Quentin Meillassoux : Principes du signe creux

Dans cette conférence, Quentin Meillassoux développe sa défense d’un “réalisme soustractif” qui entend retrouver la capacité cartésienne de penser un monde indépendant de la subjectivité. Face au “corrélationnisme” contemporain qui enferme la pensée dans la relation sujet-objet, Meillassoux propose de radicaliser le doute cartésien pour en extraire une voie vers l’absolu.
Le philosophe identifie un “dernier argument du doute” dans la Méditation seconde de Descartes : l’hypothèse que le sujet pourrait être sans cause, sans raison d’être. Cette absence de raison constitue paradoxalement un accès à l’absolu, car elle révèle la contingence comme propriété universelle et nécessaire de tout ce qui existe.
Du “cogito radicalisé” qui résulte de ce doute renforcé, Meillassoux dérive le “principe de facticité” : seule la contingence est absolument nécessaire. Aucun être ne peut exister nécessairement, tout doit pouvoir ne pas être ou être autrement.
Cette ontologie de la contingence fonde selon lui la portée absolutoire des mathématiques modernes. Les langues formelles, contrairement aux langues naturelles, font un usage structurel de “signes creux” – des signes dépourvus de sens mais doués d’une capacité d’itération infinie. L’accès au “kénotype” (type du signe vide) révèle une immatérialité éternelle qui échappe aux effets différentiels de l’espace-temps.
Cette capacité d’itérer des signes arbitraires repose sur notre saisie de leur absence de raison d’être, de leur contingence radicale. Ainsi, les mathématiques formalisées nous donnent accès au “monde sans nous”, à cette matière indifférente à notre existence que vise le matérialisme soustractif de Meillassoux.

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Introduction

Je ne sais pas si j’ai quelque chose de nouveau à dire ce soir, mais j’essaierai du moins de le dire bien. Alors je voudrais devant vous prendre aujourd’hui la défense d’un certain type de réalisme, un réalisme que j’appelle soustractif.

J’entends par cette expression un réalisme particulièrement déconsidéré aujourd’hui, de type cartésien ou lockéen. Pour de telles philosophies, il est en effet possible pour la pensée de saisir à quoi ressemblerait le monde en son absence, car la pensée peut soustraire du donné ce qui est dû à la subjectivité — à savoir les qualités sensibles — pour ne conserver que les propriétés intrinsèques de la chose extérieure : l’étendue pour Descartes, l’étendue et la solidité pour Locke.

Alors nous avons largement abandonné, au moins dans le champ continental, l’idée que la subjectivité était capable d’un tel geste. Dire cela, c’est en effet en particulier dire que la pensée est capable d’absolu, que la subjectivité peut faire l’économie d’elle-même, se retirer du tableau du monde et découvrir ce qui demeure et n’est pas relatif à la subjectivité, ce qui en est indépendant, séparé — séparé, ce qui est le premier sens d’absolutus.

L’absolu, en effet, avant d’être le parachevé ou le parfait, doit être entendu comme le séparé. Le corps étendu chez Descartes peut être dit en absolu en ce qu’il existe indépendamment de l’âme. Cet absolu seul va m’intéresser — pas l’absolu au sens de ce qui est infiniment parfait à l’image du Dieu cartésien. En régime soustractif, l’absolu, ce n’est pas d’abord le parfait ; l’absolu, c’est avant tout le reste, le débris de la subjectivité partie.

La Fin du Réalisme Soustractif

C’est ce modèle de pensée qui prend fin dans l’empirisme postérieur à Locke. Hume en particulier a fait valoir que nous ne pouvions sortir de nos perceptions pour les comparer à l’objet perçu, et que celui-ci demeure par conséquent hors de notre saisie. Même la chose en soi, la simple position d’un quelque chose hors de la représentation et qui la suscite, apparaîtra progressivement insupportable ou inutile au post-kantisme et ne suscitera plus que la moquerie ou le dédain chez Hegel.

Le Corrélationnisme

Alors ce que j’appelle le corrélationnisme est l’héritage de cette défaite du réalisme soustractif. Il semble devenir impossible pour toute une lignée philosophique de penser ce qu’il y a indépendamment de la pensée. Tout penseur issu de cette souche sera un penseur de la corrélation entre la subjectivité et ce qui lui fait face, mais non plus d’un réel indifférent à toute forme de subjectivité. Il sera un penseur de la corrélation sujet-objet, du corrélat noético-noématique, de la corrélation langage-référence, ou d’autres modes encore de la subjectivité essentiellement liée à ce qui leur est donné à reconfigurer.

Alors ce que je vous propose maintenant, c’est en somme d’essayer de rejouer cette partie — partie sérieuse puisqu’elle engage le profil de la pensée. Peut-on, oui ou non, sortir de la corrélation et envisager que la pensée ait la puissance soustractive que Descartes en particulier, le fondateur de notre modernité, lui avait conférée ? Est-elle une illusion ?

Le Cercle Corrélationnel

Le cercle corrélationnel, ce que j’appelle le cercle corrélationnel sous sa forme élémentaire, se dit : si je pense X, je ne peux faire abstraction de ce fait que je pense X, ou qu’il y a au moins pensée de X, qu’il y a corrélation inévitable entre le sujet et son acte, entre la pensée et son acte, que cet acte soit de perception, d’imagination ou de conception.

J’ai donné il y a un instant une liste des modulations possibles du cercle corrélationnel réduite à de grands thèmes : sujet-objet, langage-référent, et cetera. Mais le cercle a préhistoriquement bien entendu de nombreuses formes que je ne peux examiner ce soir individuellement.

Il me faut donc proposer un modèle de cercle corrélationnel, un modèle qui nous permette de comprendre comment la pensée peut rigoureusement s’enfermer en elle-même et se refuser tout accès à un en-soi indépendant d’elle. Il nous faut dégager le modèle le plus rigoureux qui soit concevable du cercle corrélationnel, qui nous donne l’espoir, si on le transgresse, de transgresser également tous ses avatars historiques.

Retour à Descartes

Or mon choix ici est de partir précisément de Descartes, qui nous offre les deux sources des parties en conflit : son cogito solipsiste — pour commettre un anachronisme — est évidemment l’ancêtre de tous les rapatriements de la subjectivité en elle-même, et sa démonstration de l’existence des corps demeure le paradigme de la pensée soustractive. Et par ailleurs — point décisif — mon souci est, à l’exemple de Descartes, de sortir de la subjectivité pour découvrir la matière d’un corps essentiellement mathématisable, quoiqu’il ne soit plus identifiable à la chose étendue.

Autrement dit, je cherche à retrouver sous une forme modernisée la thèse cartésienne suivant laquelle c’est une science mathématisée, et non plus qualitative, qui capture un réel indépendamment de nous.

L’exercice que je me suis alors imposé est le suivant : comment tâcher d’être cartésien aujourd’hui ? Il faudrait pour cela faire deux choses :

  1. Montrer qu’il existe chez Descartes lui-même les moyens de configurer un cogito identifiable au modèle le plus rigoureux possible de la corrélation. Ce cogito ne pourrait plus être exactement ce que Descartes entendait ainsi, car sa philosophie a subi trop d’attaques pour ne pas nous paraître fragile. Il s’agirait de le rendre instruit de la contemporanéité et de la sorte plus difficile à franchir.
  2. Il faudrait ensuite montrer comment peut s’opérer ce franchissement jusqu’à un réel soustrait de nous, très différent de celui des Méditations.

Mais il faudrait faire tout cela en montrant à chaque fois qu’il existait déjà dans le texte de Descartes les potentialités d’une telle actualisation que nous proposons aujourd’hui, afin que l’entreprise mérite de se dire cartésienne.

Ensemble, je voudrais tenter ce soir de jouer le rôle du disciple qui trahit par amour — mais qui trahit par amour. On verra alors comment tout cela me conduit à l’examen d’un thème éloigné, très éloigné de la pensée cartésienne, à savoir le signe dépourvu de sens que j’ai encore appelé signe creux.

L’Examen du Doute

Je passe donc aussitôt à l’examen du doute dont procède le cogito, car vous comprendrez mieux ce que j’essaie de faire une fois que j’aurai commencé à le mettre en œuvre.

L’examen du cogito va me donner un modèle rigoureux de corrélationnisme, donc de l’obstacle à franchir pour un réalisme soustractif, mais à condition que ce cogito se donne sous une forme radicalisée, plus restrictive, plus résistante à la critique que dans sa version cartésienne.

Or pour comprendre ce que peut signifier cette radicalisation du cogito, il faut faire un pas en arrière du cogito vers le doute auquel il répond. Car ce que j’appelle le cogito radicalisé, c’est le cogito qui résiste à un doute cartésien lui-même radicalisé, qui résiste donc à un scepticisme plus prononcé encore que celui mis en œuvre dans la Méditation première.

Le Doute Révocatoire

Ce doute de la Méditation première, je l’appellerai le doute révocatoire. Je ne l’appelle pas doute hyperbolique parce qu’en fait Descartes ne qualifie son doute d’hyperbolique qu’à la fin de la Méditation sixième, et il veut dire hyperbolique au sens d’exagéré, et même, dit-il, ridicule. Hyperbolique, en fait, ça peut dire ridicule. Personne ne qualifierait le doute cartésien de doute ridicule. Donc je ne l’appelle pas doute hyperbolique parce que c’est en vérité une critique de ce doute, et une critique même féroce.

Je l’appelle révocatoire. Pourquoi ? Parce qu’il s’y agit de révoquer comme s’il était faux tout jugement qui nous apparaît comme douteux, cela en vue de découvrir une vérité proprement indubitable, une évidence.

Je vais donc essayer de radicaliser le doute révocatoire, c’est-à-dire faire en sorte qu’il doute davantage que dans son instance cartésienne, qu’il doute de plus de choses, tout simplement. Mais comme je vais tenter de le faire en cartésien, je ne vais pas affirmer faire mieux que Descartes — ce serait présomptueux. Je vais plutôt montrer qu’il y a déjà chez Descartes, dans l’interstice de son doute, un doute encore plus puissant qu’on peut déployer de façon fructueuse.

Les Limites du Doute Révocatoire

La première limite du doute révocatoire nous est indiquée par l’article 10 des Principes de la philosophie, dans lequel Descartes admet que le cogito suppose que nous savons, sans avoir à en douter, ce que signifie le sens de certains mots comme pensée, certitude, existence, et de notions communes, c’est-à-dire de jugements n’impliquant aucune existence, comme “pour penser il faut être”.

Alors, d’une façon générale, que fait Descartes dans ce texte ? Il insiste sur le fait qu’il ne doute pas des sens et des notions qui n’engagent aucune existence. Il peut douter, dans son doute révocatoire, de l’existence du monde ou de mon corps, mais il ne doute pas des principes logiques et des énoncés généraux qui ne contiennent aucun engagement ontologique envers la réalité. Lorsque je dis que rien ne peut être contradictoire, je n’affirme pas qu’existe ceci ou cela.

Cette thèse sur la limite du doute aux jugements comportant une existence permettait de répondre à ceux qui objectaient à Descartes que le cogito n’était pas une vérité première car le cogito présupposait un syllogisme, à savoir : “pour penser il faut être, or je pense, donc je suis”. Donc le cogito présupposait, disait-on, la proposition générale “pour penser il faut être”. Descartes ici ne conteste pas cette thèse ; il souligne seulement que la proposition en litige “pour penser il faut être” n’engage pas plus d’existence que le sens des mots et n’appartient donc pas à l’espace de la révocation.

Donc Descartes limite son doute aux existences, aux jugements engageant une existence. Mais Descartes, à mon avis, à mon sens, ne dit pas ce qu’il fait et il ne fait pas ce qu’il dit. Descartes ici me semble modifier rétrospectivement la teneur de son doute pour mieux le défendre, car c’est une fois confronté au genre d’attaque précédente que Descartes a mis en place la tactique qu’on vient d’exposer. Il s’agit en fait, je crois, d’une interprétation rétrospective du doute visant à le rendre plus résistant aux critiques.

Ce doute ainsi recompris est en particulier incapable de douter des vérités logiques, puisque celles-ci, comme Descartes le fera lui-même remarquer pour en dévaloriser l’intérêt, n’engagent aucune existence. Le principe de non-contradiction, du tiers exclu, n’engage aucune existence.

Descartes en vérité ne dit pas ce qu’il fait sous la pression des attaques qu’il subit, car il lui est bien arrivé dans la Méditation première de douter de vérités n’engageant aucune existence, à savoir les mathématiques. En effet, c’est précisément parce que les vérités mathématiques ne dépendent pas de l’existence de leur objet qu’elles résistent au deuxième argument du doute, l’argument du rêve.

Peut-être, suppose Descartes dans cet argument, toute réalité sensible composée se réduit-elle à un rêve. Pourtant, même en admettant cette hypothèse, les vérités mathématiques demeureraient vraies, car, écrit-il, “soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés”.

L’Argument de l’Origine Incertaine

Or le troisième et dernier argument du doute révocatoire, le plus radical qui contient tous les autres en même temps qu’il les dépasse, va bien réussir à douter des vérités mathématiques les plus élémentaires, et même à douter de vérités plus simples encore.

Ce dernier argument qu’on pourrait appeler l’argument de l’origine incertaine consiste en une alternative : soit la cause qui m’a donné naissance est parfaite, soit elle est imparfaite. Si elle est parfaite, elle consiste en un Dieu qui doit être tout-puissant et donc capable de faire que je me trompe, y compris dans les choses les plus simples. Si cette cause originaire est imparfaite — fatalité ou hasard —, elle a pu me pourvoir de facultés défaillantes, y compris dans la conception des choses les plus simples.

Dans cet argument, le dieu trompeur peut aller jusqu’à me leurrer dans des choses aussi faciles que des vérités mathématiques élémentaires, et même plus faciles que ces vérités mathématiques. Et même, écrit Descartes, “il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de 2 et de 3, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela”.

Mais dès lors que les vérités n’engageant aucune existence peuvent être révoquées en doute — contrairement à ce que dit Descartes dans sa réinterprétation rétrospective du doute —, le dieu trompeur peut donc me tromper aussi sur des choses plus faciles que les vérités mathématiques, soit, pourra-t-on dire, les principes logiques élémentaires, non-contradiction et tiers exclu, qui à leur tour n’engagent aucune existence.

Autrement dit, si nous suivons ce que fait Descartes et non pas ce qu’il dit qu’il fait, nous pouvons radicaliser le doute et aller jusqu’à affirmer que le troisième argument nous permet de douter y compris de vérités qui n’engagent aucune existence : des vérités mathématiques élémentaires, mais aussi donc de vérités encore plus simples telles que les vérités logiques.

Le doute devient capable de douter de la logique. Mais nous affrontons alors un problème de cercle qui n’est pas celui qu’on pose habituellement à propos de Descartes et sa démonstration de l’existence de Dieu.

Le Problème du Cercle

En effet, je viens de dire que le doute effectif — et non pas rétrospectif —, le doute de la Méditation première nous invite à douter aussi de la logique. Oui, mais comment douter de la logique alors que les arguments du doute la présupposent ?

Ainsi, notre dernier argument, celui de l’origine incertaine, respecte la non-contradiction : si Dieu est tout-puissant, alors il peut me tromper, et non pas le contraire. Il respecte aussi le tiers exclu : soit ma cause est parfaite, soit elle est imparfaite, et tertium non datur, il n’y a pas de troisième cas.

Donc nous trouvons de bonnes raisons d’une part d’étendre le doute à la logique, car nous suivons ce que fait Descartes en radicalisant son doute aux vérités n’engageant aucune existence, et en même temps nous tombons sur un cercle à le faire. Nous butons sur une aporie simple et délicate à la fois : un argument ne peut jamais révoquer ce que lui-même suppose pour être formulé, et puisqu’il suppose de la logique, il ne peut pas la révoquer. Pourtant, Descartes lui-même suggère que nous devrions pouvoir douter de choses encore plus simples que les mathématiques en matière de vérités indépendantes de tout engagement ontologique.

Dès lors, nous affrontons une alternative aporétique : soit nous identifions le doute cartésien à sa version rétrospective qui ne doute pas de la logique, mais nous renonçons à le radicaliser — dès lors nous cessons d’essayer d’être un disciple tentant d’inventer à l’intérieur du cartésianisme pour devenir un simple commentateur ; soit nous le radicalisons comme l’invite le doute effectif, mais il semble que nous le rendions inconsistant de surcroît.

Pour nous sortir de cette aporie, il semble que nous soyons condamnés à tomber dans une autre impasse : c’est que la seule façon de douter de la logique sans inconsistance serait de trouver un nouvel argument — mais nous ne savons pas encore lequel — plus profond que celui de l’origine incertaine. Mais dans ce cas, nous sortirions des limites du doute cartésien, alors que nous cherchons à hériter de lui son propre geste. Nous cherchons en Descartes la solution aux apories cartésiennes.

La Deuxième Limite du Doute

Avant d’examiner une solution possible à ces difficultés, passons à l’examen d’une deuxième limite du doute révocatoire que nous voudrions excéder.

Le doute révocatoire est en fait et en vérité deux fois limité : non seulement il ne parvient pas à douter de la logique, mais il ne parvient pas davantage à douter qu’il y ait quelque chose plutôt que rien en dehors de moi qui doute.

La question leibnizienne “pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ?” — étonnamment — n’est pas une question cartésienne. Descartes ne va jamais jusqu’à supposer qu’il pourrait ne rien y avoir en dehors de lui, lui-même étant peut-être une entité précaire.

Certes, le monde sensible n’est peut-être que mon rêve, mais douter qu’il y ait hors de moi un monde tel que je le perçois n’est pas douter qu’il y ait quelque chose en général hors de moi. Descartes, en vérité, dans son doute, suppose toujours qu’il y a quelque chose hors de moi.

Ce que montre son argument le plus radical, celui de l’origine incertaine : de deux choses l’une, soit ma cause est parfaite, soit elle est imparfaite, et aucune autre option n’est concevable puisque l’argument vise à saturer les possibles. C’est donc dire qu’il y a nécessairement toujours hors de moi soit un dieu parfait, soit une réalité imparfaite — hasard ou fatum.

L’argument final du doute propose donc deux limites à la révocation, logique et ontologique, qui reviennent à chaque fois à échouer sur les rives du néant. On ne parvient ni à penser la possibilité d’une inconsistance logique pure — peut-être pourrais-je douter de la logique si il se pourrait que la pure inconsistance logique advienne, la contradiction comme telle —, et on ne parvient pas davantage à penser un vide pur et simple, un vide ontologique pur et simple qui ferait peut-être du douteur la seule réalité rodant dans un manque d’être sans limite qui ne soupçonne même pas.

Le Dernier Argument du Doute

Pour lever ces deux bornes du doute, il nous faut donc résoudre la question suivante : comment douter au-delà du doute révocatoire tout en restant cartésien ?

Or la clé de la difficulté va nous apparaître si nous devenons attentifs à ce qui se passe non plus dans la Méditation première, mais dans la Méditation seconde.

Ma thèse est en effet la suivante : entre la fin de la Méditation première et la formulation du cogito dans la Méditation seconde se cache un nouvel argument du doute, non présenté comme tel, avancé comme en passant, et qui pourtant ajoute à la révocation une donnée qui en bouleverse tant la portée que la nature.

Cet argument est le véritable dernier argument du doute, et il est l’argument véritablement le plus radical.

Cet argument dernier se trouve dans un passage qui semble être une simple cheville, celui qui se trouve au début de la Méditation seconde et fait le lien entre la fable du Malin Génie à la fin de la Méditation première et la formulation du cogito.

Que trouve-t-on ? Essentiellement une récapitulation du doute qui doit permettre au lecteur d’avoir clairement à l’esprit ce qui lui est nécessaire pour progresser vers la vérité recherchée. Et c’est à ce moment que quelque chose de nouveau se produit dans la réflexion cartésienne.

Or cela prend la forme d’une dernière remarque qui est remarquable : la dernière à être formulée avant l’entrée en scène du cogito. Le cogito, en effet, avant de pénétrer sur la scène philosophique pour ne plus en sortir durant toute la modernité, doit écarter au passage, comme par un revers de main, une objection que Descartes se fait à lui-même — une objection, c’est-à-dire la suggestion d’une vérité qui aurait, avant le cogito et indépendamment de lui, passé les preuves du doute parce qu’elle paraît présupposée par son dernier argument.

Il s’agit d’une question que l’auteur se pose à lui-même. Voici le texte : “Mais d’où sais-je qu’il n’y a pas quelque chose de différent de tout ce que je viens de recenser, quelque chose dont il n’y ait même pas la plus petite occasion de douter ? N’y a-t-il pas quelque Dieu, ou peu importe le nom dont je l’appelle, qui met en moi ces pensées mêmes ? Mais pourquoi le croirais-je, alors que moi-même peut-être je pourrais en être l’auteur ? Ne suis-je donc pas moi, tout le moins, quelque chose ?”

Descartes suggère ici — juste avant donc de passer à la découverte de l’ego — dans la dernière phrase de la citation vous montre la première mention : “moi du moins ne suis-je pas quelque chose ?” Descartes suggère qu’il pourrait y avoir un autre type d’existant dont il n’aurait aucune occasion de douter, à savoir “quelque Dieu, ou peu importe le nom dont je l’appelle, qui met en moi ces pensées mêmes”.

Descartes se fait en effet ici une objection qui est celle-même que nous avons formulée à propos de la nature de son doute : sa dernière raison de douter présuppose l’existence d’une cause extérieure, et il se pourrait donc que cette existence soit la première vérité à rechercher, puisqu’une raison de douter ne peut jamais douter de ce qu’elle suppose pour être formulée.

Pour formuler la dernière raison de douter, je dois présupposer qu’existe quelque chose hors de moi — ce quelque chose pouvant être un dieu, un fatum ou un hasard.

En vérité, ici, Descartes s’en prend à sa dernière raison de douter, la dernière du doute révocatoire. Il va au-delà, il y répond. Il y répond donc par un nouvel argument.

Comment Descartes répond-il à cette objection ? En substance, il soutient que je peux être tenu pour l’auteur au moins possible de mes propres raisons de douter. Je peux donc être l’auteur de toutes les causes que j’ai supposées être à mon origine. J’ai peut-être forgé dans mon esprit le dieu trompeur, ou disons la nature marâtre qui m’aurait créé et fait que je me trompe.

Et qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que cela veut dire que si je suis l’auteur de mes auteurs hypothétiques, je pourrais être mon propre auteur ? Au fond, si je suis l’auteur du Dieu qui est mon auteur, je suis l’auteur de moi-même ; si je suis l’auteur du fatum qui est mon auteur, je suis auteur de moi-même. Est-ce que ça suggère ici que je pourrais être causa sui ? Ça n’aurait pas de sens solide, car je serais alors Dieu même, car Dieu seul est cause de lui-même, tout en ignorant que je le suis. Je serais un dieu tout-puissant, éternel, et en même temps trop borné pour savoir que je suis Dieu — une hypothèse intenable.

Si l’on veut écarter encore une fois les présupposés des causes externes qui font obstacle à la primauté du cogito, il nous faut donc choisir une autre interprétation de la phrase cartésienne qui ne produise aucune vérité antérieure à l’ego existo, à savoir que je peux douter que cette cause de mon être existe. Je peux douter que cette cause extérieure de mon être existe, qu’elle soit parfaite ou imparfaite. Je peux douter tout bonnement qu’il y ait quelque chose hors de moi.

Pourquoi ? Parce qu’il se pourrait que j’existe, moi et mes pensées, sans qu’aucune cause soit à l’origine de mon existence. Il se pourrait que je n’aie aucune cause.

Voilà ce qu’engage, à mon sens, cet énoncé : la transgression de la dernière raison de douter qui m’affecte toujours une cause. Mais après tout, ai-je une cause ? Est-ce que je ne suis pas en train d’inventer que j’ai besoin d’avoir un dieu, quelque réalité, peu importe le nom ?

La seule façon de neutraliser la certitude d’une cause de mon être, c’est bien de contester la nécessité que toute chose ait une cause. Et en fait, on n’a pas le choix : si on ne suppose rien d’existant avant le cogito, comme le fait Descartes, je ne peux donc pas supposer que doive exister une cause de moi-même. Si je suppose nécessairement qu’existe une cause de moi-même, cette cause sera un existant présupposé avant le cogito.

Ici, le cogito est en train de se délivrer de toute cause nécessaire. Bien sûr, peut-être que je découvrirai ultérieurement que j’ai une cause, mais ici j’ai les moyens de douter que je doive nécessairement avoir une cause, qu’elle soit parfaite ou imparfaite.

Le doute le plus radical, c’est celui qui doute que toute chose doive avoir une cause. Il y a déjà quelque chose de humien dans cette remarque, mais notez que cette cause est à entendre autrement que comme une cause physique. Que je puisse exister sans cause physique, c’est ce que Descartes a déjà supposé quand il affirme que le hasard pouvait me produire. L’absence de cause qu’il atteint ici, c’est l’absence en général de toute raison à l’origine de mon être : Dieu, destin ou hasard.

Ce n’est pas l’hypothèse du hasard comme absence de cause physique que l’on avance ici, c’est l’hypothèse y compris d’une absence de toute réalité hasardeuse, comme l’atome épicurien, et de toute réalité tout court hors de moi.

Ce dernier argument, de façon très économique, suffit à obtenir tous les résultats du doute révocatoire, car je crois que chaque argument en fait suffit à récapituler les précédents et rend les précédents inutiles. Et je crois que ce dernier argument, extrêmement économique — si économique qu’il paraît une remarque faite en passant —, remplace à lui seul les arguments les plus radicaux du doute révocatoire proprement dit.

Puisque je suis cause de mes pensées et que je suis moi-même sans cause, mes pensées se trouvent en effet dérivées d’un être sans fondement qui leur lègue sa propre facticité.

De fait, par exemple, j’ai des perceptions, mais sans lien causal assuré à une réalité extérieure : elles ne sont peut-être que mes perceptions, ces perceptions ne sont peut-être rien de plus que mes actes de perception causés par moi et moi seul, qui suis peut-être causé par rien.

De fait, je ne peux rien concevoir d’absurde d’un point de vue mathématique ou logique contrevenant aux principes élémentaires de l’arithmétique, de la géométrie ou de la non-contradiction, mais cela ne prouve rien de plus que mon incapacité à penser ainsi, et non l’impossibilité que l’illogique soit ou l’absurdité mathématique.

C’est pourquoi l’importance de cet argument ne saurait être trop appréciée. On le voit à la dernière phrase de notre extrait : “ne suis-je donc pas moi, à tout le moins, quelque chose ?” précède immédiatement la formulation du cogito. C’est qu’à partir du moment où toutes les racines des pensées ont été arrachées du monde extérieur ou du règne objectif des vérités universelles hors de moi, toutes mes pensées sont comme replantées dans la terre de leur cause désormais unique et qui n’a affaire qu’à elle-même : le moi doutant et pensant. L’absence de raison du sujet en fait la cause possible de toute pensée et dès lors l’enferme dans sa propre puissance.

Notre doute étant radicalisé jusqu’aux notions logiques et aux entités ontologiques du troisième argument, nous pouvons maintenant présenter un cogito reconstruit, tout comme le doute dont il provient, en sorte de faire saillir une voie originale pour nous en extraire.

Le Cogito Radicalisé

Alors j’ai tenté de radicaliser le doute à partir des indications que je peux trouver dans le texte cartésien lui-même. Mais si on radicalise le doute, on doute davantage, et on doit donc produire un cogito qui résiste à un doute lui-même radicalisé. C’est ce que j’appelle le cogito radicalisé.

Alors précisons d’abord le statut de ce cogito relu à la lumière de l’une de ses principales interprétations contemporaines, celle de Hintikka. Hintikka, on le sait, fait du cogito une performance qui s’auto-vérifie par profération. Dire “j’existe”, c’est rendre vrai l’énoncé “j’existe”. Si je profère l’énoncé “j’existe”, alors c’est que j’existe. Performance plutôt que discours objectif ou décrivant une réalité extérieure à lui, le cogito est vrai en tant qu’il est effectué.

Pourtant, on ne peut pas dire, à mon sens, que le cogito est une performance, car une performance, c’est un énoncé performatif, et un énoncé performatif, c’est un énoncé comme par exemple “je le jure”, “je vous déclare mariés”, qui est toujours public, qui suppose toujours un contexte déterminé, une profération à voix haute pour être réussi. L’énoncé “je te promets de te rendre ton livre demain” ne peut pas réussir si je le dis en l’absence de la personne concernée — celle qui m’a prêté son livre — et a fortiori si je le dis mentalement.

Or le cogito “je suis, j’existe” ne peut pas être proféré. Il ne peut pas être d’abord proféré, il ne peut pas être dit à voix haute. Il ne peut être qu’un énoncé d’abord mental, prononcé en moi-même et non une profération, car lorsque je le découvre, je ne suis pas encore sûr d’avoir un corps, donc je ne suis pas sûr d’avoir une bouche, une langue, des dents me permettant de le dire à voix haute. C’est un énoncé mental.

J’appellerai donc le cogito radicalisé non une performance mais un acte, non une profération mais une formulation. Et je dirais que le cogito radicalisé consiste, au titre d’acte formulatoire, dans le résultat indubitable d’un doute par révocation prolongé d’un argument supplémentaire présent dans la Méditation seconde et énonçable en termes de raison manquante : je n’ai pas de raison d’être.

Je n’ai pas de raison d’être, et ainsi je ne peux pas par mes pensées capturer une réalité hors de moi ; je ne peux même pas fonder des vérités élémentaires n’engageant aucune existence. Je suis enfermé en moi-même, mais non pas comme chose pensante, comme le dit Descartes, comme substance pensante. Je suis enfermé en moi-même comme acte formulable, comme série d’actes formulatoires au présent, sans garantie d’ailleurs d’avoir une existence passée.

Une fois le cogito posé comme acte formulatoire, il semble que toute forme d’absolu nous soit interdite. Je peux seulement penser — mais pas toujours — déjà relatif à qui je peux penser. Quoi que ce soit que je pense, c’est moi qui le pense, et il y a corrélation inévitable entre l’acte et le sujet de l’acte.

Le moi n’est pas lui-même une substance dans le cogito radicalisé ; il n’est que la condition de la profération — la condition, pardon, de la formulation de l’acte.

Nous avons donc bien reconstruit une forme précise et, je l’espère, rigoureuse de cercle corrélationnel : un cogito, mais pas même assuré de la vérité de sa logique ou d’une cause extérieure. Le cogito est radicalisé en ce sens qu’il m’enferme en moi-même dans des limites plus étroites que sa version historique.

Ce moi-même, ce moi lui-même n’est rien d’autre que la manifestation d’une ignorance. Si je dis “je pense”, c’est que je n’ose pas dire “ça pense”, car si je dis “ça pense”, c’est déjà un énoncé général. Quand je dis “je pense”, quand j’emploie le “je”, c’est parce que je voudrais dire précisément “j’ignore”, “je ne suis pas sûr”. Peut-être le “je” est toujours une marque d’ignorance — en vérité, une indexation de l’acte formulatoire sur son extrême ignorance.

L’Absence de Raison comme Absolu

Or, par le rapprochement du cogito avec le doute qu’il engendre, nous découvrons que nous aboutissons non pas à une mais à deux vérités indubitables :

  1. Le doute aboutit au cogito qu’il établit comme évidence au titre d’acte formulatoire et non plus de chose pensante.
  2. Mais le doute culmine en même temps dans l’absence possible de raison qui sous-tend le sujet.

En fait, nous avons deux énoncés : nous avons l’acte formulatoire — premier résultat —, mais ce résultat, comment a-t-il été obtenu ? Par un argument supplémentaire qui, en fait, n’a besoin d’aucun pittoresque pour exister. Les arguments de la Méditation première sont pittoresques : il y a des éléments qu’on connaît, il y a le dieu trompeur, il y a le rêve. Ce sont des éléments qui sont positifs, qui sont fabulatoires et qui nous permettent de fictionner un doute. Mais le dernier argument dit comme en passant n’a pas besoin justement de quelque chose de positif, parce qu’il pointe seulement un manque. Il pointe un manque de raison d’être : je n’ai pas de raison d’être, car ces raisons d’être, en tout cas, j’ai peut-être pas de raison — j’ai peut-être formé moi-même.

Et donc le doute culmine — le doute radicalisé culmine quant à lui dans l’argument de l’absence possible de raison qui sous-tend le sujet. Par là même, le présupposé de l’ultime argument du doute est une absence de raison.

Vu à plusieurs reprises, le présupposé d’un doute ou d’une raison de douter, c’est ce qui échappe à cette raison de douter. La dernière raison de douter étant celle de l’absence possible de raison, celle-ci demeure hors de portée du doute. Je ne peux pas douter de mon absence de raison ; je ne peux pas en douter parce que précisément c’est la pointe du doute lui-même, c’est là où le doute m’a conduit.

On bute sur un indubitable qui redouble le cogito et qui en est même la source : c’est l’absence de raison que j’appelle irraison qui est la source de la constitution du cogito en tant qu’enfermé en lui-même, et c’est donc ce qui peut lui échapper. En vérité, ce qui échappe à l’enfermement du cogito en lui-même, c’est l’absence de raison. C’est l’absence de raison, c’est-à-dire que l’absence de raison se révèle non plus comme l’ignorance où je suis de ma raison d’être, mais comme la connaissance que j’ai de l’absolu de mon absence de raison.

L’évidence, c’est donc celle à laquelle je ne peux pas résister : c’est la dernière, le présupposé dernier par lequel il se pourrait que le sujet parvienne à s’extraire de lui-même en vérité.

C’est précisément par son absence de raison. Le cogito radicalisé nous dit ceci : mon être donné comme acte formulatoire ne possède aucun accès à sa raison d’être. N’importe quoi peut donc exister hors de lui aussi bien que rien. Hors de moi, il y a peut-être un pur néant tandis que je fantasme qu’il y a monde et autrui. Je suis peut-être une goutte d’être sans raison dans un océan de rien. Mais hors de moi, il y a peut-être aussi de l’impensable pur, des créatures contradictoires comme les limites de mon intellect m’empêchent de simplement concevoir.

La contingence où je parviens est donc sans limite : elle rend possible y compris l’inconcevable. Que je ne puisse penser quelque chose n’est pas la preuve que ce quelque chose est impossible, mais simplement que ce quelque chose m’est impensable.

La Sortie du Cogito Radicalisé

Comment dès lors sortir de ce cogito radicalisé ? Comme je l’ai dit, un argument du doute ne peut s’en prendre à ses propres présupposés : il ne peut douter de ce qui est nécessaire à sa formulation. Il faut donc repartir de l’argument du doute.

Or en quoi consiste-t-il ? En l’absence de cause possible du sujet, en l’absence de raison d’être plus généralement du “je”. J’ai accès à mon absence de raison d’être : c’est ce qui me permet une pensée remarquable, celle de ma propre disparition. Je peux penser que ma disparition est possible.

Alors cette disparition, ce n’est pas exactement la mort, car quand je pense à la mort, je la pense comme nécessaire, même si je ne sais pas à quel moment elle doit arriver — elle doit arriver tôt ou tard. Ici, je pense simplement à une disparition qui n’est pas liée au devenir physiologique de mon être, puisque je ne peux pas encore le présupposer. Je peux me penser comme cessant d’être. J’ai accès à cela.

Mais c’est donc cette possibilité qui me rend capable de penser aussi la disparition de mes propres pensées, de mes propres vérités — de vérités qui ne seront en vérité que subjectives. C’est au nom de cela que j’ai posé l’inséparabilité du “je” avec ses pensées. Mais je découvre maintenant que cette thèse repose elle-même sur le présupposé qu’un absolu du moins doit être pensable : celui de ma possible disparition.

En effet, si je pense que tout ce que je pense est contingent — peut-être que tout ce que je pense est faux. Si je suis un douteur, donc ce que je pense est peut-être faux, donc doit pouvoir ne pas être. Mais comment est-ce que je pense que ce que je pense doit pouvoir ne pas être ? Eh bien, puisque je suis la cause de cela, c’est parce que je peux me penser moi-même comme pouvant ne pas être.

Or cet événement — mon anéantissement — par définition est absolu, c’est-à-dire que ma propre abolition, pour être possible, ne doit pas dépendre de moi. Pour le dire en termes plus imagés : si je n’étais mortel qu’à la condition de me penser mortel, si je ne pouvais — plus exactement — mourir qu’à la condition d’exister pour penser ma mort, je serais immortel.

C’est parce que ma mort n’a pas besoin de moi pour être que je suis mortel, et c’est là que j’accède à quelque chose d’absolu. Saisir ma mortalité est remarquable en ce sens que j’accède à un événement qui par définition n’a pas besoin de moi pour se produire, c’est-à-dire pour perdurer au-delà de moi : ma cessation ou anéantissement de moi-même indépendant de moi.

Dès lors, l’absolu — ce qui est séparable de ma pensée — ce n’est ni une chose ni une vérité logico-mathématique : c’est d’abord ma contingence elle-même. C’est l’absolu présupposé au fond par la destruction de tous les absolus, c’est l’absolu présupposé par le doute qui rompt avec toutes les vérités métaphysiques antérieures.

Dès lors, je transmute la contingence corrélée d’une ignorance en une forme de savoir. L’indubitable, ça n’était pas d’abord le cogito, c’était la contingence antérieure dans l’ordre méditatif au cogito, puisqu’intrinsèque au dernier argument du doute, à son absence de raison d’être.

Et je peux alors m’appuyer sur une première vérité : la seule propriété absolue, donc absolument nécessaire de toute chose — sujet du cogito ou autre entité ultérieurement établie comme existante —, c’est que si elle est, elle doit pouvoir ne pas être ; si elle n’est pas, elle doit pouvoir être ; et si elle est ceci, elle doit pouvoir devenir plutôt cela.

Descartes s’extrait du cogito en démontrant l’existence nécessaire d’un être déterminé, le dieu infiniment parfait. On s’extrait du cogito radicalisé par la thèse qu’aucune chose précisément ne peut, tel que ce dieu, exister nécessairement. Si nous savons dans cette perspective qu’une chose ne peut exister nécessairement, c’est bien le dieu cartésien — ce dieu cartésien qui ne peut exister parce qu’il ne peut qu’exister.

Ma proposition est donc que la contingence est une réalité à la fois universelle et éternelle. Autrement dit, elle est la propriété intemporelle de tout état. C’est ce que j’appelle ailleurs le principe de facticité : seule la contingence est absolument nécessaire.

Les Dérivations

Néanmoins, si on en restait là, la thèse n’aurait pas grand intérêt. La thèse n’a d’intérêt que parce qu’elle permet un certain type d’investigation. Ce type d’investigation consiste en ce que j’appelle des dérivations, à savoir que pour être contingent, pour être totalement dépourvu de raison d’être, on ne peut pas être tout à fait n’importe quoi.

Je pense toujours que la philosophie, ça consiste à essayer de modifier un tant soit peu le sens du mot “parce que”. Ici, l’enjeu consiste à essayer de faire tenir debout un certain type de “parce que” : parce qu’une chose n’a pas de raison d’être, eh bien elle doit obéir à certaines contraintes.

J’ai essayé de montrer, par exemple, que parce qu’une chose doit être contingente, parce qu’une chose ne peut être nécessaire, elle ne peut être contradictoire, car la contradiction, loin d’être un moteur du devenir, est en fait un moteur de l’identité. Car ce qui est contradictoire est déjà ce qu’il n’est pas, et il ne peut donc pas devenir ce qu’il n’est pas — il l’était déjà. Il ne peut pas cesser d’être, car cessant d’être, il est aussi bien. Positivement, la contradiction a affaire au contraire avec l’identité. C’est pour ça que le grand penseur de l’identité, c’est aussi bien le grand penseur de la contradiction, à savoir Hegel.

Donc l’idée, c’est de dégager des conditions non quelconques de la contingence. C’est ce que j’appelle une dérivation : parce que X est contingent, alors il est non-contradictoire.

Ce qui m’intéressera ce soir, c’est de dégager, de développer une dérivation qui a à voir avec la continuation du geste cartésien : essayer de montrer que nous pouvons avoir accès au réel hors de nous sur le mode du réalisme soustractif — un réel qui est accessible en termes mathématiques.

Je pense comme Foucault que la révolution de la physique mathématique consiste en tant qu’elle s’extrait de la physique qualitative aristotélicienne. J’essaie au fond de comprendre quelle est la source de cette capacité des sciences à explorer des terrains que les philosophes ont de plus en plus de mal à les suivre par le biais des mathématiques, pour des raisons qui ne sont pas simplement liées aux facultés des philosophes.

Il y a là quelque chose de tout à fait énigmatique et fascinant qui au fond me fait tenter de montrer en quoi le monde sans nous est accessible par le biais des mathématiques. Il y a quelque chose d’infernal dans les mathématiques, c’est-à-dire que les mathématiques nous donnent les moyens — tel Dante — d’aller aux enfers et d’en revenir, peut-être endeuillés de nos amours, mais du moins d’aller explorer ce qu’il en est du mort — non pas de la mort, de notre mort — mais du mort, de ce qui est sans vie, de ce qui nous survivra, de toute cette matière environnante qui n’a que faire de notre existence et de notre disparition.

C’est ce réel-là qui m’intéresse, c’est ce en quoi émerge l’humain et ce en quoi il disparaît. C’est pourquoi le réalisme que je propose est plus précisément, en fait, un matérialisme — c’est un matérialisme soustractif que je tente d’approcher, fondé sur la contingence. On voit évidemment aussi l’héritage d’Épicure, même si je ne le développe pas ici.

Vers une Dérivation du Galiléisme

Alors j’en viens donc au sujet principal de cette intervention : la tentative d’obtenir une dérivation légitimant la portée absolutoire de la science moderne procédant par mathématisation de la nature.

Mon projet est en effet de retrouver une conception cartésienne de la science expérimentale posant que la physique mathématisée nous donne les moyens de restituer les propriétés d’un monde indépendant de la pensée. Bien sûr, au contraire cette fois de Descartes, on doit admettre que toute théorie des sciences expérimentales est révisable. Ce n’est pas une théorie — par exemple la relativité générale ou la physique quantique — que nous entendons dériver, c’est la nécessaire mathématicité de toute théorie visant à restituer les traits d’un monde sans nous.

C’est ce que je nomme — ce qu’on peut nommer, ce qu’on a nommé — le galiléisme.

Mon idée est alors la suivante : je vais tenter d’exhiber une propriété minimale, très pauvre mais fondamentale, des diverses langues formelles contemporaines, tant logiques que mathématiques. Cette condition minimale, on va le voir, tient à notre capacité à penser un signe creux — ce que j’appelle un signe creux, c’est-à-dire dépourvu de signification.

Je vais ensuite dériver cette capacité de penser un signe vide de sens du principe de facticité, de la contingence nécessaire, en montrant qu’il existe un lien essentiel entre cette sorte de signe et la contingence absolue. J’aurai amorcé — mais seulement amorcé — une possible dérivation du galiléisme.

Le Critère des Langues Formelles

Alors il faut d’abord un critère spécifique de la logicité comme de la mathématicité, un critère à la fois assez général — donc assez court — pour pouvoir être propre à la logique et aux mathématiques comme telles, et assez spécifique pour ne convenir qu’à celles-ci, à l’exclusion des langues naturelles, puisque ce que nous tentons de montrer, c’est que ce sont les langues formelles qui pénètrent dans ce qui est mort, et non les langues naturelles.

S’il me faut trouver un critère différenciant et caractérisant les seules langues formelles, c’est que ce critère devrait receler — si la piste est bonne — un usage du langage appuyé de façon remarquable sur l’absolu de la contingence.

Autrement dit, avant de vérifier si le logico-mathématique est bien appuyé sur une intuition implicite de la contingence, il faut découvrir le critère par lequel les langues naturelles et les langues formelles diffèrent essentiellement.

Or la solution m’a paru résider précisément dans le nom en usage des logiques et des mathématiques modernes : ce sont désormais, comme je l’ai dit, des langues formelles, c’est-à-dire ressortissantes au formalisme qui s’est emparé de l’écriture logique et mathématique à partir de Hilbert.

Le Formalisme

Alors en quoi consiste ce formalisme, si on s’en tient à son expression — je le précise — la plus élémentaire ?

Commençons par un exemple, celui de la théorie des ensembles dans son axiomatique standard de Zermelo-Fraenkel. Cette axiomatique qui se formule dans une logique de premier ordre emploie cinq types de signes : les variables, les connecteurs logiques, les quantificateurs, les relations, les ponctuations. Ce sont avec ces signes — et uniquement ces signes qui peuvent être définis à travers eux — que la théorie des ensembles formule ses axiomes et ses théorèmes.

Alors en quoi l’axiomatique formelle des ensembles diffère-t-elle, par exemple, d’une axiomatique antique, celle de la géométrie d’Euclide ?

Alors, de façon très simple : dans l’axiomatique héritée d’Euclide, les définitions des termes précèdent les postulats et les axiomes. On commence par des définitions, par la définition du point, par exemple. Les trois premières définitions des Éléments d’Euclide commencent par définir le point, la ligne et les limites d’une ligne. C’est seulement une fois énoncées les définitions qu’intervenaient les postulats et les axiomes.

Le propre d’une axiomatique formelle tient au contraire à ceci : qu’on ne part pas de définitions initiales. On pose d’emblée, dans des axiomes, des relations entre des termes eux-mêmes non définis. Ce qui disparaît dans l’axiomatique formelle, ce sont les définitions. On parle d’axiomes, mais non plus de définitions.

Deux types de signes, à mon sens, doivent alors être clairement distingués, que j’appelle dans mon propre jargon des signes bases et des signes opérateurs. J’explique cette différence.

Signes Bases et Signes Opérateurs

Les signes bases, dans la théorie des ensembles, ce sont les constantes et les variables individuelles qui sont généralement désignées par des lettres grecques : alpha, bêta, gamma, et cetera. Alors ces termes, quand vous regardez un manuel de théorie des ensembles, ils sont nommés “ensembles” — mais attention, nommé, ça n’est pas défini.

Dans la théorie des ensembles, à mon sens, on ne se mêle jamais de définir ce qu’est un ensemble. On se contente de marquer par un signe non défini ce qu’une interprétation du système pourra désigner de ce nom. Ce que l’on nomme “ensemble”, c’est un signe — mais c’est un signe alpha, bêta, gamma par lui-même dépourvu de signification, à fortiori de référence.

Or c’est là l’objet initial des mathématiques depuis le formalisme en tant qu’elles se fondent sur la théorie ensembliste : on part du pur et simple signe ne renvoyant à rien et ne signifiant rien. On ne le définit pas.

Le second type de signes que j’ai nommé “signes opérateurs” désigne les diverses opérations qui vont pouvoir intervenir sur les signes bases, sur les signes dépourvus de sens. Ce sont aussi bien des signes déjà employés dans la logique, comme l’implication, que des signes proprement mathématiques, comme l’appartenance.

Alors c’est par l’entremise des signes opérateurs — en particulier l’appartenance — et des axiomes qui prescrivent l’usage de ce signe qu’on pourra retrouver intuitivement certaines propriétés qui rappellent effectivement celles des ensembles ordinaires qu’on appelle intuitivement un ensemble. On dira qu’alpha peut appartenir à bêta — c’est en quoi nous aurons une idée intuitive de l’ensemble. On dégagera un certain nombre de propriétés de l’appartenance et de l’inclusion qui feront que progressivement le signe dépourvu de sens pourra avoir l’allure d’un ensemble. Mais fondamentalement, ce signe, en vérité, n’est jamais défini.

S’il y a bien une chose que ne fait pas la théorie des ensembles, c’est nous dire ce qu’est un ensemble. Elle ne peut pas le dire ; elle ne peut que le nommer.

Le Principe de Distinction

Alors de ce qui précède, on peut tirer un principe de distinction entre une langue naturelle et une langue formelle. On peut les différencier par le rôle qu’elles accordent aux signes dépourvus de sens.

On dira qu’une langue formelle, à la différence d’une langue naturelle, accorde au niveau syntaxique un rôle structurel aux signes dépourvus de sens — les mathématiques ont besoin structurellement, au niveau syntaxique, de signes dépourvus de sens : ce sont les signes bases.

Le propre d’une langue naturelle, c’est d’accorder au niveau de la syntaxe un rôle généralement marginal aux signes dépourvus de sens — le “gloubi-boulga” de Mallarmé — alors que le propre d’une langue formelle, c’est de leur accorder même au niveau syntaxique un rôle indispensable et remarquable.

Les mathématiques, effectivement, dans le formalisme, accèdent précisément à — de quoi traitent les mathématiques ? Toujours une question que les philosophes… ils ont raison de la poser, car leurs objets, elles ne les définissent pas.

Mon objet se précise ainsi : ce que je peux faire, car je peux faire l’hypothèse suivante. Mon but est de montrer pourquoi le langage formel, par son usage systématique du signe dépourvu de sens, est susceptible de produire des vérités absolutoires inaccessibles au langage ordinaire. C’est que si la physique parvient à explorer un type de territoire — la matière — que la philosophie, semble-t-il, ne peut plus, c’est parce qu’il y a un certain niveau discursif où seules les mathématiques peuvent passer, qui est celui des vérités absolutoires — les vérités absolutoires étant entendues au sens de ce qui est séparé, non de ce qui est parachevé.

Le Signe Dépourvu de Sens

Passons donc à la question centrale de notre discussion : qu’est-ce qu’un signe dépourvu de sens ?

Alors le signe dépourvu de sens, c’est une chose remarquable. Pourquoi je crois que le signe dépourvu de sens est une chose remarquable ? Parce que le signe dépourvu de sens, c’est un signe — c’est bel et bien… ça n’est pas moins un signe qu’un signe signifiant quelque chose.

En fait, cette simple remarque suffit à nous éloigner de la plupart des analyses modernes du signe qui, partant du signe linguistique, ne conçoivent pas celui-ci hors de sa capacité à renvoyer à quelque chose : un objet, une référence, ou au moins un sens. Un signe, ça doit avoir un sens.

Eh bien, en fait, le formalisme en est la négation. Un signe peut être signe sans avoir besoin d’avoir de sens. Et la croyance suivant laquelle un signe doit avoir un sens — comment donc ? — eh bien, par des réflexions qui trouvent leurs racines chez des philosophes, pas seulement — ce réductionnisme peut être tracé jusqu’à une certaine position matérialiste qui voudrait qu’un signe, pour une tâche, un bibelot, un signe, n’ait plus cette part immatérielle en lui — le sens — se réduisant à son corps matériel et donc à ce que j’appelle sa marque, sa marque matérielle, son inscription.

Et bien non ! Les mathématiques, lorsqu’elles parlent des tracés sur le papier alpha, bêta… ce ne sont pas des tracés, ce ne sont pas des traces, ce ne sont pas des taches — c’est quelque chose de plus qu’une marque.

alors que généralement l’immatérialité du signe, c’est ce qui est immatériel dans le signe qui n’a pas de sens ?

Eh bien, en fait, cette couche non sémantique de l’immatérialité sémiotique, elle est bien connue des linguistes, et sa caractérisation permet de comprendre qu’il existe dans le signe une dualité qui n’est pas celle du signifiant et du signifié, mais une autre, plus fondamentale, qui la précède : c’est celle du type et du token.

La Distinction Type/Token

Un signe, par exemple un signe écrit, n’est jamais seulement la marque sur le papier. Voyez : lorsque vous visez une marque comme signe, cette marque cesse d’être seulement une marque, c’est-à-dire une chose matérielle singulière, pour devenir le token d’un signe type.

Ainsi, quand j’écris trois fois la lettre A au tableau, j’écris trois tokens d’un type lui-même unique : la lettre A en général. J’écris trois fois “a”, et ce type — le “a” en général, j’écris un “a” — eh bien, il s’instancie dans les tokens proposés sans s’y réduire pourtant.

Autrement dit, jamais une suite de tokens n’épuise les “a” possibles. On ne peut jamais dire, si on écrit des “a”, qu’on a écrit tous les “a”. Le type A est toujours au-delà de ses instanciations et en même temps il n’est jamais rien — il n’est jamais quelque chose de plus que ces instanciations.

Autrement dit, lorsque vous visez une marque comme signe, vous visez le token reproductible sans limite d’un signe type intangible. C’est-à-dire : si je vise le “a” comme marque, je ne pense qu’à — je ne vois qu’une trace d’encre individuelle, une tache. Si je le vise comme token, je vise en lui le nombre essentiellement illimité de ses reproductions possibles sous l’égide d’un type qui, lui, est toujours identique à lui-même.

Or cette reproduction possiblement illimitée du token — il n’y a pas de limite à l’écriture du “a” — ne vise évidemment rien de matériel dans le “a”, puisque je vise des tokens du “a” comme reproductibles à volonté. Il y a quelque chose d’illimité dans le token qui excède son instantiation matérielle, et donc il y a bien dans le signifiant, indépendamment du signifié, une articulation interne immatérielle — type/token — qui lui permet de se différencier du seul support matériel du signe sans pour autant faire appel à l’immatérialité du sens.

Le Kénotype

Alors qu’est-ce qu’un type ? Le type “a” a suscité bien des théories concernant son statut, mais à mon sens, si on veut traiter du type correctement, il faut d’abord le traiter à l’état pur. Il faut commencer par le délester de toute autre forme d’immatérialité à même le signe. L’examiner donc dans un signe creux, vide de contenu sémantique. On aura alors une chance de comprendre ce qui s’y joue.

Ce type du signe vide, je l’appelle kénotype — l’adjectif grec kenos signifiant “vide”.

La question sera alors : comment peut-on viser un kénotype ? Ou encore : comment peut-on viser, à même une marque, la dualité type/token d’un signe vide ?

Alors ici, c’est une question de condition. En fait, j’examine les conditions élémentaires d’un langage formel. À quelle condition un langage formel est-il possible ? Il est possible à la condition qu’il rompe avec la langue naturelle en faisant usage de signes creux, de signes dépourvus de sens, qu’il va pouvoir manipuler au lieu de…

Généralement, on dit que les langages formels ne parlent de rien parce que précisément ils manipulent des signes vides. Mais moi, j’essaie de dégager l’ontologie du signe vide. J’essaie de montrer en quelque sorte d’abord comment nous pouvons penser et accéder à ce signe remarquable, le signe dépourvu de sens. Cette capacité de dégager de la matérialité du signe quelque chose de non signifiant…

L’unité… ce n’est pas l’unité d’une chose. Quelle est l’unité d’un type ? Ça n’est pas seulement l’unité d’une chose. Le propre du signe vide, c’est que je suis toujours en droit de le remplacer par un autre signe. C’est ce qui est très troublant : je peux toujours coder un signe.

Si vous avez un signe, vous pouvez le coder, donc vous pouvez le remplacer par des marques qui ne lui ressemblent pas. C’est très troublant, parce qu’un signe, en général, c’est arbitraire — c’est arbitraire. On peut remplacer un signe par un autre dans un langage codé. À fortiori, si c’est un signe dépourvu de sens que j’appelle “ensembles” — alpha, bêta, gamma ou A, B, C —, ça n’a aucune importance : c’est quelque chose de totalement arbitraire. Le signe est recodable à volonté, il est totalement arbitraire. Et pourtant, il y a quelque chose en lui d’immatériel. C’est tout à fait troublant.

Et cette immatérialité ne peut pas être un eidos, ne peut pas être une idée, puisqu’elle n’est pas de l’ordre de la forme ou du sens.

Le Mode d’Unité du Kénotype

Alors continuons d’enquêter. Je cherche le mode d’unité du kénotype, du signe vide, du signe creux. Il n’est ni le mode d’unité de la chose, donc ni le mode d’unité du concept. Il ne peut davantage être le mode d’unité de la ressemblance sensible. L’unité des “a” ne provient pas de leur ressemblance.

D’abord, il y a de très nombreuses graphies possibles du “a”, et qui ne se ressemblent pas du tout entre elles. Entre “a” minuscule et “A” majuscule, il n’y a pas de ressemblance — ce n’est pas la question. Et en plus, je peux le recoder indéfiniment.

Et par ailleurs, la ressemblance, elle ne produit pas le “et cetera” — elle ne produit pas le sentiment d’illimitation du token que je peux reproduire à volonté. Quand je trouve que deux jumeaux se ressemblent, je ne mets pas à côté des deux jumeaux mentalement “et cetera” — il n’y a pas une itération indéfinie des jumeaux. Ou alors je passe précisément dans la sphère du signe.

Mais il nous faut être plus précis. Alors il est vrai qu’on ne peut pas se passer pourtant — c’est ce qui est troublant — d’une base sensible du signe. Il faut bien percevoir un signe pour le reconnaître. On ne peut pas immatérialiser intégralement le signe.

Il faut donc en conclure que deux marques empiriquement ressemblantes charroient entre elles deux types de mêmeté : la mêmeté de la similitude sensible et la mêmeté de l’identité itérative — la mêmeté de deux marques qui se ressemblent et la mêmeté de deux tokens qui s’itèrent indéfiniment.

Comment penser l’articulation, dans le signe, de ces deux régimes du même ? Voilà le cœur du problème.

Répétition et Itération

Pour penser clairement la différence entre la ressemblance sensible et l’identité itérative, il ne suffit pas de mobiliser le caractère indéfini de l’itération opposé au caractère fini de la ressemblance. En vérité, la différence est plus profonde.

Alors je vais essayer ici de l’expliquer par le biais d’une distinction — une distinction entre ce que j’appelle l’itération et la répétition.

La Répétition Auditive et Visuelle

Alors qu’est-ce que j’entends par répétition ? Vous allez voir où je vais en venir.

On peut repérer deux modalités principales de ce que j’appelle répétition : une modalité auditive qui produit ce que j’appelle un effet de mélopée, et une modalité visuelle qui produit ce que j’appelle un effet de frise.

Commençons par la répétition auditive. C’est l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson qui nous mettra sur la voie. Il y a pour Bergson, on le sait, deux types de multiplicité : celle des objets matériels juxtaposés dans l’espace — multiplicité quantitative qui peut donner lieu donc à un compte et une sommation — et celle des faits de conscience entremêlés dans la durée — multiplicité cette fois qualitative qui doit plutôt être pensée sur le mode de la mélodie.

Dans une mélodie, en effet, les notes sont entendues successivement mais pas séparément : elles sont au contraire fondues ensemble, de sorte qu’une même note — un même do, par exemple — n’aura pas la même résonance qualitative selon qu’elle conclura telle ou telle séquence mélodique. Chaque note se teinte pour elle-même de l’unité à laquelle elle appartient.

Il résulte de cela que des sons similaires acquièrent une portée différentielle du seul fait d’être répétés. En effet, si je reproduis le même son dans une mélopée, ou si j’entends les mêmes coups de cloche se reproduire, il se produit en moi le sentiment d’une totalité organique qualitative et originale qui donnera au dernier terme répété — fût-il parfaitement ressemblant au précédent — un effet subjectif différent et singulier.

Le point remarquable, c’est que la monotonie de la mélopée produit un effet sensible différent à chaque répétition nouvelle dans un même terme. À chaque fois, la même note devient différente, et différemment différente des précédentes. C’est pourquoi il n’y a pas de sens à viser la prolifération infinie d’une mélopée, car il faut entendre chaque note nouvelle pour en percevoir l’originalité et l’effet propre.

Il existe donc, du seul fait de ce que j’appelle la répétition, un effet différentiel inhérent au son empirique et qui affecte y compris les sons parfaitement ressemblants. Il existe, autrement dit, un effet différentiel sensible qui n’est pas identifiable à une dissemblance empirique. C’est le pur passage du temps — du moins du temps conscientiel sensible — qui produit cette différence que je nomme répétition ou monotonie. Deux “do” diffèrent entre eux dans une mélopée autrement que par la durée.

De même, l’espace sensible présente un effet différentiel de répétition. Je pense par exemple — je comprends bien — à un jugement esthétique sur les répétitions, les monotonies préméditées par l’architecte : répétition des quatre tours d’angle, mais aussi bien des réverbères, des arbres alignés ou des lattes de l’esplanade. On peut en être enthousiaste ou écrasé ou irrité, mais un jugement est toujours possible et légitime qui porte à la fois sur la forme des motifs choisis et sur le nombre fini de la répétition qu’on a décidé de déployer.

Une répétition spatiale, tout autant que mélodique, est donc une séquence finie produisant un effet différentiel sensible non dissemblant. Des choses qui se ressemblent parfaitement acquièrent un pouvoir différentiel — et acquièrent un pouvoir différentiel non plus par effet de mélopée, mais par effet de frise. Et je peux juger de la réussite ou de l’échec artistique au regard précisément de cette séquence finie.

Il y a donc un effet esthétique qualitatif des répétitions spatiales. C’est pourquoi il est faux de dire, comme le fait Bergson, que l’espace serait le fondement d’une sommation quantitative du même par opposition à la durée, domaine de la répétition qualitative. En effet, pour Bergson, les mathématiques proviennent de l’espace, de la juxtaposition dans l’espace, parce que l’espace ne contient en lui-même rien de qualitatif. Il ne possède pas cette puissance qualitative de la durée que j’ai repérée — que j’ai dénommée la puissance répétitive de la durée —, c’est-à-dire que même lorsque les choses sont parfaitement ressemblantes, elles diffèrent — elles diffèrent à leur façon par leur seule répétition.

Car dans l’espace sensible aussi bien, nous trouvons cet effet de répétition, cet effet de différence dans la ressemblance parfaite.

L’Itération du Signe

Alors qu’est-ce que j’ai essayé d’analyser ici ? J’ai essayé de montrer que la répétition, c’est quoi ? C’est le fait qu’il y a un réel pur de la différence sensible par-delà la dissemblance. Même lorsque les choses n’ont entre elles aucune dissemblance, elles diffèrent — elles diffèrent par le seul fait qu’elles se répètent.

Et pourquoi est-ce que j’ai insisté sur cela ? Tout simplement parce que ça rend très énigmatique ce qui n’est pas de l’ordre de la répétition, mais ce que j’ai appelé au contraire l’itération sémiotique — l’itération du signe.

Pourquoi ? Parce que la répétition, ça n’est rien d’autre que l’effet de l’espace-temps. Tout ce qui est dans l’espace-temps du monde sensible est affecté de répétition. Qu’une chose, par sa reproduction, échappe à la répétition, ce serait comme si elle échappait à l’espace et au temps. Ce serait comme s’il y avait en elle quelque chose d’éternel qui échappe à l’effet de l’espace et du temps.

Or je crois que l’itération du signe vide échappe à l’effet de répétition. L’itération du signe vide échappe…

Lorsque j’itère des signes, je peux voir une répétition, mais c’est alors que je regarde les marques. Lorsque je regarde les marques, alors la répétition des “a” que je vois, c’est comme une frise — mais il y a un jugement esthétique possible. Mais si je cesse de viser des marques pour viser un signe, j’ai tout simplement le même signe. Le signe est parfaitement identique, sans effet de répétition. J’accède à quelque chose d’absolument identique dans chaque signe, à quelque chose qui résiste à l’effet différentiel du temps — particulier quelque chose d’éternel. Et ce quelque chose d’éternel n’est pas de l’ordre du sens, puisque c’est un signe qui n’a aucun sens.

Ce que j’ai essayé de faire, c’est de montrer — comme Bergson — que, en effet, les mathématiques ne peuvent pas appartenir à la durée, mais — contre Bergson — elles ne peuvent pas non plus appartenir à l’espace. Il y a dans les mathématiques la capacité de la pensée à accéder à quelque chose d’éternel.

Schéma de l’Itération et de la Réitération

Alors là, j’ai fait un petit schéma élémentaire. J’ai presque fini.

J’ai supposé ici une itération. L’itération, ce serait une opération élémentaire — le signe le plus simple, figuré par un trait. Je ne peux même pas accéder à la numération arabe. Je trace un trait, et j’ajoute à chaque fois un trait. Alors il y a un trait ici, j’ajoute encore un trait, et ainsi de suite, et cetera.

À chaque itération, exactement la même chose se produit à chaque fois : la même opération, le même geste — plusieurs tokens, un seul type.

En revanche, ici, vous avez ce que j’appelle une réitération. C’est que le résultat de l’itération au niveau de l’itération, c’est toujours la même chose, mais le résultat ici de l’itération, c’est une différence : 1, 2, 3. C’est tout simplement la différence quantitative.

Et la différence quantitative — vous voyez que elle n’est pas de l’ordre de la répétition, elle est de l’ordre de ce que j’appelle la réitération, qui elle-même dépend de l’itération, qui ne doit surtout pas être une répétition. Car si c’était une répétition, il y aurait un effet différentiel — par exemple, le “plus 1” ici serait différent du “plus 1” ici par le simple fait qu’on reproduise le signe, créerait une différence qualitative. Ce ne serait jamais la même opération. Et si l’itération était une répétition, il n’y aurait jamais de réitération.

Le fait qu’on arrive à compter 1, 2, 3 est tout à fait stupéfiant au regard de l’effet de l’espace-temps sur la puissance de notre jugement esthétique.

Conclusion

Donc, pour conclure, qu’est-ce que j’essaie de faire ? Eh bien, je voudrais vous montrer que la dérivation, c’est quoi ? C’est de montrer d’abord — de poser la question suivante : comment pouvons-nous avoir accès à des signes dépourvus de sens, c’est-à-dire à une immatérialité qui n’est pas de l’ordre de l’eidos, qui n’est pas de l’ordre de la forme ou du sens ?

Comment pouvons-nous faire des mathématiques au niveau le plus élémentaire ? Et cette question de style transcendantal que je résous — mais en termes spéculatifs —, je tente d’y répondre en disant que nous devons résoudre l’énigme qui est qu’un signe arbitraire, recodable — un simple gribouillage que j’écris sur une feuille de papier, que je peux reproduire plus ou moins ressemblant sur la feuille —, une fois que je le vise… eh bien, j’accède à quelque chose de stupéfiant qui est l’et cetera, l’itération par quoi je franchis absolument les limites de l’espace et du temps.

Et la question : comment je peux faire ça ? Et je crois que la réponse est la suivante : je peux faire ça parce que j’accède dans le signe à son absence de raison d’être. C’est précisément son arbitraire qui est source de son itération.

En effet, quand j’accède à une chose, je l’y accède comme chose contingente, mais quand j’accède à un signe, la contingence est toujours en première ligne. Pour accéder non plus à une marque qui ressemble au “a”, mais au “a” comme signe, il faut que je cesse de le viser comme une chose contingente pour thématiser la contingence, pour saisir qu’il est arbitraire.

Alors, c’est une fois que je le vis comme arbitraire que je peux l’itérer, c’est-à-dire… et parce que je le vis comme arbitraire, j’accède à la pointe d’éternité qui en moi est tout à fait dépourvue de sens — c’est-à-dire l’éternité de l’absence de raison d’être, l’éternité de son arbitraire. Et c’est elle que je parviens à itérer, puis à réitérer.

Dès lors, si la piste était bonne, nous aurions commencé à montrer pourquoi les mathématiques sont bel et bien appuyées — dans leur formulation contemporaine, c’est-à-dire dans les langages formels — sur l’intuition de l’absence de raison d’être dont elles font usage dans la manipulation des signes vides, se fondant précisément là-dessus sur l’absolu qui nous est laissé.

À donner en français, c’est cet absolu qui n’est rien d’autre que notre absence de raison d’être.

Voilà, je vous remercie.