Revival : seconde première fois

Dans le catalogue d’exposition “Obscolescence Pop” commissariat Stéfanie Requin Tremblay.

Revival
Seconde première fois

Cette époque n’a jamais eu lieu et vous le savez. Elle a été enregistrée et c’est pourquoi vous pouvez la revoir dans les vibrations magnétiques simulées. Mais ce n’est pas ce que nous avons vécu. C’était alors une production d’images simplement commerciales que quelques adolescentes sans goût adoraient. On ne pouvait pas imaginer que ce serait justement cela que vous choisiriez comme votre fantôme. Ce que vous faites revenir n’a jamais eu lieu. Pourtant la teinte de l’époque est bien là parce qu’elle se réalise après le coup du temps réel. Nous ne l’avons pas vécu et c’est vous qui la revivez, une première fois. Vous l’avez flairé.

C’est la seconde génération qui produit l’atmosphère de l’Histoire, cette odeur qui ne passe pas et qui contient encore tant de possibles qu’il faut déplier un à un en machinant des images, des sons et des textes. Partout à travers le monde, les artistes s’habillent de la même manière et règnent sur la même esthétique. D’année en année, ça change, mais c’est toujours la même odeur nostalgique. Quand on verra dans quelques décennies, l’art de 2017, on humera l’odeur de 1997 ou peut-être de 1987. Il y a toujours 20 ou 30 ans de décalage : inversion des avant-gardes vers un futur antérieur, tout est à rebours. Cela saute une génération, car nous sommes incapables de vivre le temps, nous ne faisons que le revivre, une fois que tout est terminé.

Paris, 1987. On écoute Guanabatz, Hasil Adkins, Sting-Rays, Sonics, Milkshakes, Gun Club, un peu la Souris déglinguée. On s’habille 50’s, cheveux gominés rasés par Jacky au métro Simplon. Les skinheads et leurs chasseurs sont ennuyants, ils foutent la merde aux concerts et dans la rue. Nous on s’en amuse, on court parfois. On se souvient des Del vikings à Nation et des Black Panthers sur les Champs-Élysées. Nous sommes les descendants des Cats qui eux-mêmes rejouaient une époque qui n’avait pas eu lieu, 1954-58. Nous sommes la troisième génération, celle dont parlait Rainer Werner Fassbinder, mais ça, on le saura bien plus tard. Nous sommes la mémoire de l’eau homéopathique, une histoire d’histoire et tout cela est lié à la culture populaire et à sa commercialisation capitaliste lorsque justement dans les années 50, les adolescents sont devenus les prescripteurs. Nous ne sommes pas vraiment nostalgiques ces années et nous savons bien que nous sommes en 87, mais on ne veut pas suivre la masse, on n’aime pas le fluo, ces vêtements étriqués, tout ce mauvais goût. Nous nous reconnaissons entre nous. Il y a des codes, il y a un disquaire dans le 20e arrondissement, quelques magasins ici ou là. C’est un petit monde, le nôtre. Nous vivons une version idéalisée des fifties et nous savons bien que nous faisons alors partie d’une longue chaîne d’histoire orale, des Apaches de Ménilmontant aux blousons noirs. Nous espérions que cette histoire ne serait jamais écrite.

Paris, 1994. J’ai accès à Internet pour la première fois. Je décide que ce sera mon monde parce que je sens bien que cela touche au plus profond et anonyme de l’existence, ça suinte et ça hurle, le désir. La Terre entière y passera. Ils ne le savent pas encore, ce sont les mêmes qui aimaient le fluo et qui à présent méprisent le réseau parce que ce serait seulement de la technique. J’en hume déjà l’atmosphère. Cela deviendra dans quelques années leur monde, mais eux ne le sentiront pas passer, ils le subiront et quand tout sera terminé, là ils commenceront à s’y intéresser. Ils en feront de la culture et sans doute de l’art. Ils s’exclameront, mais ce sera déjà mort et alors, peut-être, tout pourra renaître, le Web et les GIF, l’ASCII et le folklore digital, comme jamais auparavant et je pourrais enfin ressentir ce que j’ai vécu. Grâce à vous.