Sans mémoire / Memoryless
Le 17 septembre 2023, à 15 h 42 précisément, A. remarqua que son reflet dans le miroir de la salle de bain de l’hôtel Maritima clignait des yeux une fraction de seconde après lui. Ce décalage infime, presque imperceptible, le troubla profondément. Il passa les dix minutes suivantes à fixer son image, cherchant à reproduire ce phénomène, en vain. Ce n’est qu’en tournant la tête vers la gauche qu’il aperçut, du coin de l’œil, une cicatrice fine sur sa tempe qu’il ne se souvenait pas avoir eue.
A. sortit de sa poche un carnet Moleskine vert bouteille, usé aux coins, et nota :
« 17/09/23 – 15 h 53 — Hôtel Maritima, Lisbonne
Cicatrice inconnue sur la tempe gauche. Origine ? Date ? Reflet désynchronisé ? Vérifier les effets secondaires du Zolpidem. »
Ce carnet, acheté dans une papeterie de la rue Augusta sept ans plus tôt, contenait une collection hétéroclite de notes, observations et fragments de souvenirs liés à B. A. l’avait commencé le jour où B. lui avait dit : « Dans dix ans, nous serons des inconnus qui se connaissent par cœur. » Cette phrase l’avait hanté, poussant à documenter méticuleusement leur relation, comme pour conjurer cette prophétie.
A. feuilleta le carnet, s’arrêtant sur une entrée datée du 3 mai 2019 :
« 3/05/19 – 11 h 27 — Café A Brasileira, Lisbonne
B. a commandé un galão au lieu de son habituel abatanado. A ri en voyant la mousse sur son nez. Son rire a fait vibrer la cuillère dans ma tasse. Fréquence spécifique ? À vérifier. »
Il ferma les yeux, essayant de se remémorer ce moment. Au lieu du rire de B., il n’entendit que le bourdonnement sourd du climatiseur de la chambre d’hôtel. La mémoire, pensa-t-il, était comme un vinyle usé — chaque écoute effaçait un peu plus les sillons, jusqu’à ce que la musique devienne méconnaissable.
A. quitta sa chambre, descendit les escaliers en colimaçon (il évitait systématiquement les ascenseurs depuis l’incident de Prague en 2018), et se retrouva dans le hall art déco de l’hôtel. Le concierge, un homme chauve avec une moustache en guidon de vélo, leva les yeux de son écran et hocha imperceptiblement la tête. A. se demanda si ce geste était une forme de salutation ou un tic nerveux.
Dehors, Lisbonne vibrait sous un soleil de plomb. A. longea l’Avenida da Liberdade, ses pas résonnant sur les motifs géométriques des trottoirs en calçada portuguesa. Il s’arrêta devant la vitrine d’une librairie ancienne, son regard attiré par un livre intitulé « Labyrinths of the Self » par un certain M. Pessoa (aucun lien avec Fernando, précisait une note manuscrite sur la couverture).
À cet instant précis, une femme passa derrière lui, son parfum — un mélange inattendu de jasmin et de cuir — activant une cascade de synapses dans le cerveau d’A. Il se retourna brusquement, persuadé d’avoir reconnu l’odeur de B. Mais la femme avait déjà disparu au coin de la rue, ne laissant qu’une trace olfactive évanescente.
A. sortit son carnet et nota :
« 17/09/23 – 16 h 41 — Avenida da Liberdade, Lisbonne
Parfum : jasmin + cuir. Neurones olfactifs en hyperactivité ? Synesthésie temporelle ? B. présente/absente simultanément. Effet Schrödinger appliqué aux relations humaines ? »
Il continua sa marche, ses pensées oscillant entre le présent tangible et un passé de plus en plus flou. Au Jardim Botânico, il s’assit sur un banc face à un ginkgo biloba centenaire. Les feuilles en forme d’éventail lui rappelèrent soudain un détail oublié : B. collectionnait les éventails anciens. Comment avait-il pu oublier cela ?
A. ouvrit à nouveau son carnet, feuilletant frénétiquement les pages à la recherche d’une mention de cette collection. Rien. Comment était-il possible que ce détail, apparemment crucial, ait échappé à sa documentation obsessionnelle ?
Une théorie commença à se former dans son esprit : et si sa mémoire, au lieu de s’effacer, se réinventait constamment ? Et si chaque souvenir « oublié » était en réalité remplacé par un nouveau, créé de toutes pièces par son subconscient ?
Absorbé par cette réflexion, A. ne remarqua pas immédiatement la femme qui s’était assise à l’autre bout du banc. Ce n’est que lorsqu’elle parla qu’il sursauta, sortant brutalement de sa rêverie.
« Les feuilles de ginkgo sont fascinantes, n’est-ce pas ? » dit-elle d’une voix qui semblait venir d’un autre temps.
A. tourna lentement la tête, une partie de lui sachant déjà ce qu’il allait voir, une autre refusant d’y croire. C’était B. Ou du moins, quelqu’un qui lui ressemblait étrangement. Ses cheveux étaient plus courts, teints en un roux profond qu’il ne lui connaissait pas. Une paire de lunettes à monture écaille reposait sur son nez, nouveau accessoire qui transformait subtilement son visage.
« B. ? » murmura A., sa voix à peine audible.
La femme le regarda, une lueur d’amusement dans les yeux. « Alex, » dit-elle simplement.
A. cligna des yeux, désorienté. Alex ? Était-ce son nom ? Comment avait-il pu oublier son propre prénom ?
« Je… Je ne comprends pas, » balbutia-t-il.
B. – ou était-ce vraiment elle ? — sourit. « Tu comprends plus que tu ne le crois, Alex. Tu as juste choisi d’oublier. »
Elle sortit de son sac un carnet identique au sien, mais de couleur bordeaux. « J’ai aussi tenu un journal, tu sais. Mais contrairement à toi, j’y ai consigné tout ce que nous avions décidé d’oublier. »
A. – ou Alex — sentit le sol se dérober sous ses pieds. Une myriade de questions se bousculait dans son esprit, mais une seule franchit ses lèvres : « Pourquoi ? »
B. – il était maintenant certain que c’était elle — soupira. « Parce que c’était la seule façon de nous retrouver. Nous devions d’abord nous perdre complètement. »
Elle ouvrit son carnet et commença à lire : « Le 17 septembre 2016, Alex et moi avons conclu un pacte. Pendant sept ans, nous vivrions des vies séparées, effaçant consciemment nos souvenirs communs. Le 17 septembre 2023, nous nous retrouverions à Lisbonne, là où tout a commencé, pour voir si notre lien transcendait la mémoire et le temps. »
Alex sentit un vertige le saisir. Des fragments de souvenirs, comme des éclats de verre brisé, commencèrent à percer la brume de son esprit. Le pacte, l’expérience, la séparation volontaire… Tout lui revenait par vagues successives.
« Mais… mon carnet, » dit-il, confus. « Toutes ces notes sur toi… »
B. sourit tendrement. « Ton subconscient a trouvé un moyen de me garder près de toi, même quand ta conscience m’oubliait. Tu as créé une version fictive de notre histoire, mélangeant réalité et imagination. »
Alex regarda son carnet, puis celui de B., réalisant soudain la complexité de ce qu’ils avaient entrepris. Ils n’avaient pas simplement effacé leur passé, ils l’avaient réécrit, chacun à sa manière.
« Et maintenant ? » demanda-t-il, sa voix mêlant appréhension et espoir.
B. ferma son carnet et le rangea dans son sac. « Maintenant, Alex, nous avons une décision à prendre. Voulons-nous reconstruire notre histoire à partir de ces fragments disparates ? Ou préférons-nous commencer un nouveau chapitre, vierge de tout passé ? »
Alex resta silencieux un moment, pesant le pour et le contre de chaque option. Finalement, il sortit un stylo de sa poche et le tendit à B.
« Écrivons notre histoire ensemble cette fois, » dit-il. « Pas dans des carnets séparés, mais sur les pages de la vie que nous allons partager. »
B. prit le stylo, un sourire énigmatique aux lèvres. « Tu réalises que c’est exactement ce que tu as dit il y a sept ans, quand nous avons commencé cette expérience ? »
Alex rit, un rire libérateur qui semblait effacer les années de confusion et de quête. « Alors peut-être que certaines choses sont destinées à se répéter. »
On September 17, 2023, at precisely 3:42 p.m., A. noticed that his reflection in the bathroom mirror of the Maritima Hotel blinked a fraction of a second after he had. This tiny, almost imperceptible shift deeply disturbed him. He spent the next ten minutes staring at his image, trying in vain to reproduce the phenomenon. Only when he turned his head to the left did he see, out of the corner of his eye, a fine scar on his temple that he couldn’t remember ever having had.
A. pulled a bottle-green Moleskine notebook from his pocket, worn at the corners, and noted:
“09/17/23 – 3:53 p.m. – Hotel Maritima, Lisbon
Unknown scar on left temple. Origin? Date? Out-of-sync reflection? Check for side effects of Zolpidem.”
This notebook, bought in a stationery shop on Rue Augusta seven years earlier, contained a motley collection of notes, observations and fragments of memories linked to B. A. had started it the day B. told him, “In ten years’ time, we’ll be strangers who know each other by heart.” This phrase had haunted him, prompting him to document their relationship meticulously, as if to ward off this prophecy.
A. flipped through the notebook, stopping at an entry dated May 3, 2019:
“3/05/19 – 11:27 a.m. – Café A Brasileira, Lisbon
B. ordered a galão instead of his usual abatanado. Laughed at the foam on his nose. His laughter made the spoon in my cup vibrate. Specific frequency? To be verified.”
He closed his eyes, trying to recall the moment. Instead of B.’s laughter, all he heard was the dull hum of the hotel room’s air conditioner. Memory, he thought, was like a worn vinyl record – every time he listened to it, the grooves were erased a little more, until the music became unrecognizable.
A. left his room, descended the spiral staircase (he had systematically avoided elevators since the Prague incident in 2018), and found himself in the hotel’s art deco lobby. The concierge, a balding man with a bicycle handlebar moustache, looked up from his screen and nodded imperceptibly. A. wondered whether this gesture was a form of greeting or a nervous tic.
Outside, Lisbon was vibrating under a blazing sun. A. walked along the Avenida da Liberdade, his footsteps echoing off the geometric patterns of the calçada portuguesa sidewalks. He stopped in front of the window of an antique bookshop, his gaze drawn to a book entitled “Labyrinths of the Self” by a certain M. Pessoa (no relation to Fernando, a handwritten note on the cover stated).
At that very moment, a woman passed behind him, her perfume – an unexpected blend of jasmine and leather – activating a cascade of synapses in A.’s brain. He turned around abruptly, convinced that he had recognized the scent of B. But the woman had already disappeared around the corner, leaving only an evanescent olfactory trace.
A. took out his notebook and wrote:
“09/17/23 – 4:41pm – Avenida da Liberdade, Lisbon
Fragrance: jasmine + leather. Overactive olfactory neurons? Temporal synesthesia? B. simultaneously present/absent. Schrödinger effect applied to human relationships?”
He continued walking, his thoughts oscillating between the tangible present and an increasingly hazy past. At the Jardim Botânico, he sat on a bench facing a hundred-year-old ginkgo biloba tree. The fan-shaped leaves suddenly reminded him of a forgotten detail: B. collected antique fans. How could he have forgotten that?
A. opened his notebook again, frantically flipping through the pages in search of any mention of this collection. Nothing. How could this seemingly crucial detail have escaped his obsessive documentation?
A theory began to form in his mind: what if his memory, instead of fading, was constantly reinventing itself? What if every “forgotten” memory was actually replaced by a new one, created from scratch by his subconscious?
Absorbed in this reflection, A. didn’t immediately notice the woman sitting at the other end of the bench. It was only when she spoke that he was startled out of his reverie.
“Ginkgo leaves are fascinating, aren’t they?” she said in a voice that seemed to come from another time.
A. slowly turned his head, part of him already knowing what he was about to see, another part refusing to believe it. It was B. Or at least, someone who looked strangely like him. His hair was shorter, dyed a deep red he wasn’t familiar with. A pair of tortoiseshell-rimmed glasses rested on his nose, a new accessory that subtly transformed his face.
“B.?” whispered A., his voice barely audible.
The woman looked at him, a gleam of amusement in her eyes. “Alex,” she said simply.
A. blinked, confused. Alex? Was that his name? How could he have forgotten his own first name?
“I… I don’t understand,” he stammered.
B. – or was it really her? – smiles. “You understand more than you think, Alex. You just chose to forget.”
She pulled from her bag a notebook identical to her own, but burgundy in color. “I kept a diary too, you know. But unlike you, I wrote down everything we decided to forget.”
A. – or Alex – felt the ground shift beneath his feet. A myriad of questions raced through her mind, but only one crossed her lips: “Why?”
B. – he was now certain it was her – sighed. ” Because it was the only way to find us. We had to lose ourselves completely first.”
She opened her notebook and began to read, “On September 17, 2016, Alex and I made a pact. For seven years, we would live separate lives, consciously erasing our shared memories. On September 17, 2023, we would meet again in Lisbon, where it all began, to see if our bond transcended memory and time.”
Alex felt dizzy. Fragments of memory, like shards of broken glass, began to pierce the haze of his mind. The pact, the experience, the voluntary separation… everything came back to him in wave after wave.
“But… my notebook,” he said, confused. “All those notes about you…”
B. smiled tenderly. “Your subconscious found a way to keep me close to you, even when your conscience forgot me. You created a fictional version of our story, mixing reality and imagination.”
Alex looked at his notebook, then at B.’s, suddenly realizing the complexity of what they’d undertaken. They hadn’t simply erased their past, they’d rewritten it, each in their own way.
“And now?” he asked, his voice a mixture of apprehension and hope.
B. closed his notebook and tucked it away in his bag. “Now, Alex, we have a decision to make. Do we want to reconstruct our story from these disparate fragments? Or do we prefer to start a new chapter, untouched by the past?”
Alex remained silent for a moment, weighing up the pros and cons of each option. Finally, he pulled a pen from his pocket and handed it to B.
“Let’s write our story together this time,” he said. “Not in separate notebooks, but on the pages of the life we’re going to share.”
B. took the pen, an enigmatic smile on his lips. “You realize that’s exactly what you said seven years ago, when we started this experiment?”
Alex laughed, a liberating laugh that seemed to erase the years of confusion and searching. “So maybe some things are destined to repeat themselves.”