Surproductions de l’imagination logicielle et humaine
En vue de produire une très grande quantité de documents en continu, il existe au moins deux stratégies dont la complémentarité est révélatrice de notre époque.
D’une part, la génération logicielle permet de produire une quasi-infinité de médias (texte, musique et image). La difficulté consiste souvent, lorsqu’on souhaite dépasser l’approche formaliste abstraite (nuées de pixels et autres lieux communs de ce qui s’est appelé à une époque l’art numérique), à parvenir à modéliser un résultat convaincant. Il s’agit en quelque sorte d’un test de Turing culturel : en voyant le résultat, sans en connaître la provenance, estimons-nous qu’il appartient à une série préexistante, c’est-à-dire la machine est-elle capable de nous tromper et de produire un résultat crédible ? Cette difficulté varie selon les médiums, le texte étant par exemple plus aisé à modéliser qu’une musique pop comme dans le cas de Capture. Le caractère convaincant de ces productions est une problématique esthétique complexe : cette musique est-elle expérimentale ou ressemble-t-elle à quelque chose de connue ? Ce texte est-il lisible ? À chaque fois, le type de modélisation dépend de la construction d’une reconnaissance et de la relation entre la définition du monde et le langage. On pourrait parler de réalisme culturel dont le critère serait de pouvoir faire entrer dans une série culturelle préexistante, un exemplaire produit par une machine. Il y a dans ce réalisme quelque chose de conventionnel qui ramène quelque chose à du déjà connu.
D’autre part, le réseau permet d’avoir accès à une quantité inimaginable de données produites par des êtres humains. Ces données sont décontextualisées et peuvent être reprises, articulées, réagencées selon un contexte de création. Il s’agit d’une surproduction humaine que je nomme l’hyperproduction des anonymes et dont le nom courant est “big data”. Elle est aussi en nombre quasi-infini, dans la mesure ou elle grandit plus vite que notre capacité à la parcourir, ne cessant de se renouveler. On peut bien sûr tenter d’extraire des informations utilisables dans ce flux de big data. On peut également s’attacher à la singulière émotivité de toutes ces données, au trouble de leur anonymat pourtant si intime qui est tel un grondement de nos imaginaires et de nos existences. Le darknet, ces données qui ne renvoient à rien et que rien ne vient renvoyer, constitue également une émotion particulière au réseau : la solitude des données qui persistent à être sans pourtant être consultées.
Il n’y a pas d’opposition entre ces deux types de surproductions, mais plutôt un écho étrange qui maintient l’écart entre le technologique et l’anthropologique. Les deux sont en effet partie prenante dans l’univers du consumérisme, les machines pour produire, les êtres humains pour consommer, dans un mouvement incessant de boucle de l’offre et de la demande qui est devenu la loi du désir et de la servitude. Par exemple, la manière dont la finance logicielle a haute fréquence s’agence avec la maniaco-dépression de la spéculation boursière. La figure du parallélisme anthropotechnologique, deux lignes se suivant toujours sans jamais se croiser, sans jamais se confondre, fut-ce temporairement, me semble riche en possibilité.
On peut avancer l’hypothèse d’une convergence entre ces deux hyperproductions. Nous pourrions utiliser les données massives accumulées sur le réseau afin de produire des résultats qui sans être identiques aux données déjà existantes pourraient appartenir vraisemblablement à la même série. Cela supposerait que la machine “apprenne” à prolonger une base de données au-delà de ses limites. L’intelligence artificielle non-directionnelle, ou machine learning, pourrait peut-être être une voie plus intéressante que la génération morphologique (qui suppose l’élaboration d’un modèle) pour l’automatisation la production culturelle, automatisation qui serait aussi celle du réalisme (mimésis). Relier ainsi l’hyperproduction des anonymes à la génération logicielle donnerait non seulement une signification rétrospective au Web 2.0 et au mot d’ordre de l’accumulation des données, mais, pour l’artiste, permettrait d’articuler encore plus profondément le technologique et l’anthropologique sur le plan, non plus seulement fonctionnel, mais imaginaire. Ne faudrait-il pas alors remplacer le concept d’intelligence artificielle, avec tout ce qu’il suppose de privilège accordé à la rationnalité, par celui d’imagination artificielle ? Celle-ci serait à entendre comme la capacité des logiciels à imaginer et comme notre faculté à nous projeter imaginairement dans ces résultats.