La séparation dépourvue de sens
Ce fut un moment, des mots et quelques gestes, une accumulation et un point culminant dans lequel tout bascule, tout remonte et se décide. Comment saisir cet instant où l’existence se cristallise et se fracture simultanément? Des objets qui sont partis aussi, la traîne d’un corps et la mémoire, des caresses, le frôlement et la peau, le souffle croisé. Rien de plus. Cette énumération fragmentaire condense paradoxalement la plénitude et le vide, l’intensité de la présence qui déjà s’absente, le concret qui se dissout.
Une séparation.
Ce syntagme isolé, suspendu entre deux paragraphes, devient la charnière autour de laquelle pivote toute la pensée. N’est-ce pas dans cette béance syntaxique que s’abîme déjà le sens, que s’inaugure la fêlure ontologique qui va contaminer l’ensemble du monde vécu?
La signification s’effondre petit à petit et puis il y a un point de rupture, tout s’effondre et ça ne devrait pas. Cette progression fatale du délitement du sens dévoile une attente fondamentale: celle d’un monde qui conserverait sa cohérence malgré la perte. Or l’expérience de la séparation révèle que le sens n’est pas simplement une superstructure intellectuelle qu’on pourrait préserver intacte, mais une texture même de l’existence qui se désagrège avec les liens. Ceci ne concerne qu’une personne, l’amour sans doute mais qu’une personne et c’est la vie qui se retire, le monde, tout, cette incomplétude qui nous déborde. Paradoxe vertigineux: la singularité absolue de cette absence particulière devient totalité enveloppante, comme si l’universel résidait dans le plus intime de la perte.
Par la séparation, le sens s’évapore avec la personne et pourtant nous ne pouvons cesser de penser qu’il s’agit d’un signe que nous pouvons, que nous devons interpréter. Cette tension entre l’évaporation effective du sens et l’impossibilité d’accepter cette évaporation constitue peut-être l’essence même de la souffrance qui accompagne toute perte significative. Il faut en faire quelque chose pour que le poids cesse. Le poids – non pas seulement de l’absence, mais de l’insignifiance qui menace. Nous nous y efforçons sans succès: je l’ai bien cherché, un bien pour un mal, chacun est libre, le destin, que sais-je encore. Phrases toutes faites, tentatives désespérées de tissage d’un sens là où précisément le sens s’est déchiré.
Mais rien ne marche, la significativité ne parvient plus à s’incorporer dans la mémoire des événements et je n’arrive pas à donner un sens à ça. Ce constat d’impuissance marque l’échec de la raison instrumentale face à l’abîme de la perte. Donc l’événement reste là, sans sens, avec une signification flottante, non-incorporée, et parfois même cette expulsion devient si intense que je cherche le sens partout, dans tous les signes, dans toutes les choses, ma pensée ne sait plus à quoi s’attacher, ne reste plus que le poids du flux de la conscience, ce travail innommable qui se fait en moi et sans moi. Cette errance sémiologique révèle que la quête effrénée de sens peut elle-même devenir une forme de non-sens, comme si la pensée, privée de son ancrage affectif, tournait à vide dans une herméneutique infinie qui ne rencontre plus que sa propre circularité.
C’est proche du sentiment de mortalité, parfois on ne parvient pas même à les distinguer parce que c’est un absolu qui nous concerne totalement. La séparation amoureuse dévoile ainsi sa parenté avec l’expérience de la finitude: dans les deux cas, c’est l’absolu qui fait irruption dans le relatif de l’existence. C’est un absolu paradoxal, un absolu lié, absolument lié mais on ne sait pas comment. La contradiction inhérente à cet “absolu lié” traduit l’impossibilité de fixer conceptuellement une expérience qui déborde les catégories traditionnelles de l’entendement. Donc ça insiste, je ne veux plus y penser, mais ça pense encore en moi. Cette autonomie de la pensée affective qui se poursuit en deçà ou au-delà de la volonté consciente révèle la dimension passive de la subjectivité, traversée par des forces qui l’excèdent.
Ce moment de la séparation aspire tout sur son passage. Ce n’est pas que je ne parviens plus à donner sens à une partie de ma vie, c’est que ma vie n’a plus de sens, la vie même dans sa généralité la plus grande devient insignifiante, les arbres, les pierres et les étoiles, tout devient morne et insiste dans une présence insignifiante. Cette contamination de l’insignifiance, qui s’étend de l’intime à l’universel, manifeste la dimension cosmique de toute séparation authentique. Si la séparation procède telle une épidémie c’est que sa puissance ne provient pas de l’événement factuel, mais de la factualité comme telle. Ce n’est donc pas l’événement contingent de la séparation qui génère la crise du sens, mais la révélation, à travers cet événement, de la contingence fondamentale de tout sens.
C’est le monde comme tel qui est dépourvu de sens, un signe certes mais aspiré par le néant, et c’est dans cette expérience que nous plonge la séparation amoureuse et parfois, selon une autre intensité, la panne technique. Ce rapprochement entre la rupture affective et la défaillance technique dévoile leur commune appartenance à une expérience plus fondamentale: celle de la précarité du sens dans un monde voué à la désintégration. La matière apparaît alors dégagée de son instrumentalité. Dépouillée de la finalité que lui confère l’intention humaine, la matière révèle son étrangeté foncière, son indifférence à nos projets de signification. La matière technique est morne, insistante, des fils, de la poussière. Cette énumération réduit la complexité technologique à sa matérialité élémentaire, révélant la fragilité des constructions symboliques que nous érigeons sur le socle d’une réalité indifférente.
L’incident n’est accidentel ni dans l’affectivité, ni dans la technique. L’incident est l’essence même dépourvue de sens. Cette conclusion radicale renverse la perspective traditionnelle qui relègue l’accident à la marge de l’essence: ici, l’accident devient la révélation de l’essence même du réel dans son insignifiance fondamentale. La séparation, qu’elle soit amoureuse ou technique, ne constitue pas une exception malheureuse dans un monde ordonné, mais dévoile la vérité d’un monde dont l’essence même est de se fragmenter, de se désagréger, de se séparer de lui-même.