Le spectacle de la critique
Au premier abord, on aurait tendance à opposer deux formes de productions artistiques. D’un côté ce qui relèverait du spectaculaire et de l’autre de la critique. Les deux semblent incompatibles parce que le premier correspondrait à de la sensation pure (ou prétends en relever, cette possibilité de la pureté esthétique n’étant pas ici questionnée) et le second de l’ordre du discours.
Ainsi lors de grandes manifestations publiques comme la Nuit Blanche, les dispositifs présentés sont souvent critiqués parce qu’ils seraient simplement spectaculaires, tape-à-l’œil et relèveraient plus de la foire foraine que d’une expérience esthétique réfléchie et contextualisée dans un champ historique politique et sociologique.
Du côté du spectaculaire, on répond que l’art est affaire de perception sans la médiation de la pensée qui n’intervient que dans un second temps et que le fait de produire des dispositifs qui frappent les yeux et les oreilles a aussi pour objectif de toucher rapidement un grand public qui n’a pas toujours accès aux subtilités de l’art contemporain. On avance même que ces œuvres spectaculaires pourraient constituer des appâts pour amener une partie de ces publics à se tourner vers des formes de création plus complexe et plus critique.
J’aimerais souligner deux points. Premièrement, ces deux formes de création correspondent à des demandes institutionnelles différentes. Le spectaculaire se destine à des manifestations publiques gratuites. Le critique se destine quand a lui a des institutions muséales du champ de l’art contemporain de la forme white cube. Le premier donc vise le grand public et le second un public d’amateurs ainsi que les professionnels de l’art tel que les commissaires d’exposition et les critiques ou encore les historiens. Ceci explique le recours fréquent à des références.
On peut estimer que l’incompréhension entre le spectaculaire et le critique relève d’un dualisme implicite entre le corps (spectaculaire) et l’esprit (critique), entre le grand public et l’élite.
Deuxièmement, cette opposition entre spectaculaire et critique devient de plus en plus problématique à mesure que des œuvre semblent se déplacer d’un champ à l’autre venant brouiller ce qui relève de la perception et ce qui relève de la réflexion intellectuelle. Un cas amusant est celui de Banksy qui a vendu une œuvre un million de dollars et qui juste après la vente détruit cette œuvre (à moitié). Très clairement, la pratique visuelle de Banksy relève habituellement du spectaculaire, du grand public et de la communication publicitaire. Les images ont un contenu simpliste et une facture naïvement réaliste mémorisable en quelques secondes. Mais dans le cas de cette action, le spectaculaire semble rejoindre le critique puisque l’artiste ici détourne, selon lui, le marché de l’art et le conteste. Il n’en est bien sûr rien puisque comme nous le savons cette œuvre n’est détruite qu’à moitié (et pas même détruite, mais simplement lacérée et donc encore reconnaissable et parfaitement exposable) et le fait de garder l’autre moitié intacte lui accorde une valeur encore supplémentaire.
C’est parce qu’aujourd’hui la critique ne fait que justifier en mettant en scène la domination et que la domination elle-même sait fortement intégrer toutes critiques, que la relation entre spectaculaire et critique devient de plus en plus inconsistante et par voie de conséquence la division entre l’art grand public et l’art élitiste. Les deux sont pris dans les mailles des médias de masse ils sont tous les deux digérés, métabolisés et purement et simplement intégrés.
On peut en conclure que le discours critiquant le spectaculaire est non seulement redondant quant à son autorité, mais semble méconnaître son propre fonctionnement et ses propres limites. Il manque de la réflexivité qu’il prétend incarner. En ce sens, la question de la critique dans le contexte du capitalisme tardif et de l’économie de l’attention des médias de masse ne peut pas se prévaloir d’une extériorité qui le mettrait en dehors de ce qu’il prétend analyser. La critique elle-même fait partie de la scène qu’elle représente. Nous entrons donc dans un âge qui est postérieur à la critique est où la pensée ne peut plus se prévaloir d’un dualisme entre elle et le reste du monde.