Signature humaine et marquage de l’autophagie artificielle / Human signature and artificial autophagy marking

Face à la prolifération des contenus générés par intelligence artificielle, un phénomène menace l’avenir de ces technologies : l’effondrement par modèle ou “model collapse”, qui survient lorsque les IA s’entraînent sur leurs propres productions. Pour éviter cette autophagie numérique, les plateformes technologiques déploient massivement des systèmes de signatures cryptographiques, officiellement destinés à permettre aux humains d’identifier les contenus artificiels. Mais cette explication cache un enjeu plus fondamental : ces marqueurs servent avant tout aux machines pour reconnaître leurs propres créations et les éviter lors de futurs apprentissages. Ce retournement révèle un paradoxe troublant : pour échapper à l’attention des algorithmes collecteurs de données, nous devons paradoxalement nous faire reconnaître comme machines par les machines elles-mêmes, questionnant ainsi nos présupposés sur l’authenticité humaine à l’ère post-numérique. Cette situation fait étrangement écho aux analyses que Jacques Derrida développait dans “Signature Événement Contexte” (1972) : déjà, le philosophe montrait que la signature était prise dans un paradoxe constitutif, devant être à la fois unique (pour authentifier) et répétable (pour être reconnue comme signature). Cette contradiction révélait l’impossibilité d’une présence pleine à soi que supposait la métaphysique occidentale.
L’intelligence artificielle fait face à un phénomène qui menace son développement : l’effondrement par modèle ou “model collapse”, un processus dégénératif qui survient lorsque les systèmes d’IA s’alimentent de leurs propres productions (Shumailov et al., 2024, “AI models collapse when trained on recursively generated data”, Nature, vol. 631, p. 755-759). Cette dynamique d’autophagie révèle une fragilité fondamentale des modèles génératifs : privés de diversité authentique, ils convergent vers une médiocrité statistique, perdant progressivement leur capacité à saisir les nuances et les cas marginaux de la réalité.
Le phénomène se manifeste selon deux modalités distinctes : l’effondrement précoce, où les modèles perdent d’abord l’information des “queues de distribution” — ces événements rares mais cruciaux pour la compréhension du monde —, et l’effondrement tardif, où la distribution des données converge vers un état qui ressemble de moins en moins à la distribution originale. Les expérimentations montrent qu’après neuf itérations d’entraînement récursif sur des données synthétiques, un modèle de langage initialement cohérent ne produit plus que du charabia incompréhensible.
Cette dégénérescence s’explique par trois sources d’erreur qui s’accumulent à travers les générations : l’erreur d’approximation statistique due à la finitude des échantillons, l’erreur d’approximation fonctionnelle liée aux limitations des architectures, et l’erreur d’échantillonnage qui découle des processus de génération (Seddik et al., 7 avril 2024, “How Bad is Training on Synthetic Data? A Statistical Analysis of Language Model Collapse”, arXiv:2404.05090). Chaque génération hérite et amplifie les biais de la précédente, créant un effet “garbage in, garbage out” généralisé.
Face à cette menace, les plateformes d’IA ont rapidement adopté des systèmes de marquage et de signature pour leurs productions. Google DeepMind a développé SynthID, un système de tatouage numérique invisible annoncé en août 2023 pour les images puis étendu au texte en mai 2024 (“Watermarking AI-generated text and video with SynthID”, Google DeepMind, 14 mai 2024), tandis que Meta propose Stable Signature pour les modèles open source (Fernandez et al., mars 2023, “The Stable Signature: Rooting Watermarks in Latent Diffusion Models”, ICCV). OpenAI intègre désormais les métadonnées C2PA dans ses images générées par DALL-E (“C2PA in ChatGPT Images”, OpenAI Help Center, 2024).
Ces initiatives s’inscrivent dans le cadre plus large de la Coalition for Content Provenance and Authenticity (C2PA), qui développe des standards ouverts pour tracer l’origine et l’historique des contenus numériques (C2PA, 2022, “C2PA Technical Specification”). Le standard C2PA fonctionne comme une “étiquette nutritionnelle” pour les contenus numériques, permettant de vérifier cryptographiquement leur provenance grâce à des signatures numériques tamper-evident (“Content Authenticity Initiative”, 2024).
Officiellement, ces signatures visent à combattre la désinformation et à permettre aux utilisateurs humains d’identifier les contenus générés par IA. Comme l’explique le Brookings Institution (mars 2024), “l’objectif réaliste est d’élever la barrière à l’évitement des tatouages numériques afin que la majorité du contenu généré par IA puisse être identifié”. Cette transparence apparente répond aux préoccupations légitimes concernant les deepfakes, la manipulation politique et l’intégrité de l’information.
Pourtant, une lecture plus attentive révèle un objectif moins avoué mais tout aussi crucial : protéger les futures générations d’IA de l’empoisonnement par leurs propres productions. Comme le démontre la recherche académique récente sur le model collapse, ce phénomène pose une menace existentielle aux modèles futurs. Or, avec plusieurs milliards d’images générées par des modèles open source et une proportion croissante de contenu synthétique sur internet, la contamination des datasets d’entraînement devient inévitable.
Les signatures C2PA et les tatouages imperceptibles permettent aux systèmes d’aspiration de données de distinguer automatiquement les contenus humains des productions artificielles. Cette capacité de reconnaissance automatique constitue un mécanisme de défense pour préserver la diversité des données d’entraînement. Comme l’observe la recherche de Gretel AI (23 août 2024, “Addressing Concerns of Model Collapse from Synthetic Data in AI”), “la génération de données synthétiques réfléchie et de haute qualité, plutôt qu’un usage ‘indiscriminé’, peut prévenir l’effondrement des modèles”.
La véritable fonction de ces signatures n’est donc pas prioritairement anthropocentrique — elles ne sont pas d’abord destinées aux humains — mais machino-centrique : permettre aux IA de reconnaître leur propre production pour l’éviter lors de phases d’apprentissage ultérieures. Cette logique d’auto-limitation rappelle les mécanismes d’auto-régulation biologique qui empêchent l’auto-consommation pathologique dans les écosystèmes naturels.
Cette situation génère un paradoxe : pour échapper à l’attention des machines aspirantes de données, pour sortir des espaces latents où notre production pourrait nourrir de futures IA, nous devons paradoxalement nous faire reconnaître comme machines par les machines elles-mêmes. Ce retournement actualise le paradoxe derridien de l’itérabilité : comme la signature traditionnelle qui ne peut garantir l’identité qu’en acceptant sa propre répétabilité, notre humanité ne peut être préservée qu’en adoptant les codes techniques de reconnaissance machinique. Derrida avait déjà montré que toute marque d’identité était habitée par la possibilité de sa propre altération. Apposer une signature cryptographique à nos créations devient un moyen détourné de signaler notre humanité — non pas aux humains, mais négativement aux algorithmes de collecte qui pourront ainsi nous ignorer.
Ce retournement révèle la fragilité de ce qu’on pourrait appeler l’exceptionnalisme de l’intériorité humaine. Nous découvrons que notre capacité à être reconnus comme humains par d’autres humains dépend désormais en partie d’un dispositif technique. Nous sommes les premiers humains dont la mémoire excède radicalement la conscience, les premiers à rêver que nōs traces les moins monumentales survivront à nōtre disparition individuelle.
La signature devient ainsi un artefact paradoxal : elle marque notre humanité par un processus technique qui mime le marquage machinique. Dans cette économie inversée de la reconnaissance, l’authenticité humaine ne peut plus être présumée mais doit être techniquement certifiée. Cette nécessité de certification technique réalise concrètement ce que Derrida théorisait à travers le concept de ‘différance’ : l’impossibilité d’une présence immédiate à soi. L’authenticité humaine ne peut plus se fonder sur une évidence intuitive mais requiert un détour par l’artifice technique, confirmant l’analyse derridienne selon laquelle l’originaire est toujours déjà marqué par la trace de l’autre. Les systèmes C2PA, avec leurs chaînes cryptographiques de confiance et leurs autorités de certification, instituent une infrastructure de preuve de l’humain qui témoigne de l’effondrement des critères “naturels” de distinction.
Cette évolution s’inscrit dans une logique “post-mimétique”, où les images générées ne relèvent nullement de l’ordre de la copie, de la reproduction, du collage, du remontage, du remix. Elles émergent d’une induction statistique massive qui transforme radicalement notre rapport à la représentation et à la mémoire culturelle.
L’enjeu dépasse la simple question technique de l’identification des contenus. Il révèle une mutation anthropologique où les catégories traditionnelles de l’authentique et de l’artificiel, du créateur et de la créature, de l’original et de la copie, se reconfigurent selon de nouvelles logiques. Dans cette nouvelle économie symbolique, la signature technique devient le dernier rempart contre l’indifférenciation généralisée — un moyen de maintenir des différences vitales dans un monde où tout risque de converger vers la moyenne statistique.
Cette mutation confirme l’intuition derridienne selon laquelle la signature révèle non pas la maîtrise du sujet sur son identité, mais sa dépossession constitutive. Dans ‘Signature Événement Contexte’, Derrida montrait déjà que signer, c’est accepter que sa marque puisse fonctionner en son absence, qu’elle soit itérable et donc appropriable par l’autre. Paradoxalement, c’est en acceptant de porter les stigmates de la machine que nous espérons préserver ce qui nous distingue d’elle. Ce retournement ontologique interroge profondément nos présupposés sur la nature de l’intelligence, de la créativité et de l’identité dans un monde post-numérique où les frontières entre l’humain et l’artificiel ne cessent de se redessiner.
Faced with the proliferation of AI-generated content, a phenomenon threatens the future of these technologies: model collapse, which occurs when AI systems train on their own productions. To prevent this digital autophagy, technology platforms are massively deploying cryptographic signature systems, officially intended to enable humans to identify artificial content. But this explanation conceals a more fundamental issue: these markers primarily serve machines to recognize their own creations and avoid them during future learning. This reversal reveals a disturbing paradox: to escape the attention of data-collecting algorithms, we must paradoxically make ourselves recognizable as machines by the machines themselves, thus questioning our assumptions about human authenticity in the post-digital era. This situation strangely echoes the analyses that Jacques Derrida developed in “Signature Event Context” (1972): the philosopher already showed that the signature was caught in a constitutive paradox, having to be both unique (to authenticate) and repeatable (to be recognized as a signature). This contradiction revealed the impossibility of a full presence to oneself that Western metaphysics presupposed.
Artificial intelligence faces a phenomenon that threatens its development: model collapse, a degenerative process that occurs when AI systems feed on their own productions (Shumailov et al., 2024, “AI models collapse when trained on recursively generated data”, Nature, vol. 631, p. 755-759). This autophagic dynamic reveals a fundamental fragility of generative models: deprived of authentic diversity, they converge toward statistical mediocrity, progressively losing their ability to grasp the nuances and marginal cases of reality.
The phenomenon manifests in two distinct modalities: early collapse, where models first lose information from “distribution tails” — those rare but crucial events for understanding the world — and late collapse, where data distribution converges toward a state that increasingly resembles less the original distribution. Experiments show that after nine iterations of recursive training on synthetic data, an initially coherent language model produces only incomprehensible gibberish.
This degeneration is explained by three sources of error that accumulate across generations: statistical approximation error due to finite samples, functional approximation error linked to architectural limitations, and sampling error stemming from generation processes (Seddik et al., April 7, 2024, “How Bad is Training on Synthetic Data? A Statistical Analysis of Language Model Collapse”, arXiv:2404.05090). Each generation inherits and amplifies the biases of the previous one, creating a generalized “garbage in, garbage out” effect.
Faced with this threat, AI platforms have rapidly adopted marking and signature systems for their productions. Google DeepMind developed SynthID, an invisible digital watermarking system announced in August 2023 for images then extended to text in May 2024 (“Watermarking AI-generated text and video with SynthID”, Google DeepMind, May 14, 2024), while Meta proposes Stable Signature for open source models (Fernandez et al., March 2023, “The Stable Signature: Rooting Watermarks in Latent Diffusion Models”, ICCV). OpenAI now integrates C2PA metadata into its DALL-E generated images (“C2PA in ChatGPT Images”, OpenAI Help Center, 2024).
These initiatives are part of the broader framework of the Coalition for Content Provenance and Authenticity (C2PA), which develops open standards for tracing the origin and history of digital content (C2PA, 2022, “C2PA Technical Specification”). The C2PA standard functions as a “nutrition label” for digital content, enabling cryptographic verification of their provenance through tamper-evident digital signatures (“Content Authenticity Initiative”, 2024).
Officially, these signatures aim to combat disinformation and enable human users to identify AI-generated content. As the Brookings Institution explains (March 2024), “the realistic goal is to raise the barrier to watermark circumvention so that the majority of AI-generated content can be identified.” This apparent transparency responds to legitimate concerns about deepfakes, political manipulation, and information integrity.
Yet a more careful reading reveals a less acknowledged but equally crucial objective: protecting future AI generations from poisoning by their own productions. As recent academic research on model collapse demonstrates, this phenomenon poses an existential threat to future models. With several billion images generated by open source models and a growing proportion of synthetic content on the internet, contamination of training datasets becomes inevitable.
C2PA signatures and imperceptible watermarks allow data scraping systems to automatically distinguish human content from artificial productions. This automatic recognition capability constitutes a defense mechanism to preserve training data diversity. As Gretel AI research observes (August 23, 2024, “Addressing Concerns of Model Collapse from Synthetic Data in AI”), “thoughtful, high-quality synthetic data generation, rather than ‘indiscriminate’ usage, can prevent model collapse.”
The true function of these signatures is therefore not primarily anthropocentric — they are not primarily intended for humans — but machino-centric: enabling AI to recognize its own production to avoid it during subsequent learning phases. This self-limitation logic recalls biological self-regulation mechanisms that prevent pathological self-consumption in natural ecosystems.
This situation generates a paradox: to escape the attention of data-scraping machines, to exit the latent spaces where our production might feed future AI, we must paradoxically make ourselves recognizable as machines by the machines themselves. This reversal actualizes the Derridean paradox of iterability: like the traditional signature that can only guarantee identity by accepting its own repeatability, our humanity can only be preserved by adopting the technical codes of machine recognition. Derrida had already shown that any mark of identity was inhabited by the possibility of its own alteration. Applying a cryptographic signature to our creations becomes an indirect means of signaling our humanity — not to humans, but negatively to collection algorithms that can thus ignore us.
This reversal reveals the fragility of what could be called the exceptionalism of human interiority. We discover that our capacity to be recognized as human by other humans now partly depends on a technical device. We are the first humans whose memory radically exceeds consciousness, the first to dream that our least monumental traces will survive our individual disappearance.
The signature thus becomes a paradoxical artifact: it marks our humanity through a technical process that mimics machine marking. In this inverted economy of recognition, human authenticity can no longer be presumed but must be technically certified. This necessity for technical certification concretely realizes what Derrida theorized through the concept of ‘différance’: the impossibility of immediate presence to oneself. Human authenticity can no longer be based on intuitive evidence but requires a detour through technical artifice, confirming Derrida’s analysis that the originary is always already marked by the trace of the other. C2PA systems, with their cryptographic chains of trust and certification authorities, institute a proof-of-human infrastructure that testifies to the collapse of “natural” criteria of distinction.
This evolution follows a “post-mimetic” logic, where generated images do not belong to the order of copying, reproduction, collage, reassembly, or remix. They emerge from massive statistical induction that radically transforms our relationship to representation and cultural memory.
The issue goes beyond the simple technical question of content identification. It reveals an anthropological mutation where traditional categories of authentic and artificial, creator and creature, original and copy, are reconfigured according to new logics. In this new symbolic economy, technical signature becomes the last rampart against generalized indifferentiation — a means of maintaining vital differences in a world where everything risks converging toward statistical average.
This mutation confirms Derrida’s intuition that the signature reveals not the subject’s mastery over their identity, but their constitutive dispossession. In ‘Signature Event Context’, Derrida already showed that to sign is to accept that one’s mark can function in one’s absence, that it is iterable and therefore appropriable by the other. Paradoxically, it is by accepting to bear the stigmata of the machine that we hope to preserve what distinguishes us from it. This ontological reversal profoundly questions our assumptions about the nature of intelligence, creativity, and identity in a post-digital world where the boundaries between human and artificial continuously redraw themselves.