Les technologies sans la technique
Lorsque je repasse le fil des événements, il m’est difficile de dire si j’avais enfant un attrait pour la technique. L’ordinateur était le domaine réservé de mon frère, de mon côté je préférais lire et dessiner. C’est sans doute la raison pour laquelle ma pratique reste à côté de la technique, elle la questionne mais sans pour autant la prendre comme un objet à part. J’avoue même un certain manque d’intérêt par rapport aux expérimentations artistiques geek, fascinés par les floculations de pixels, les lignes brisées vectorielles, ce que je nomme l’art-screensaver (bien qu’il y ait parfois en cela des découvertes). Je ne me sens ni à ma place dans l’art numérique ni dans l’art contemporain. Simplement un peu décalé parce qu’il manque encore un langage.
Alors pourquoi cet appareillage, pourquoi cette omniprésence des machines tant dans ma pratique artistique que dans mes soucis théoriques? C’est qu’il y a sans doute quelque chose qui effleure dans ces technologies, et qui sans être elles, les touchent. Ce sont sans doute des effets de surface: des images qui ne cessent de varier, des histoires indéterminées, des voix qui ne s’adressent à personne parce qu’elles ne cessent jamais. Il y a en cela du flux, quelque chose de continu mais qui peut cesser, une relation du local au global qui est turbulente et imprévisible, simplement est-elle sensible. On pourrait dès lors penser que la machine est un moyen pour obtenir cet effet d’infinitude (et non d’infini), mais c’est autre chose encore, car il y a une certaine excitation devant les boutons, devant les fils, les cartes, les nouveaux logiciels, et cette excitation est toute sauf fétichiste, elle est plutôt cognitive. Ce sont des occasions d’apprendre, encore et toujours. Lorsqu’on manie un nouveau logiciel, il y a un effort, une rigueur à le prendre en main et à lire la documentation et cette connaissance ne sera pas morte, elle deviendra immédiatement active, produisant quelque chose, image ou son ou texte, qui était certes dans le spectre de possibilité du programme mais qui n’avait pas encore eu lieu (fut-ce virtuellement). Avec on pourra donc continuer à jour. Peut-être n’ai-je voulu que cela.
Il y a au travers de la technologie (et non en elle dans son monde clôt) la capacité d’ajouter quelque chose au monde, et non pas simplement de répondre à un mot d’ordre, à une commission dans un relai de causalité qui nous soumet un peu plus chaque jour. Cette liberté est une responsabilité, car il faut travailler, aimer cette tentation de l’ajout, de la production, encore et toujours, même si la perte de sens est toujours proche, toujours là, même si cela semble vain. En ce sens, au travers de la technologie, il y a aussi la possibilité d’un flux de travail: laisser tourner les machines, calculer encore et toujours. Au-delà du fétichisme technique, si complice de la finissante société de consommation, il y a des flux sauvages, turbulents, une manière d’organiser sa vie pour qu’autre chose que soi arrive par soi.