiants. La todofiction se rapproche au plus près de la contingence existentielle et ontologique, car elle ne leur superpose pas une unité synthétique.