Show Reality

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SHOW REALITY
(CES IMAGES QUI NOUS REGARDENT)
1993
Publié dans Amiga News

«La promesse des réalités artificielles n’est pas de reproduire la réalité conventionnelle ou d’agir sur le monde réel. Elle est précisément l’opportunité de créer des réalités synthétiques pour lesquelles il n’y a pas d’antécédents réels.» Myron Krueger

Le rêve devient réalité.

La réalité virtuelle serait-elle le dernier sujet en vogue? Sexe virtuel, jeux virtuels, images virtuelles, clônes virtuels, dialogues virtuels, présence virtuelle… rien n’est épargné. On nous promet une émancipation radicale de toute l’obscurité de l’existence. P.Quéau, organisateur d’Imagina, nous enjoint à «tout faire pour partir, pour nous arracher à la pesanteur de l’ici et du maintenant». Ça en serait fini de l’homme, nous deviendrions enfin des dieux créateurs de mondes à notre image. Ce vieux rêve de l’humanité se verrait ainsi réalisé du jour au lendemain. Quel ton apocalyptique! Il serait ici trop long de dresser la liste exhaustive des articles qui ces derniers mois ont donné la vedette à cette technologie fascinante. Mais dans chacun d’eux on se prête beaucoup plus à phantasmer sur les potentialités futuristes des générateurs de mondes, qu’à tenter d’établir une analyse précise des avancées actuelles et de leurs limites. De sorte que la réalité virtuelle apparaît comme un phénomène de société avant même d’avoir été expérimenté -et cette mode mériterait à elle seule une interprétation-. Tout le monde en parle en y projetant ce qu’il désire. Exercice qui exige peu d’efforts et produit de gros effets sur un public qui manquant d’informations prête le flanc à toutes les mystifications médiatiques, et qui ne sait plus vraiment si les technologies du virtuel sont une fiction ou une réalité. Car si les perspectives qu’elles ouvrent sont peut- être révolutionnaires, si l’idée marche, la mettre en oeuvre est une autre affaire, beaucoup plus difficile, comme le remarque Myrom K.Krueger du MIT. Nous voudrions ici circonscrire le champ de cette très puissante interface homme-machine, en refusant de prédire l’avenir et d’agiter monts et merveilles, pratique littéraire qui n’a jamais donné de bons résultats. A cette fin nous expliquerons pour quelles raisons les expériences virtuelles ne sont pas un simple gadget passager, mais implique une transformation durable et globale de notre expérience, dont le destin est inséparable de celui de l’informatique. En effet si l’un des grands bouleversements des années 80 fut l’intervention massive des micro-ordinateurs dans les foyers, celle qui s’annonce à l’aube de l’an 2000 ne lui est pas étrangère.

Simulation interactive et immersion.

Dans l’esprit de nombreux lecteurs profanes ou avertis, de journalistes et de certains docteurs es virtuel; la définition de cette technologie est mouvante et son inconsistance emporte tout sur son passage. Tantôt on la décrit comme une réalité améliorée pour désigner des commentaires sur l’écran se superposant à des images issues de caméra. A d’autres moments on se réfère au concept de téléopération -ou téléprésence- selon lequel l’utilisateur est immergé dans un environnement situé à distance. Dans l’imaginaire collectif la réalité virtuelle se réduit souvent à ses moyens techniques, c’est- à-dire un encombrant casque futuriste, le visiocasque, et un gant, le dataglove; donnant lieu à toute une phantasmagorie récupérée par certains films (Le Cobaye) ou clips. Mais en terme de fonctionnalité, la réalité virtuelle est une simulation informatique qui donne le sentiment d’un univers réaliste. Ce sentiment est rendu possible par l’interactivité et l’immersion. L’interactivité est la faculté du système à répondre immédiatement -en temps réel- aux ordres de l’utilisateur. Sans cette synchronisation qui change le monde continuellement, on ne peut pas parler de réalité virtuelle. L’immersion, ensuite, est le fait de plonger entièrement l’acteur humain dans un monde virtuel, et à cette fin de leurrer non seulement sa vision, mais aussi son toucher, son ouie, son olfaction et son goût. Il n’est donc pas possible, comme c’est si souvent le cas, de nommer virtuelles de simples images de synthèse. Si l’interactivité et le temps réel posent de nombreux problèmes en terme de rapidité des processeurs, les plus sérieuses difficultés résident sans aucun doute dans les notions de simulation et d’immersion. Elles font, en effet, intervenir un grand nombre de facteurs humains que les ingénieurs ont encore du mal à gérer. Tant et si bien qu’il est impossible de dire qu’un système cohérent et global de réalité virtuelle existe à ce jour, même si nous en voyons de prometteuses prémisses. A la question: qu’entend t’on par «réalisme»? aucune réponse satisfaisante n’a encore été apporté.

La double origine du virtuel.

La réalité virtuelle consiste donc plus en un projet qu’en une réalisation effective. Et afin de rendre compte de ce projet, dans lequel ATR (Japon) investi un budget de 5,3 millions de dollars par an, la notion de virtuel est entrée dans les moeurs sans qu’on la comprenne. On oppose souvent le virtuel au réel pour désigner ce qui n’est qu’en puissance et non en acte. Ce serait distinguer là les mondes virtuels du monde réel. Mais un premier paradoxe apparaît: si les technologies du virtuel atteignent un réalisme convaincant, selon quel critère pourront nous le distinguer de celui que nous éprouvons quotidiennenment? Suffirait-il de nous référer à une prétendue «réalité réelle», comme le croit Howard Rheingold, auteur du livre La réalité virtuelle? Si les techniciens croient possible de réaliser ce rêve un peu fou qui consiste à créer une réalité hors de celle que nous connaissions jusqu’à présent, n’est-ce pas que le rapport que nous entretenions avec celle-ci reste moins évident qu’il n’y paraît au premier abord? N’avons-nous affaire qu’à un leurre et qu’à un mensonge avec la réalité virtuelle? Grâce au terme de cyberspace nous pouvons maintenant pénétrer dans le lien qui unie notre technologie à l’informatique. La formule fut prononcée pour la première fois en 1984 par le romancier William Gibson dans son célèbre ouvrage Neuromancien pour désigner une «hallucination consensuelle vécue quotidiennement par des milliards d’opérateurs (…) Représentation graphique de données issues de toutes les banques de tous les ordinateurs gérés par l’homme», et fait référence à la cybernétique qui permit l’élaboration de la machine de Turing, le premier ordinateur. Or dès ces années quarante, les informaticiens définirent un plan d’interface homme-machine sur cinquante ans. Le premier stade consistait à construire des ordinateurs à cartes perforées, ensuite il s’agissait de les doter de moniteurs, dans un troisième temps d’utiliser le paradigme oeil-main, c’est-à-dire la souris pour permettre une première implication physique et gestuelle de l’opérateur, et enfin de plonger complètement l’individu dans l’univers généré par l’ordinateur. C’est à la fin des années 60 que Sutherland créa le premier visiocasque stéréoscopique permettant de voir en relief la première image virtuelle: un cube en fil de fer. La perception d’images planes en relief est connu depuis une centaine d’années: lorsque les deux yeux reçoivent séparément deux images d’un même sujet pris d’un point de vue différent (env.3cm), le cerveau perçoit un relief. On comprend aisément que la réalité virtuelle n’est pas surajoutée à l’ordinateur, mais a été décrite, dès le début, comme son stade ultime. Leurs deux histoires s’identifient: on peut être sûr que nous serons immergés dans nos futurs micro­ordinateurs. Lorsque nous les allumerons, la réalité primaire sera soustraite et une réalité secondaire s’ouvrira. Ne faudrait-il pas mieux alors parler de substitution que de simulation? Cyber provient du grec kybernetes et signifie piloter, gouverner. Le cyberspace serait donc un espace que nous pourrions maîtriser plus aisément que l’espace réel. Mais là encore le terme loin de désigner strictement la technologie dont il est question, tente de réduire une crainte. Celle de se perdre dans les réseaux interminables des banques de données, qui risquent de ressembler plus au labyrinthe de Dédale qu’aux autoroutes de la communication que promettait le président Clinton. La tradition de la réalité virtuelle est plus ancienne encore et il se pourrait bien que l’informatique n’en soit que le produit, car si la finalité de ces nouvelles technologies consiste à étendre l’image hors des limitations d’un cadre, si l’image n’a plus de bord; on retrouve la trace de cet objectif au XIX° siècle avec les Panoramas où le peintre utilisait les 360 degrés d’un hémisphère pour mieux envelopper le spectateur. Le cinéma chercha de tout temps à dépasser la vision frontale pour atteindre une perception environnementale. Le Cinéorama, le Stéréorama, le Cinérama, tels sont les noms de ces différentes tentatives qui échouèrent toutes. C’est pourquoi les mondes virtuels sont aujourd’hui l’objet d’enjeux économiques importants: nous aurions enfin trouvé l’immersion dans et par l’image. D’une façon plus générale on peut se demander si tous les systèmes de représentations -arts plastiques, photographie, cinéma, écriture- ne sont pas les prémisses de la réalité virtuelle. La technique elle-même, dans laquelle nous sommes plongés tous les jours et qui nous semble si anodine, si évidente et si innocente; n’est-elle pas une façon pour l’être humain de continuer l’évolution de la vie par d’autres moyens que le vivant, comme le pensait Leroi-Gourhan? Ces lettres et ces chiffres que nous inscrivons, ne sont-ils pas une façon de mettre à l’extérieur notre mémoire, qui n’est dès lors plus seulement génétiquement inscrite sur les chaînes de l’ADN? Ce processus d’extériorisation qui fait, qu’à la différence de l’animal, l’être humain ne recommence pas chaque fois à zéro, n’a-t-il pas pour conséquence ultime la réalité virtuelle qui vient reconcrétiser toutes ces abstractions que les siècles anciens avaient crée? Nous désirons indiquer par ces quelques réflexions allusives que non seulement les technologies du virtuel ne sont pas un gadget, mais surtout qu’elles entretiennent un lieu très étroit avec l’ensemble de l’évolution humaine, si nous considérons qu’en cette dernière l’évolution organique n’est pas distinguable de celle des techniques. Un autre corps. Loin d’être une nouveauté, la réalité virtuelle plonge donc de profondes racines dans la culture humaine qui dès son apparition s’est éloignée du donné naturel brut par le langage et la technique. C’est à partir de cette généralité que les domaines d’applications de la réalité virtuelle tirent leur multiplicité. En chirurgie on modélise des opérations avant qu’elles aient eu lieu, le médécin se retrouve au milieu du corps du patient grâce aux nano-technologies. Au Japon, on peut visiter sa cuisine avant de la construire, la modélisation architecturale s’en trouve simplifiée. A la bourse de New-york, les golden-boys peuvent se plonger dans une forêt virtuelle afin de spéculer plus rapidement. Des luna-parks virtuels ouvrent leurs portes un peu partout en Occident et permettent à chacun de devenir le pilote d’un chasseur de combat ou d’un vaisseau spatial, un robot décapitant ses adversaires, un chevalier médiéval etc. Devenir quelqu’un d’autre: pour quelques dollars cela devient un jeu. Partout il est question de gagner du temps en différant la décision -comme dans le cas des échanges financiers- et d’avoir des sensations fortes. Le cyberspace aura sans doute des implications énormes. En effet ce qui ressemblait dans Tron aux rêves fumeux de quelques scénaristes en mal d’inspiration est en cours de réalisation. Le minitel et les réseaux électroniques sont les signes avant-coureurs d’une modification radicale des relations humaines et de l’espace-temps. Si un européen et un asiatique se rencontre virtuellement, pourra-t-on encore parler d’espace? Où suis-je si je suis partout? N’y-a-t-il pas quelques dangers à synchroniser chaque individu sur un temps réel uniforme? Le cyberspace ne ressemble-t-il pas, en fin de compte, à cette piscine de Tokyo dotée d’un bassin de fort courant où les nageurs fond du surplace, à ces Dragsters dont le slogan pourrait être: «Comment aller nulle part, en tout cas, de moins en moins loin (400, 200m) mais de plus en plus vite»? «Il n’y a plus de distance. On est si près des choses qu’elles ne vous concernent plus du tout» écrivait Joseph Roth en 1927. Exploration ou inertie? Ne sommes-nous pas, comme le pense Paul Virilio, en train de créer le dernier véhicule où le téléacteur en apesanteur ne se jettera plus dans un quelconque moyen de déplacement physique mais uniquement dans un autre corps, un corps optique pour aller plus loin sans bouger, pour voir avec d’autres yeux, toucher avec d’autres mains que les siennes, pour être là-bas sans y être vraiment, étranger à lui-même, transfuge de son propre corps, perforé par des capteurs de position, exilé à jamais… Le cybersex est un exemple frappant de manipulation médiatique. Car si il existe déjà quelques jeux interactifs et slides-shows érotiques, une société allemande qui commercialise un système sado-masochiste en réseau -l’attirail est plus amusant que le résultat-; le cybersex n’existe pas malgré les mensonges de journaux comme Actuel. Techniquement il faudrait être à même d’acheminer de très gros volumes de données correspondant à la téléprésence tactile, chaque région du corps aurait besoin de son propre processeur, et qu’est-ce qu’une région du corps? C’est Howard Rheingold qui écrivit la première contribution sur le télésexe. Le sujet semblait avoir touché une corde sensible: en quelques mois tout le monde cru que le cybersex existait, alors que l’article de Rheingold n’était qu’une fiction. De nombreux journalistes lui demandèrent des renseignements, et malgré les démentis qu’il apporta la rumeur persiste encore aujourd’hui. Rumeur qui trouve son sol non sur des réalités techniques mais sur le désir de fuir l’autre et l’imperfection de son corps, de le transformer en corps-machine plongé dans un orgasme ininterrompu. Pour simuler un rapport sexuel encore faudrait-il savoir ce qui s’y passe, comment cela fonctionne. Concevoir l’homme sur le modèle de la machine, croire que la proximité exclue l’éloignement, contrôler nos pulsions lorsqu’un autre individu vient les perturber -le cybersexe ressemble fort à une cyberfrustration comme dans le cas du téléphone rose-, proposer à tous une vie idéale, voilà qui rappelle les tragiques souvenirs des systèmes totalitaires du XX° siècle. Ces différentes limitations apportées à la question du cybersex valent tout aussi bien pour les mondes virtuels en général puisque la simulation tactile -la force retour- qui nous fait sentir un objet lourd ou léger, rugueux ou lisse, n’est pas encore au point et risque, avant longtemps, de ne pas l’être, puisque nous ne comprenons pas encore scientifiquement le tact. Quant aux techniques de visualisations, le visocasque semble être un pis-aller car loin de nous plonger dans un monde virtuel, il provoque un désagréable effet de scintillement et fait loucher. Toutefois une solution plus légère commence à voir le jour avec des lasers directement lancés dans la rétine. Calculer en temps réel une image de synthèse réaliste -ray-tracing et pourquoi pas radiocité?- reste problématique. Enfin les datagloves et autres exosquelettes se voient remplacés par des capteurs plus discrets situés dans la pièce de simulation. La dernière question que nous voudrions aborder est celle du contrôle impliqué par la réalité virtuelle. N’oublions pas en effet qu’elle est aussi le fruit d’un étrange métissage: le Sensorama d’Heilig qui en 1960 devait détrôner le cinéma Hollywoodien -sans grand succès d’ailleurs-, et les recherches de l’armée américaine en matière de simulation aéronautique. Hollywood et l’armée se sont déjà conjugués, avec la complicité de CNN, dans “les belles images??? de lâchés de bombes, durant la guerre “propre et chirurgicale??? en Irak. La désinformation y a été radicale, ce qui doit nous mener à une grande vigilance face aux images qui ne doivent pas toujours être considérées comme des preuves. Ce sont maintenant les images qui nous regardent, nous devons donc réapprendre à les regarder. Et si certains ex­hippies reconvertis dans le techno-trip, comme Timothy Leary, nous prédisent le flash virtuel, reconduisant le discours des années 60 sans avoir peur de sembler anachroniques; c’est que le pouvoir d’attraction des réalités virtuelles est double.

L’autoroute.

Car il ne faudrait pas tirer un tableau trop noir de cette technologie. Elle mérite toute notre attention, si ce n’est que parce que son avénement est inéluctable. Mais aussi parce qu’elle recèle de possibilités passionnantes en nous plongeant dans les profondeurs du rapport entre l’homme et son environnement. Elle nous indique d’une manière explicite notre doute et notre implication dans le monde, et les différentes oeuvres d’art qui la manie portent toutes sur l’interactivité en transformant le spectateur en acteur. Ainsi une exposition a permit à chacun de recomposer l’ordre et la forme des oeuvres. Tamas Waliczsky et Jeffrey Shaw avec Der Wald, nous emmènent dans une forêt infinie sans haut, ni bas, errance sans repère, plutôt que voyage, qui préfigure ce que pourrait être le cyberspace. Louis Bec et le genetic art visualisent des organismes synthétiques et improbables évoluant dans un monde virtuel, afin de souligner le phantasme d’autonomie et d’accélération de la technique. Quant à Catherine Ikam, elle nous propose un visage humain qui nous suit ou se détourne de nous, se rapproche ou s’éloigne; indiquant par là que la réalité virtuelle pourrait bien être cet Autre, que nous devons dompter autant qu’écouter en nous laissant surprendre par elle. Car les requins du virtuel apparaissent déjà, proposant des voyages synthétiques à des prix exhorbitants. Messieurs Nintendo et Microsoft se battent pour une autoroute à sens unique, où les utilisateurs devraient consommer passivement sans créer eux-mêmes leurs mondes virtuels. C’est peut-être là la plus grande question à l’égard de laquelle chacun de nous est responsable: serons nous les consommateurs passifs de monotones mondes virtuels pré­programmés à la manière d’Hélène et les garçons; ou ferons nous l’effort d’expérimenter nos propres créations, de les envoyer à nos amis, de communiquer avec eux par modules d’expériences interposés? Il serait étonnant que l’un des principes technique de la réalité virtuelle, l’entrée et la sortie d’informations, soit exclu par le cybertrust. Malgré sa simplicité, c’est cette alternative qui est devant nous, juste devant nous à un pas de plus, sur la lucarne de chaque moniteur.

Bibliographie:

La Réalité Virtuelle, Grigore Burdea, Philippe Coiffet, Hermès, 1993. La Réalité Virtuelle, Howard Rheingold, Dunod, 1993 Le Virtuel, Philippe Quéau, Champ Vallon, 1993. La Machine de Vision, Paul Virilio, Galilée, 1990. La Machine Univers, Pierre Lévy, Découvertes, 1989.
Grégory Chatonsky