Sans trace
Elle avait donc disparu. Depuis des années. S’était-elle mariée ? Était-elle morte ? Avait-elle volontairement coupé tous les fils du réseau ? Il avait retrouvé la trace de son père, de sa mère et de son frère, de nombreux membres de sa famille. Il avait cherché sur ces profils son prénom, mais il n’avait rien trouvé. Cela faisait bientôt 20 ans qu’il n’avait eu aucune nouvelle d’elle. Il se souvenait du dernier appel téléphonique, de son refus de le voir pour s’expliquer, de sa souffrance sans borne, de l’angoisse de mort qui l’avait saisi alors de toutes parts, de son effondrement. Quelques mois après, il avait eu quelques informations d’un ami commun. Il avait un peu suivi son chemin : une grande école, l’abandon, Berlin, le Sud, puis il avait perdu toutes les traces. Plus rien ne restait à présent. Il ne trouvait plus rien d’elle. Simplement le souvenir, sur certains sites, d’un travail qu’elle avait écrit sur l’Algérie. Rien de plus.
Comment penser cette disparition, cette dissolution progressive dans les flux numériques où tout semble pourtant s’inscrire, se conserver, s’accumuler sans jamais véritablement s’effacer ? Étrange paradoxe de notre époque : le réseau qui prétend tout connecter, tout relier, tout retenir, laisse échapper certaines existences comme si elles glissaient entre les mailles d’un filet pourtant infiniment serré. Les traces s’estompent, se raréfient puis s’évanouissent complètement dans ce vaste océan de signes où chacun laisse pourtant son empreinte, volontairement ou non. La disparition n’est plus ce qu’elle était : autrefois, on disparaissait en s’éloignant dans l’espace ; aujourd’hui, on disparaît en s’absentant des réseaux, en refusant la visibilité permanente, en échappant à cette injonction contemporaine d’être perpétuellement connecté, localisable, traçable.
L’absence acquiert ainsi une densité nouvelle, presque tangible : elle n’est plus simplement la négation d’une présence mais devient une forme d’existence paradoxale, un mode d’être dans le monde qui se définit précisément par son refus d’apparaître, de se manifester, de s’exposer. Absence volontaire ou subie ? Geste de résistance ou destin tragique ? Entre ces deux possibilités oscille l’imagination de celui qui cherche, qui scrute les écrans, qui explore les profils des proches dans l’espoir d’apercevoir un indice, une référence, un signe qui trahirait sa présence fantomatique.
Il aurait été heureux de savoir si elle était encore vivante et ce qu’elle était devenue, ce que la vie lui avait fait. Bien sûr, s’ils s’étaient recroisés, il y aurait eu quelque chose d’un peu artificiel, le décalage du temps, l’écart entre l’intensité passée et les années parcourues, mais il sait qu’au fond d’elle et de lui, la fêlure serait toujours intacte, mais aucun d’entre eux ne le dirait. Il espère seulement qu’ils auraient eu, pour eux-mêmes, la sincérité de ne pas l’occulter.
Le temps qui passe ne cicatrise pas certaines blessures : il les recouvre simplement d’une fine pellicule, fragile membrane sous laquelle continue de pulser la douleur originelle. Vingt années se sont écoulées, mais la fêlure persiste, intacte dans sa structure sinon dans son intensité, préservée comme un fossile dans l’ambre des souvenirs. Cette persistance défie toute chronologie linéaire : ce qui a été vécu avec une telle intensité continue d’exister dans une temporalité parallèle, suspendue, imperméable au passage ordinaire des jours. Les retrouvailles fantasmées porteraient nécessairement la marque de ce double temps : celui, extérieur, des années qui séparent ; celui, intérieur, de l’expérience qui demeure.
Cette sincérité qu’il espère, cette capacité à reconnaître la permanence de la fêlure sans pour autant la raviver, suppose une forme particulière de courage : celui d’habiter simultanément le présent et le passé, de sentir la coexistence des temporalités sans chercher à les réconcilier artificiellement. Sincérité qui n’est pas recherche d’une impossible authenticité originelle, mais reconnaissance lucide des strates qui constituent désormais chaque être : ce qu’ils étaient l’un pour l’autre et ce qu’ils sont devenus séparément s’entremêlent dans une géologie complexe que nul discours ne pourrait réduire à l’unité.
Il revenait souvent sur cette période, non par une quelconque nostalgie. Ces années avaient été les pires. Mais parce qu’il essayait aujourd’hui encore de rester digne des intensités d’alors, des fulgurances qui l’avaient traversé, de ces intuitions dont il ne comprenait pas le sens et qui le portaient. Il l’avait rencontré à ce moment-là. Ce n’était la faute de personne.
Étrange fidélité que celle-ci : non pas à un être, à un visage, à un corps désormais absent, mais à une intensité, à une qualité particulière d’existence qui avait momentanément illuminé sa vie. Les pires années, dit-il, et pourtant les plus décisives, celles où quelque chose s’était révélé avec une clarté jamais retrouvée depuis. Cette contradiction n’est qu’apparente : c’est précisément dans l’épreuve de la souffrance que s’étaient manifestées ces fulgurances, ces intuitions obscures dont il tente encore, deux décennies plus tard, de déchiffrer le sens. Rester digne de cette expérience ne signifie pas la reproduire ou la prolonger artificiellement, mais préserver la capacité d’être affecté avec la même intensité, la même profondeur, la même ouverture à l’inconnu.
La rencontre apparaît ainsi comme un événement qui excède largement la simple relation entre deux êtres : quelque chose s’était produit qui les dépassait l’un et l’autre, une configuration singulière d’affects, de perceptions, de possibilités qui avait brièvement scintillé avant de s’éteindre. “Ce n’était la faute de personne” : formule qui échappe à la logique ordinaire de la responsabilité, qui reconnaît dans la rencontre et sa dissolution ultérieure la manifestation d’une nécessité immanente que nul ne maîtrise véritablement. Ni victime ni bourreau : simplement deux existences momentanément capturées dans une constellation affective dont la disparition était inscrite dans son surgissement même.
Il ne savait rien d’elle, ni ce qu’elle était devenue, ni ce qu’elle avait été alors qu’il l’avait aimé. Il se souvenait des effleurements de la première nuit, de leurs hésitations et de la chaleur du souffle. Il se souvenait d’un verre d’eau qu’elle lui avait jeté au visage en riant. Il se souvenait d’une scène terrible à Cassis et de son émotion. Il se souvient de chaque détail de sa peau et il sait que c’est son absence dont il se souviendra.
L’amour transforme paradoxalement l’autre en énigme : plus on s’en approche, plus on en éprouve l’irréductible mystère. Qu’était-elle vraiment, celle qu’il avait aimée ? Question qui ne trouvera jamais de réponse définitive, tant l’être aimé échappe toujours aux catégories par lesquelles on tente de le saisir. Les souvenirs qui persistent ne sont pas les grands moments, les déclarations solennelles, les promesses échangées, mais ces fragments d’intimité où quelque chose s’était fugitivement révélé : effleurements de la première nuit, geste espiègle d’un verre d’eau jeté au visage, émotion partagée face à un paysage ou à une épreuve. La mémoire sélectionne ces instants où l’existence avait atteint une forme de pureté, d’évidence sensible qui défie toute explication.
Et puis cette phrase finale, vertigineuse dans sa circularité : “il sait que c’est son absence dont il se souviendra”. L’absence n’est plus simplement le résultat d’une disparition, la conséquence d’un éloignement : elle devient l’objet même du souvenir, ce qui persiste avec le plus d’intensité dans la mémoire. Comme si la disparition, loin d’effacer progressivement l’image de l’être aimé, la cristallisait au contraire dans une forme de présence spectrale plus durable que toute présence effective. L’absence acquiert ainsi une étrange positivité : elle n’est plus manque ou défaut d’être, mais modalité d’existence à part entière, présence négative qui continue d’affecter celui qui en fait l’expérience.
Cette persistance de l’absence nous confronte aux limites de notre conception ordinaire du temps : ce qui n’est plus continue d’agir sur ce qui est, le passé ne cesse de modifier le présent, non comme simple souvenir ou influence, mais comme force active qui sculpte l’existence actuelle. La disparition ne marque pas la fin d’une histoire mais plutôt sa transformation en une autre forme de récit, plus diffuse, plus ambiguë, où l’absent continue de jouer un rôle décisif précisément en tant qu’absent. La trace laissée par cet être qui s’est évanoui dans les flux numériques n’est pas simplement une empreinte résiduelle, mais une entaille vive qui continue de façonner la sensibilité de celui qui reste.
Peut-être est-ce là le sens profond de cette quête apparemment vaine : non pas retrouver une personne physique, réelle, mais préserver la puissance transformatrice de cette absence, maintenir ouverte la blessure non par masochisme mais parce qu’elle constitue désormais une part essentielle de son être. L’absence n’est pas ce qui manque à la plénitude de l’existence, mais ce qui lui confère sa profondeur particulière, sa texture singulière, sa capacité à percevoir ce qui, dans le présent même, échappe à la simple présence.
Dans ce monde saturé d’images, de profils, de traces numériques où chacun semble perpétuellement accessible, la disparition volontaire acquiert une dimension presque subversive : elle rappelle que l’existence ne se réduit pas à sa visibilité, que l’être excède toujours ce qui s’en manifeste dans les réseaux. Cette femme dont il ne reste presque rien – simplement la mention d’un travail sur l’Algérie – continue d’exister précisément dans cette raréfaction des signes, dans cette résistance obstinée à la logique contemporaine de l’exposition permanente. Son absence n’est pas un simple vide à combler mais une forme paradoxale de présence qui interroge notre rapport au visible, à la mémoire, au temps qui passe sans véritablement passer.
L’intensité demeure, malgré les années, malgré la disparition, malgré l’impossibilité de savoir. Non comme nostalgie stérile d’un passé idéalisé, mais comme fidélité à une expérience qui continue de projeter sa lumière incertaine sur le présent. La véritable absence n’est pas celle des corps ou des images, mais celle de la réponse définitive, de la clôture narrative qui viendrait donner sens à cette histoire suspendue. Et c’est précisément cette indétermination qui confère à cette expérience sa puissance persistante : ne pas savoir ce qu’elle est devenue permet à toutes les possibilités de coexister simultanément, maintient ouvert l’horizon des devenirs virtuels qui auraient pu se déployer à partir de cette rencontre initiale.
En ce sens, l’absence dont il se souviendra n’est pas simplement celle d’un être particulier, mais celle d’un monde possible qui s’était brièvement esquissé avant de se refermer. Monde dont ne subsistent que quelques fragments sensibles – effleurements, souffle, rire, émotion – qui continuent de vibrer dans la mémoire comme autant de promesses inaccomplies. L’absence se fait ainsi présence d’une absence, rappel constant de ce qui aurait pu être et qui, paradoxalement, continue d’être sur un mode virtuel, comme une ligne de fuite qui traverse silencieusement l’existence actuelle.