La Terre-machine
Un monde s’était donc effondré, le monde du déterminisme classique qui promettait une possible reconstitution totale, entendez divine, de la réalité. La promesse était différée à jamais, mais elle permettait de constituer un au-delà de l’humain qui nous définissait. L’impossibilité de la connaissance absolue était la preuve même de la nécessité de sa réalisation.
Cet effondrement nous a privés de cette extériorité qui nous guidait en posant des bornes et des horizons. Mais nous ne sommes pas restés dans le lent mouvement de sa dislocation — cela aurait-il même été possible ? Quelques décennies après la physique quantique, selon un fil historique qui est bien antérieur, la machine universelle a reconstitué la promesse de la limite : une machine, aussi simple soit-elle, pouvait produire toutes les autres machines, et les opérations logiques étaient réductibles à un battement binaire. Le formalisme logique, comme les mathématiques modernes, ne définissait pas les éléments mais les relations entre les éléments.
En quelques années, cette machine est devenue numérique qui, à la manière d’une boîte noire, a recréé la promesse dans un espace restreint. Toutes les opérations pouvaient logiquement et causalement être reproduites, alors qu’au-dehors, dans le monde non informatique, la perte à petite échelle de l’observation neutre nous avait fait perdre la possibilité de la connaissance complète qui aurait dû intégrer toutes les dimensions. Nous nous sommes détournés du monde pour produire une sous-partie de monde (l’ordinateur) afin de pouvoir retrouver nos rêves à jamais différés de connaissance absolue. Dans les circuits et les processeurs, nous pouvions reproduire, encore et encore, les mêmes séquences comme si nous détenions ainsi un laboratoire parfait parce que sans contraintes.
Il y eut comme un renversement du monde qui s’est retourné comme un gant dans la boîte noire de l’ordinateur. Tout le monde a été englouti. Nous avons d’abord essayé de modéliser le monde tel que nous le connaissions, mais c’était encore trop humain, notre expertise était un leurre, car il aurait fallu articuler parfaitement l’extension et la définition. Alors, nous avons demandé à tous de déposer dans les machines leurs mémoires pour nourrir leurs réseaux artificiels de neurones et qu’elles apprennent à reproduire ce que nous y avions mis. Au moment même où nous touchions au but, atteindre une connaissance absolue, celui-ci s’est déplacé parce que ce que nous utilisions pour l’atteindre nous en éloignait. La boîte noire était aussi incompréhensible que la réalité en sa totalité. Cela allait trop vite. La question n’était pas celle de l’intelligence (artificielle), mais du système nerveux (artificiel). Nous étions pris de vitesse à notre tour dans une boucle impossible à démêler. Nos conditions a priori de perception et de synthèse étaient bouleversées par l’environnement technique que nous produisions autant qu’il nous produisait. Le réalisme n’ouvrait plus la voie à la réalité, mais était constitutif du projet d’un hétérocosmos, ou d’une autre planète qui aurait pu être la nôtre. Cette connaissance que nous désirions, et qui nous a fait passer de la contemplation à la production du monde (Harendt, La crise de la culture, p.84), n’était ni le dehors ni dedans, c’était seulement autre chose qui lui ressemblait et dont l’œuvre d’art, peut être même plus que la science, avait été le signe avant-coureur : que quelque chose d’autre enfin puisse advenir, un redoublement qui soit une première fois. Une machine à différences qui serait une réponse à la question “Pourquoi avons-nous besoin de plus d’un monde ?”