Tout à lieu deux fois (ou plus) : réparation et extinction – Le Bal

TOUT A LIEU DEUX FOIS (OU PLUS): RÉPARATION ET EXTINCTION

Ma présentation portera sur “Complétion”, commande du CNAP dans le cadre de Photographie 3.0. J’aimerais remercier très chaleureusement cette institution et tout particulièrement Pascal Beausse qui a suivi avec attention, enthousiasme et sensibilité l’élaboration de cette oeuvre dans un contexte qui a été éprouvant pour chacun d’entre nous, en donnant toute latitude à celle-ci. Elle se poursuit aujourd’hui avec l’aide de l’Institut pour la photographie de Lille que je remercie également pour son engagement. Imago.
Je n’aurais pas le temps de faire un développement méthodologique à propos de ma position d’artiste et du registre de mon énonciation, ce qui pourtant serait nécessaire. Je soulignerais simplement que ce cas d’étude par un artiste ne saurait être un matériau brut livré ensuite à la sagacité des théoriciens, parce que cette installation elle-même est un chevauchement entre mon intention informée par un contexte culturel déjà donné, qui en constitue une première déconstruction, et ce que j’ai découvert par l’élaboration artistique elle-même, c’est-à-dire le travail d’atelier. Il devient alors inopérant dans ce cadre expérimental de savoir ce que je pense et ce que ça pense : disons alors que je-ça pense selon une boucle rétroactive dont l’origine est interminable. Ceci a son importance car, comme vous le verrez, mon rapport à la technique n’est pas celui d’une innovation offrant de nouvelles possibilités d’expression (qui n’est qu’une forme d’instrumentalité) à un prétendu sujet nommé artiste, mais constitue une symptomatologie d’un contexte historique envisagé en son entierété.

  1. DERRIÈRE LES GARES

“Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.”

Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte

L’impulsion de ce projet est venue des implications esthétiques des réseaux récursifs de neurones. Ceux-ci, que certains nomment IA, sont des logiciels que l’on nourrit d’un grand nombre de données (big data) et qui produisent des statistiques leur permettant de reconnaître, d’anticiper et de générer de nouvelles données ressemblantes. Je ne développerais pas plus avant, faute de temps et parce que je l’ai fait ailleurs. Ces logiciels sont de l’induction statistique qui opèrent par généralisation: il y a des données, des statistiques, du bruit, un générateur et un vérificateur.

Depuis l’été 2015, ces réseaux de neurones s’appliquent toujours plus aux images et produisent des résultats étonnants dont la facture hésitent entre le Surréalisme, le kistch et un flux métamorphique dans lequel chaque étant semble se transformer en un autre et qui nous amène dans un monde affreusement ancien et comme oublié où rien ne se différencie. Il y a là, pour la première fois, une automatisation de la ressemblance réaliste, ce qu’on pourrait désigner comme mimésis (mais il faudrait déconstruire cette notion aristotélicienne) : ces images sont réalistes mais irréelles parce qu’elles allient une bibliothèque de données (jouant le rôle de la mémoire) et le bruit (jouant le rôle de l’irruption d’une variation).

Les réseaux de neurones ont non seulement une fonction générative mais aussi anticipative et réparatrice : la définition de cette séquence fameuse a été augmentée à 4K et la cadence à 60 images/s tandis que les défauts ont été automatiquement corrigés par la comparaison avec des millions d’autres images. Cette séquence “upscalée” n’appartient plus ni au passé, ni au présent, ni même au futur. La temporalité hésite entre un futur antérieur et un passé postérieur, la promesse d’une nostalgie à jamais différée. Nous voyons ces voyageurs pour la première fois, non parce qu’ils ont été rétablis dans leur état d’origine, mais parce que leur image a été réparée par toutes les images suivantes. Ce sont des images d’images. Ce n’est pas une machine à remonter le temps mais à le démonter. Le visible reconfigure ici la notion même d’historicité, à ce qui a été ou à ce qui n’est déjà plus bouleversant l’économie des images.

Nous voyons apparaître là une nouvelle forme de réalisme qu’on pourrait désigner comme postphotographique parce que l’image photographique n’en est plus la finalité mais un simple aliment. Il ne s’agit pas d’une mécanisation industrielle de l’image, mais d’une automatisation de sa condition de possibilité : le réalisme en tant que celui-ci est la latence de l’image perçue supposant toujours déjà et un dispositif technique et un agent humain en rétroaction. L’image n’est réaliste que parce qu’elle est “validée” par un regardeur, c’est-à-dire mise en correspondance avec un arrière-plan culturel de la dite “réalité”.

2. COMPLETION 1.0

Complétion part de cette question de la réparation et de la trahison des archives, de cet étrange air de ressemblance. Que reconnaissons-nous devant ces images? Avec quoi ont-elles un air de famille?
L’installation est composée d’une structure en aluminium dont le plan est aléatoirement déterminé par un logiciel qui genère une nouvelle architecture pour chaque exposition rejouant les cubes incomplets de Sol Lewitt.
Posé au sol; un écran LED de 1m sur 1m, diffuse en continu ImageNet qui est une base de données d’images organisée selon la hiérarchie de WordNet, dans laquelle chaque nœud de la hiérarchie est représenté par des milliers d’images. Composé de 14 millions d’images, dont l’ambition est de recouvrir le monde en son entiereté, il faudra ici 5 ans pour toutes les voir les unes après les autres, accentuant l’excès perceptif qui était à l’oeuvre dans Empire de Warhol. Nous ne verrons jamais tout.
Dans un autre écran de dimensions identiques diffuse des images générées par un GAN ou réseaux génératifs antagonistes, à partir d’ImageNet : les images produites sont étranges, elles semblent hybrider des catégories d’étants hétérogènes et désigner un monde qui n’existe pas mais qui serait possible.
Une voix de synthèse synchronisée décrit automatiquement ces images grâce à un autre réseau de neurones qui a été alimenté par des ouvrages sur la photographie : histoire de la photographie, technique, esthétique, etc.

Je vous passe un extrait

Voici le schéma technique simplifié du projet : explication.

3. DISREALISME

“Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci.” Ignaz Paul Vital Troxler


Nous observons des images qui nous rappellent la réalité mais qui ne sont pas réelles. Elles semblent appartenir à une version alternative de notre monde où les différences entre les catégories et les distinction forme/matière n’opèrent plus. Pour reprendre les catégories de Descola, il s’agit ici d’analogie qui a l’obsession des correspondances. J’aimerais y voir un monde fluxionnel avant l’unification de l’entendement. Kant semble dire dans la CRP que la réalité antéperceptive est chaotique, agitée de formes et de couleurs incohérentes que l’entendement et la raison doivent unifier pour leur donner corps et échapper au chaos. Avec les images des GAN, l’unification est confrontée à sa propre limite dans le rire surréalisme d’une induction statistique : nous voyons des montagnes, des chiens, des oiseaux qui s’accouplent et qui produisent de nouveaux étants. C’est un réalisme sans réel où la représentation, la Vorstellung, est hantée par l’imagination, en tant que celle-ci est le premier coup. C’est l’imagination transcendantale telle que Kant l’aborde dans la première édition de la CRP : il y a une première image qui n’est l’image de rien. Bien sûr, tout ceci prend une forme kitsch et ridicule : nous avons déjà vu toutes les images et les réseaux de neurones appartiennent à l’époque d’Internet où nous sommes devenus hypermnésiques. Nous sommes blasés, nous avons tout vu et tout entendu. Il y a un air de ressemblance et de déjà vu permanent.


Nous entendons une voix de synthèse maladroite qui décrit ces images. Mon but est-il ici de créer une IA qui serait capable de voir et d’interpréter les images à notre place? Pas du tout : nous savons bien qu’elle est incapable de comprendre mais pourtant du sens en émerge parfois, ce qui veut dire que la production de sens n’est ni inhérente à la réalité (ici inexistante) ni propre à l’énonciateur, mais à la relation décalée entre le référent, le destinataire et le destinateur : reconfiguration de l’esthétique donc. C’est bien nous qui produisons le sens dans la rencontre avec un patrimoine culturel variabilisé. Le texte que nous entendons est parfois plus convaincant que ce que nous-mêmes nous pourrions imaginer écrire, nous y trouvons une source d’inspiration, de divagation. Ce qui ne veut pas dire que la machine est devenue capable de remplacer l’être humain mais plutôt que nous faisons un retour réflexif sur notre propre capacité à élaborer du sens comme une rencontre égarante. Peut être ne sommes nous rien d’autre qu’un effet de surface sur l’induction statistique : la réalité comme hallucination contrôlée, comme pareidolie consensuelle. Nous croisons Philip K. Dick. Le visible est audible : nous nous mettons à une place qui n’est pas la nôtre, celle de la machine. La reconfiguration consiste précisément en une constellation anthropotechnologique.

Pour poursuivre une discussion ouverte au Jeu de Paume avec Antonio, je dirais que je crois inefficace de déterminer technologiquement ce nouveau réalisme en partant de la description de sa machinerie. Car celle-ci est elle-même surdéterminée par des discours, des pouvoirs, des histoires, des hyperstitions. Il est indispensable de le recontextualiser dans un environnement socio-politique plus large. On ne saurait parler de dataréalisme ou de réalisme algorithmique, car on ne verrait pas alors que l’élaboration du sens est relationnel et est entre la machine et l’être humain, l’image postphotographique en est l’interface. La machinerie de production des images n’est pas un monde à part. La production mimétique des réseaux de neurones doit être liée aux questions, avec lesquelles nous n’avons pas terminé tant elles mobilisent en profondeur notre civilisation: les fake news, la scientificité et la preuve, l’hypermnésie du Web. C’est pourquoi je propose le concept de disréalisme pour désigner une schize au coeur de nos fonctionnements transcendantaux : en entendant cette voix décrire ces images, nous percevons la faillite de la signification, le décalage, la duplicité insensée en elle. Disréalisme donc qui est, je crois, le symptôme de notre historicité en tant que celle-ci peut être analysée à partir des images produites. Le disréalisme est le symptôme d’un changement historial dans le rapport à la vérité et à la réalité.


Le disréalisme désigne une époque du réalisme déterminée par l’induction statistique, la théorie du jeu (les fake news sont compréhensibles en ces termes). Cette époque est aussi celle de la possible extinction de l’espèce humaine et d’autres vivants (horizon auquel plus rien n’échappe et surtout pas notre pensée), qui est aussi le moment où nous accumulons comme jamais auparavant des données dans les datacenters, de sorte que nous ne sommes plus en mesure de reconsulter cette mémoire. Elle n’est pas la conservation d’une archive intégrale, mais elle devient l’alimentation que des réseaux de neurones métabolisent pour produire des versions alternatives des données : vous avez eu l’histoire de l’art, l’histoire de la photographie, vous l’aurez une seconde fois et une infinité de fois encore. Etrange conjonction entre l’éternel retour et l’espace latent des statistiques. Si nous reconnaissons ces images, ce n’est pas parce que leur production est sémantisée, mais parce que nous partageons avec elles cet espace latent où chaque élément émerge d’une relation de probabilités avec d’autres : le visible comme possible. Nous y reconnaissons non pas une bibliothèque intégrale et autoimmune, mais une imagination des possibles : une seconde réalité emboîtée dans une infinité d’autres. L’hypermnésie du Web intégrée dans les réseaux de neurones permet de “réparer” l’histoire, non pas en la rendant à son état initial (origine dont le retour est à la source des fascismes) mais en la redoublant pour la ramener à sa possibilité transcendantale. La réparation est une relance : le passé comme ce qui contient des possibilités inexplorées, c’est la définition de l’historialité. “Dans le désert croît ce qui sauve” selon la formule d’Horderlin.

4. L’ATELIER DES MACHINES

En guise de conclusion temporaire, j’aimerais explorer, en tant qu’artiste, ma relation à ces automatisations statistiques dans un contexte qui semble porter une toute autre urgence et qui est celle de l’extinction.
Il y a un fantasme omniprésent quand on parle d’IA et c’est celui de l’autonomie: la machine serait capable ou non de nous remplacer et l’IA prendrait la place de l’artiste. Le mimétisme n’est pas ici abordé du point de vue du réalisme mais le plus souvent comme la capacité des machines à recopier docilement les capacités humaines. Un anthropocentrisme appliqué aux technologies. Elles devraient être notre miroir.
Cela suppose non seulement que l’artiste a une place, qu’il existe comme origine de l’oeuvre d’art, ce qui me semble hautement contestable, et d’une façon plus générale il faut concevoir quelque chose comme autonome et séparé, c’est-à-dire absolu. Est-ce que quelque chose est autonome, c’est-à-dire séparée d’un ensemble de relations? Ou n’est-ce pas ces relations qui la définisse de part en part? N’est-ce pas aussi cette autonomie de l’être humain qui constitue un sujet dont l’arrière-plan est une nature qui serait à son service? N’y a-t-il pas un lien entre l’autonomie de l’IA et notre autonomie, en tant que sujet libre, exceptionnalisme anthropique avec ses conséquences écologiques?
L’artiste lui-même est hanté par un arrière-plan culturel et son activité est peut être moins l’autoposition d’un désir créateur que la répétition machinique et idiote d’une pratique passée. Peut-être sous-estime-t-on l’automatisme en nous, notre technicité? Bergson dans Matière et mémoire a écrit de belles choses sur ce sujet.

La manière dont je travaille avec l’IA ne consiste pas à programmer un logiciel autonome. La fragilité des machines, leur dépendance à une infrastructure technique démontre de façon immédiate le contraire. Mon désir ne consiste pas à créer un être autonome mais d’une part à l’influencer et à être influencé, c’est-à-dire à créer une boucle de rétroaction qu’on pourrait nommer une hétéronomie anthropotechnologique.
Dans Complétion, j’ai choisi un dataset, j’ai modélisé le pourcentage de chaque catégorie et leur variation pour produire un certain niveau de métamorphose. J’ai ajouté du bruit également pour augmenter à un niveau raisonnable la transformation. Au cours de ce processus, j’ai présupposé une certaine conception de la perception réaliste : à ce niveau de bruit, c’est abstrait, à ce niveau c’est réaliste, etc. Cette détermination a été influencée par les capacités du logiciel, travaillant à la manière aristotélicienne d’un sculpteur donnant une forme au marbre selon les résistances de la matière. Ce jeu heuristique d’aller et retour a produit un entre-deux entre le “je” et le “ça” dont je parlais dans mon introduction où “je” me suis en quelque sorte perdu. Ni passivité ni agentivité active, mais passibilité, comme capacité d’éprouver, ou plus exactement interpassibilité : entre l’être humain et la machine, une image passible, travaillée et par l’un et par l’autre, parce que l’un et l’autre sont dans une boucle de rétroaction.
Il y a donc là le désir d’une interdépendance anthropo-technologique et étrangement cette interdépendance est d’une forme proche, si proche, de celle que nous recherchons, de celle que nous devons rechercher avec la Terre dans l’extinction en cours. La reconfiguration du sensible devient une hyperfinitude.
Lyotard écrit dans Economie libidinale, ce souvenir si proche de mon expérience avec les réseaux récursifs de neurones : « […] quand l’enfant frotte la tête rouge (de l’alumette) pour voir, pour des prunes, il aime le mouvement, il aime les couleurs qui se muent les unes en les autres, les lumières qui passent par l’acmé de leur éclat, la mort du petit bout de bois, le chuintement. Il aime donc des différences stériles, qui ne mènent à rien, c’est-à-dire qui ne sont pas égalisables et compensables, des pertes, ce que le physicien nommera dégradation d’énergie. »

Pour répondre à l’intitulé du séminaire “L’image à l’épreuve des machines – Reconfigurations du visible”, les réseaux de neurones vont au-delà de la numérisation des images qui tentaient de préserver les images. Les machines ne découpent plus seulement celles-ci en éléments discrets en en permettant la combinatoire, elles s’en nourrissent pour les ingérer dans un nouvel espace statistique. Les machines ne reproduisent plus des images mais produisent ce que j’aimerais nommer des images d’images. La reconfiguration du sensible est récursive et est aussi la reconfiguration de la constitution du sens : les machines ne sont pas seulement en amont dans les procédures de production. Elles sont aussi en aval sur un plan esthétique et cognitif : lorsque nous voyons et entendons Complétion, nous nous demandons pourquoi les machines décrivent ainsi les images, nous nous mettons à leur place dans une double impossibilité : nous ne sommes pas des machines et les machines sont sans sens, elles sont insensées. Ce sont les fondements même de l’esthétique qui tremblent et qui sont ramenés à leur condition de possibilité : l’imagination transcendantale. Il y a une image avant toutes les images. Cette image signe une nouvelle relation à l’histoire et à la vérité.