Matière, forme et spaghetti

Depuis Aristote, la possibilité de la connaissance est déterminée par la relation entre la matière (hylê) et la forme (morphê). Cette théorie hylémorphique répond à l’idéalisme platonicien et à la métaphysique des éléates (Parménide). Avec l’hylémorphisme, la connaissance devient possible dans le monde matériel grâce à la forme et le devenir est intelligible grâce à l’état possible de la matière qui est une forme non encore réalisée.

Les conséquences de l’hylémorphisme, en tant que séparation de la forme et de la matière, ont été largement critiquées par Gilbert Simondon dans le premier chapitre de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information en explorant la prise de forme dans un moule. Il importe ici de souligner que traditionnellement la matière apparaît comme devant être formée. Si elle est informe alors elle est inintelligible et apparaît comme une puissance effrayante, car débordante (le flux comme matière antérieure à la forme stabilisée). La forme quant à elle, qui peut être naturelle ou technique, permet de percevoir et se distingue d’un fond et est en ce sens reconnaissable. D’un côté la matière apparaît comme quelque chose de potentiellement chaotique de l’autre la forme permet de comprendre des lois naturelles ou des intentions humaines. Le passage de l’une à l’autre semble assuré d’avance, car il n’y aurait pas de matière sans forme. Leur distinction serait donc plus théorique qu’empirique.

Depuis 46 heures, la machine imprimait. J’ouvre la porte de mon atelier, un des bras s’est défait, la matière blanche coule le long de la plate-forme, la tête d’impression est tombée. On nomme spaghetti (https://www.simplify3d.com/support/print-quality-troubleshooting), ces filaments qui ne se sont pas correctement déposés pour créer une forme. On attendait une forme, on a quelque chose d’inutilisable, mais ce qui est remarquable avec ces spaghettis est leur très grande homogénéité comme si l’informe se ressemblait et donc était une certaine forme que l’on nommera le détritus. En analysant phénoménologiquement le mode de fonctionnement d’une impression 3D, on comprend qu’il s’agit en fait d’une machine à dessiner dont l’accumulation des dessins produit une forme tridimensionnelle. C’est ce feuilletage de dessins qui donne la définition à la forme. Que se passe-t-il avec cet incident ? Les spaghettis sont-ils simplement une autre forme ? La reconnaissance de la forme est surdéterminée par une attente qui, dans le cadre technique, réside en sa fonction, c’est-à-dire dans l’adéquation entre les causes matérielle, formelle, finale et efficiente. C’est l’intention qui coordonne les 3 autres causes en les rassemblant dans un projet cohérent.

Si la matière ne prend pas forme selon la volonté, alors le détritus apparaît. Celui-ci n’est pas un cas particulier de notre monde, il est omniprésent parce qu’il est ce que devient toute forme technique en tant qu’elle est jetée (et elles le sont toutes à un moment ou à un autre). Le détritus revient alors à la Terre, il est enfoui et par ce biais même il revient à la matière : le PLA utilisé dans l’impression 3D, avant d’être formé comme un fil, provient d’un long processus de formation géologique. Il s’agit d’acide polylactique provenant le plus souvent de l’amidon de maïs.

Derrière la formation technique qui tente d’occulter la matière, se cache cette dernière qui continue d’une façon sous-jacente à se développer : plus nous produisons des formes stables plus nous produisons des détritus. La forme est un état temporaire de la matière en tant qu’elle est subordonnée à l’instrumentalité qui incarne une volonté formatrice. La matière persiste, de forme en forme, et dépasse l’appréhension humaine tout en la structurant implicitement de part en part. C’est peut-être à cette autre connaissance, qui ne refoulerait ni l’insensé, ni l’informe, auquel nous convie les œuvres d’art.