Discours situé et désorientation du discours

Aujourd’hui, dire que tout discours est situé relève presque de l’évidence. Les théories contemporaines de l’énonciation nous ont appris que la parole n’émerge jamais d’un vide abstrait mais toujours depuis des coordonnées particulières, celles d’un énonciateur, d’un moment, d’un lieu. Cette reconnaissance de la situationnalité fondamentale du discours constitue un acquis majeur de la linguistique pragmatique et des épistémologies féministes. Mais ce qui était une critique salutaire du mythe de l’objectivité neutre, ce que Donna Haraway nomme ironiquement le “tour de Dieu”, cette prétention à voir tout depuis nulle part, risque parfois de se figer en nouveau dogme.
Car la reconnaissance du caractère situé du discours ne devrait pas nous faire oublier que la situation elle-même n’est jamais transparente, jamais complètement déchiffrable à l’avance. Ce que Reiner Schürmann nomme “positionnalité excentrique” permet de penser ce paradoxe : nous sommes toujours situés, mais cette situation n’a pas de centre stable. Être positionné ne signifie pas occuper un centre depuis lequel on énoncerait, mais être constitutivement décentré, toujours déjà déplacé par l’historicité même de cette position. Les savoirs situés de Haraway ne sont pas des savoirs assignés à des identités fixes. Bien au contraire, ils affirment que toute connaissance est partielle, localisable, incarnée, mais précisément parce qu’elle est partielle, elle peut entrer en connexion avec d’autres savoirs partiels. L’objectivité ne réside pas dans le détachement mais dans la responsabilité, dans la capacité à rendre compte de la position depuis laquelle on parle tout en reconnaissant ses limites.
Cette distinction est cruciale. La standpoint theory, dans ses formulations les plus sophistiquées chez Sandra Harding ou Patricia Hill Collins, ne prétend jamais qu’une position sociale détermine mécaniquement un contenu de pensée. Ce que Collins nomme la “conscience bifurquée” des personnes opprimées, cette capacité à voir simultanément depuis la perspective dominante qu’elles doivent maîtriser pour survivre et depuis leur propre perspective de personnes marginalisées, n’est pas une donnée automatique. C’est une conquête intellectuelle et politique. Comme l’écrit Harding, le standpoint n’est pas une simple perspective, il exige un engagement politique, une lutte pour reconnaître et contester les relations de pouvoir.
L’intersectionnalité, telle que Kimberlé Crenshaw l’a conceptualisée, complexifie encore cette question. En montrant comment les femmes noires se trouvent à l’intersection du sexisme et du racisme, Crenshaw ne postule pas des identités homogènes mais révèle au contraire comment certaines expériences de domination restent invisibles quand on analyse séparément le genre ou la race. Ce n’est pas que “parler en tant que femme noire” serait parler depuis une essence déterminée, mais plutôt que certaines configurations spécifiques de pouvoir produisent des vulnérabilités et des savoirs qui échappent aux cadres analytiques dominants. Collins distingue d’ailleurs utilement l’intersectionnalité, qui désigne les formes vécues de dominations imbriquées, de la matrice de domination, qui analyse les structures sociales produisant ces imbrications.
La positionnalité excentrique éclaire ici d’un jour nouveau ce que ces théories accomplissent. Quand Haraway parle de savoirs situés, quand Collins théorise la conscience bifurquée, quand Crenshaw analyse l’intersectionnalité, elles ne décrivent pas des identités fixes qui détermineraient mécaniquement des contenus de pensée. Elles cartographient plutôt des configurations de pouvoir qui positionnent les sujets de manière toujours déjà excentrée, toujours en décalage avec toute assignation identitaire stable. Ces théories critiques refusent justement le double écueil de l’universalisme abstrait et de l’essentialisme identitaire. Quand on parle de “discours situé”, ce n’est pas pour enfermer chacun dans son origine supposée, mais pour reconnaître que les positions matérielles et symboliques qu’on occupe dans les structures de pouvoir configurent, sans les déterminer totalement, les savoirs auxquels on a accès et les angles morts de notre perception.
Un homme blanc de classe moyenne a structurellement plus de difficultés à percevoir certaines dimensions du sexisme ou du racisme, non parce qu’il serait ontologiquement incapable d’empathie, mais parce que sa position sociale ne l’oblige pas à développer cette “double conscience” que le privilège rend optionnelle. Mais cette position elle-même n’est jamais un point fixe : elle est traversée par des contradictions, habitée par des possibilités de déplacement, constitutivement ouverte à sa propre transformation. L’anarchie, au sens où Schürmann l’entend, comme absence de principe premier, fait que nulle position n’est jamais pleinement identique à elle-même.
La performativité du genre, telle que Judith Butler l’a théorisée, nous montre précisément comment l’identité n’est pas une essence stable mais un processus continu de construction à travers la répétition d’actes, de gestes, de discours. Cette répétition n’est jamais parfaite, jamais totalement conforme aux normes qu’elle est censée incarner. C’est précisément dans cet écart, dans cette imperfection structurelle de la performance, que se loge la possibilité de la transformation. Le sujet performatif est constitutivement extatique, toujours déjà hors de soi, déplacé dans le temps même de sa répétition.
Quand quelqu’un parle, quand quelqu’un crée une image, quand quelqu’un écrit un texte, ce n’est jamais seulement pour exprimer une intériorité préexistante ou manifester une identité déjà constituée. La production artistique ouvre un espace de désidentification partielle, une possibilité d’être autre que ce qu’on est censé être. À relire le Livre de l’Intranquillité de Pessoa avec ses multiples hétéronymes, on perçoit comment l’écriture permet d’habiter des positions subjectives multiples, contradictoires, impossibles à totaliser sous une seule identité stable.
Il y a dans l’acte créatif une forme d’empathie qui ne se limite pas à se mettre à la place d’autrui, ce qui supposerait encore des places fixes, mais qui consiste à reconnaître en soi-même cette multiplicité, cette “non-existence” comprise non comme manque mais comme ouverture. Les pratiques discursives, comme Foucault l’a montré, ne reflètent pas simplement des positions sociales données mais configurent activement les sujets. Le discours ne vient pas après l’identité pour l’exprimer ; il participe à la produire, à la stabiliser provisoirement, à la mettre en crise.
Le discours est situé, certes, mais cette situation est elle-même un champ de forces mobiles, une matrice de relations qui ne cesse de se reconfigurer. Les communautés interprétatives dont parle la théorie contemporaine de la lecture ne sont pas des blocs homogènes mais des réseaux fluctuants de pertinences partagées, constamment renégociées.
Ce que les théories du discours situé nous enseignent véritablement, c’est qu’il n’existe ni vue de nulle part ni assignation définitive à une place. Entre l’universalisme qui prétend s’élever au-dessus de toute situation et le relativisme qui dissout toute possibilité de connexion entre perspectives, il existe un espace pour des savoirs partiels, localisables, critiques, capables de connexions inattendues. Ce que Haraway nomme “l’objectivité forte” ne consiste pas à nier sa position mais à la prendre en charge, à en rendre compte rigoureusement, tout en restant ouvert à ce que d’autres positions révèlent de nos propres angles morts.
Les technologies numériques contemporaines, avec leurs espaces latents où circulent des représentations statistiques de nos pratiques discursives, intensifient cette question. Quand les algorithmes génératifs produisent du texte en compilant des millions de fragments discursifs, ils créent une forme de désituation radicale, ou plutôt une situation nouvelle, diffractée, où la singularité de l’énonciation se dissout dans la multiplicité des possibles statistiques. Cette transformation technique de l’ordre du discours n’abolit pas la question de la responsabilité mais la déplace.
Car ultimement, la pensée du discours situé est inséparable d’une éthique de la responsabilité. Reconnaître d’où l’on parle, c’est assumer la partialité de son point de vue sans renoncer à la prétention à dire quelque chose de vrai. C’est accepter que d’autres, depuis d’autres situations, puissent contester nos évidences. C’est cultiver une sensibilité à cette altérité qui nous constitue autant que notre prétendue identité. Entre la fixation identitaire qui enferme chacun dans son origine et la désincarnation abstraite qui prétend parler depuis nulle part, il y a place pour une pensée de la positionnalité excentrique, une pensée capable de reconnaître simultanément nos ancrages et nos déplacements, nos héritages et nos devenirs, la matérialité de nos positions et leur impossibilité de jamais coïncider avec elles-mêmes.
Today, saying that all discourse is situated is almost self-evident. Contemporary theories of enunciation have taught us that speech never emerges from an abstract void but always from particular coordinates: those of an enunciator, a moment, a place. This recognition of the fundamental situatedness of discourse constitutes a major achievement of pragmatic linguistics and feminist epistemologies. But what was a salutary critique of the myth of neutral objectivity—what Donna Haraway ironically calls the “god trick,” this pretension to see everything from nowhere—sometimes risks hardening into a new dogma.
For the recognition of discourse’s situated character should not make us forget that the situation itself is never transparent, never completely decipherable in advance. What Reiner Schürmann calls “eccentric positionality” allows us to think this paradox: we are always situated, but this situation has no stable center. Being positioned does not mean occupying a center from which one would enunciate, but being constitutively decentered, always already displaced by the very historicity of this position. Haraway’s situated knowledges are not knowledges assigned to fixed identities. On the contrary, they affirm that all knowledge is partial, localizable, embodied, but precisely because it is partial, it can connect with other partial knowledges. Objectivity does not reside in detachment but in responsibility, in the capacity to account for the position from which one speaks while recognizing its limits.
This distinction is crucial. Standpoint theory, in its most sophisticated formulations by Sandra Harding or Patricia Hill Collins, never claims that a social position mechanically determines a content of thought. What Collins calls the “bifurcated consciousness” of oppressed persons—this capacity to see simultaneously from the dominant perspective they must master to survive and from their own perspective as marginalized persons—is not automatic. It is an intellectual and political achievement. As Harding writes, the standpoint is not a simple perspective; it requires political engagement, a struggle to recognize and contest power relations.
Intersectionality, as Kimberlé Crenshaw has conceptualized it, further complicates this question. By showing how Black women find themselves at the intersection of sexism and racism, Crenshaw does not posit homogeneous identities but rather reveals how certain experiences of domination remain invisible when gender or race are analyzed separately. It is not that “speaking as a Black woman” would be speaking from a determined essence, but rather that certain specific configurations of power produce vulnerabilities and knowledges that escape dominant analytical frameworks. Collins usefully distinguishes intersectionality, which designates the lived forms of interlocking dominations, from the matrix of domination, which analyzes the social structures producing these interlockings.
Eccentric positionality sheds new light here on what these theories accomplish. When Haraway speaks of situated knowledges, when Collins theorizes bifurcated consciousness, when Crenshaw analyzes intersectionality, they are not describing fixed identities that would mechanically determine contents of thought. Rather, they are mapping configurations of power that position subjects in ways that are always already eccentric, always out of sync with any stable identity assignment. These critical theories precisely refuse the double pitfall of abstract universalism and identity essentialism. When we speak of “situated discourse,” it is not to lock everyone into their supposed origin, but to recognize that the material and symbolic positions we occupy in structures of power configure, without totally determining, the knowledges to which we have access and the blind spots of our perception.
A white middle-class man has structurally more difficulty perceiving certain dimensions of sexism or racism, not because he would be ontologically incapable of empathy, but because his social position does not require him to develop that “double consciousness” that privilege makes optional. But this position itself is never a fixed point: it is traversed by contradictions, inhabited by possibilities of displacement, constitutively open to its own transformation. Anarchy, in the sense Schürmann understands it, as the absence of a first principle, means that no position is ever fully identical to itself.
The performativity of gender, as Judith Butler has theorized it, shows us precisely how identity is not a stable essence but a continuous process of construction through the repetition of acts, gestures, discourses. This repetition is never perfect, never totally conforming to the norms it is supposed to embody. It is precisely in this gap, in this structural imperfection of performance, that the possibility of transformation resides. The performative subject is constitutively ecstatic, always already outside itself, displaced in the very time of its repetition.
When someone speaks, when someone creates an image, when someone writes a text, it is never only to express a preexisting interiority or manifest an already constituted identity. Artistic production opens a space of partial disidentification, a possibility of being other than what one is supposed to be. Rereading Pessoa’s Book of Disquiet with its multiple heteronyms, we perceive how writing allows one to inhabit multiple, contradictory subjective positions, impossible to totalize under a single stable identity.
There is in the creative act a form of empathy that is not limited to putting oneself in another’s place, which would still suppose fixed places, but which consists in recognizing within oneself this multiplicity, this “non-existence” understood not as lack but as openness. Discursive practices, as Foucault has shown, do not simply reflect given social positions but actively configure subjects. Discourse does not come after identity to express it; it participates in producing it, in provisionally stabilizing it, in putting it into crisis.
Discourse is situated, certainly, but this situation is itself a field of mobile forces, a matrix of relations that constantly reconfigures itself. The interpretive communities of which contemporary reading theory speaks are not homogeneous blocs but fluctuating networks of shared relevances, constantly renegotiated.
What theories of situated discourse truly teach us is that there exists neither a view from nowhere nor definitive assignment to a place. Between the universalism that claims to rise above all situation and the relativism that dissolves all possibility of connection between perspectives, there exists a space for partial, localizable, critical knowledges capable of unexpected connections. What Haraway calls “strong objectivity” does not consist in denying one’s position but in taking charge of it, in rigorously accounting for it, while remaining open to what other positions reveal about our own blind spots.
Contemporary digital technologies, with their latent spaces where statistical representations of our discursive practices circulate, intensify this question. When generative algorithms produce text by compiling millions of discursive fragments, they create a form of radical desituation, or rather a new, diffracted situation, where the singularity of enunciation dissolves into the multiplicity of statistical possibilities. This technical transformation of the order of discourse does not abolish the question of responsibility but displaces it.
For ultimately, the thought of situated discourse is inseparable from an ethics of responsibility. Recognizing from where one speaks means assuming the partiality of one’s point of view without renouncing the claim to say something true. It means accepting that others, from other situations, can contest our certainties. It means cultivating a sensitivity to this alterity that constitutes us as much as our supposed identity. Between the identity fixation that locks everyone into their origin and the abstract disembodiment that claims to speak from nowhere, there is room for a thought of eccentric positionality, a thought capable of simultaneously recognizing our anchorages and our displacements, our inheritances and our becomings, the materiality of our positions and their impossibility of ever coinciding with themselves.