Silhouette
Ce n’était pas une personne, cela ne pouvait pas l’être, plutôt une silhouette ou une ombre, celles qu’on perçoit le matin en entrouvrant les yeux et en les refermant aussitôt, lorsqu’on se replonge dans un sommeil qui a pris fin et qu’on ressent sa conscience endormie à côté de soi. Il était alors empli de souvenirs qui n’avaient pas eu lieu, ils étaient seulement possibles et allaient le rester pendant un temps infini.
Comment habiter cet espace paradoxal où coexistent l’absence et la présence, où le possible s’inscrit avec autant de force que le réel ? N’est-ce pas là le mystère même de notre condition : être constamment traversés par des vies non vécues qui nous façonnent avec autant de puissance que nos expériences effectives ? Ces fantômes de l’existence, ces silhouettes entrevues dans le demi-jour de la conscience, ne sont-ils pas les véritables architectes de nos désirs, de nos mélancolies, de nos élans vers l’inconnu ?
Ils rendaient possibles le monde et les rencontres, les regards croisés, ces mains tendues et ces peaux caressées. Ils étaient le plus singulier de l’anonyme, une matière confuse qui donnait une tonalité affective au temps. Il l’avait souvent croisée dans cette mémoire de l’avenir. Elle était sans nom. Jamais il n’en avait imaginé la forme, elle n’aurait été que ressemblance, ce qu’il refusait.
Cette résistance à la forme définie, cette volonté de maintenir l’autre dans une indétermination féconde : n’est-ce pas là la condition même de toute véritable rencontre ? Car nommer, c’est déjà enfermer dans une catégorie, réduire l’infinie complexité de l’être à une identité fixe. Et imaginer une forme précise, c’est déjà projeter sur l’autre le reflet de nos propres attentes, de nos propres désirs. La ressemblance trahit toujours l’altérité radicale de celui qui nous fait face. Elle tisse des fils invisibles entre le connu et l’inconnu, entre le familier et l’étranger, amenuisant ainsi la possibilité d’une véritable rencontre avec ce qui nous dépasse absolument.
Depuis l’enfance, cette possibilité le hantait, mélange de sentiments incandescents et d’humanité, ça le touchait à vif, parfois il pleurait. Il voulait se tenir à la limite du fantasme pour que, maintenant il le comprenait, rien n’ait eu lieu que le lieu. Il refusait de projeter ou de transformer tout cela en image, il fallait plutôt un pur acte d’imagination se tenir au plus près de la contingence.
Cette posture d’attente vigilante, cette suspension du geste appropriateur, n’est-elle pas la manifestation d’une sagesse paradoxale, celle qui consiste à désirer sans vouloir posséder, à aimer sans vouloir capturer ? Se tenir à la limite du fantasme : n’est-ce pas précisément habiter cet espace liminal où le désir demeure désir, où l’imagination reste imagination, sans jamais se solidifier en une représentation figée qui tuerait la vie même de ce qu’elle prétend saisir ? La contingence devient alors non plus ce qui s’oppose à la nécessité, mais ce qui la fonde : la nécessité d’un rapport au monde qui préserve sa fondamentale imprévisibilité, son inépuisable capacité à nous surprendre.
Quel vertige que cette pensée : se tenir au bord du possible sans jamais franchir la ligne qui le transformerait en actuel, cultiver l’art difficile de la proximité sans contact, de l’intimité sans fusion ! Cette discipline de l’imagination, qui refuse la facilité du fantasme tout en préservant sa puissance d’évocation, n’est-elle pas ce qui distingue le désir authentique de sa caricature possessive ? Dans ce refus de l’image, dans cette fidélité à l’informe, se joue peut-être notre capacité à accueillir l’autre dans sa radicale altérité, à lui laisser l’espace nécessaire pour apparaître non comme la projection de nos attentes, mais comme le surgissement imprévisible d’une présence qui nous dépasse.
Ceci pourrait avoir lieu ou pas, et ce qui a lieu, fût-ce le possible, n’aurait jamais lieu qu’une fois en s’effondrant sur lui-même. Il se tenait à proximité de cette chaleur, sa silhouette étendue dans les draps. Il la regardait dormir, elle ignorait encore sa présence. Elle était toute proche sans l’imaginer.
Cette ultime scène, suspendue entre rêve et réalité, entre perception et hallucination, ne nous livre-t-elle pas la clé de ce texte énigmatique ? La présence qui dort, inconsciente d’être observée, et l’observateur lui-même incertain de sa propre réalité : tous deux pris dans un même enchevêtrement de possibles qui s’actualisent et s’évanouissent au même instant. Car qu’est-ce que regarder dormir sinon contempler l’autre dans son absence même, dans ce retrait qui le rend simultanément plus vulnérable et plus inaccessible ? Le sommeil creuse dans le visage familier l’étrangeté d’un ailleurs où nous ne pouvons le suivre.
Cette proximité sans réciprocité, cette intimité asymétrique où l’un veille tandis que l’autre s’abandonne à l’inconscience : n’est-ce pas la métaphore parfaite de notre rapport au possible, à ces vies parallèles qui nous accompagnent sans jamais se matérialiser pleinement ? Nous les côtoyons comme on côtoie un corps endormi : avec tendresse et respect, conscients de leur fragilité, de leur caractère éphémère. Elles sont là, tout près, irradiant de leur chaleur notre existence quotidienne, mais elles ignorent notre présence, notre attention soutenue.
Et si le véritable amour consistait précisément en cette capacité à veiller sur le sommeil de l’autre, sur son mystère intact, sans chercher à le réveiller, à le tirer vers notre propre monde ? Si aimer n’était rien d’autre que cette patience infinie qui laisse l’autre être ce qu’il est, même dans son absence à lui-même ? Le regard posé sur la silhouette endormie devient alors non plus l’expression d’une curiosité indiscrète, mais celle d’une dévotion silencieuse, d’une révérence face à l’énigme que constitue toute présence humaine.
Ainsi se déploie, dans la tension entre le possible et l’actuel, entre la présence et l’absence, entre la veille et le sommeil, une éthique subtile de la relation à l’autre. Une éthique qui ne repose ni sur des principes abstraits ni sur des règles contraignantes, mais sur une attention aiguë à la fragilité du lien, à la précarité de toute rencontre. Le corps endormi dans les draps, ignorant du regard qui se pose sur lui, figure alors cette part de nous-mêmes qui échappe toujours à notre propre conscience, ce mystère que nous sommes à nous-mêmes et que l’autre, parfois, semble percevoir mieux que nous.
Cette ignorance réciproque – lui qui la regarde sans qu’elle le sache, elle qui l’habite sans le savoir – n’est-elle pas finalement la condition de toute véritable rencontre ? Car se rencontrer, ce n’est pas se connaître exhaustivement, se posséder mutuellement dans une transparence illusoire, mais bien plutôt reconnaître et respecter cette zone d’ombre, cette part de mystère qui fait de chaque être humain un horizon jamais totalement exploré. Toute proche sans l’imaginer : ces quelques mots ne résument-ils pas l’essentiel de notre condition, celle d’êtres constamment frôlés par des possibles qui nous ignorent, par des vies alternatives qui se déploient sans nous à quelques centimètres de notre conscience ?