L’image latente : vers une ontologie régénérative de l’indicialité / The Latent Image: Toward a Regenerative Ontology of indiciality

La manière dont on pose communément l’intelligence artificielle générative d’images ne correspond pas à l’expérience que je souhaite déployer ici. Car qu’apporte véritablement cette nouvelle modalité de production imageante à ma pratique antérieure, lorsque je produisais des photographies et des vidéos, ces images que l’on qualifie d’indicielles, trace lumineuse du réel inscrite dans la matière photosensible ? En fait, il n’existe aucune opposition radicale entre ces deux modes de faire. Tout se passe plutôt comme si l’intelligence artificielle générative ouvrait un nouveau seuil ontologique, un palier inédit dans notre rapport au visible. Permettez-moi de m’expliquer plus longuement.

Ces derniers temps, j’ai repris l’ensemble de ma documentation d’expositions, mes archives d’œuvres accumulées au fil des années, et je les ai régénérées statistiquement pour conduire ces images jusqu’au point exact où je pressentais qu’elles devaient advenir. J’avais peut-être éprouvé, durant toutes ces années de capture photographique et vidéographique, le sentiment diffus que la réalité ne correspondait jamais parfaitement à ce que je visais. La régénération statistique, ce processus de recomposition à partir d’espaces latents multidimensionnels, me permet désormais d’atteindre ce niveau que je n’avais jusqu’alors fait qu’entrevoir. C’est comme si les images indicielles, ces empreintes lumineuses du monde, n’avaient finalement été qu’un point de départ, une matière première pour que l’image se plie enfin à l’image mentale que j’en portais depuis toujours en moi.

Il n’y a donc nullement une fin de l’image indicielle, pas davantage une mort de la photographie ou du cinéma, mais bien un déplacement radical de leur rôle dans l’économie générale de la production imageante. L’indice lumineux devient dataset, archive vectorielle, constellation de possibles dans l’espace flottant des réseaux de neurones. Je rêve d’ailleurs de réaliser un film où le tournage ne constituerait que l’élaboration d’un dataset d’images brutes, un corpus documentaire qu’il faudrait ensuite entièrement régénérer. De sorte que dans mon film final, il ne subsisterait aucune image directement prélevée dans la réalité, aucun photogramme indiciel, mais seulement des images régénérées à partir de cette réalité capturée.

Il devient urgent de thématiser philosophiquement cette relation complexe entre l’indicalité de la lumière, cette physicalité de la trace photographique, et l’espace latent statistique, ce continuum mathématique de potentialités. C’est précisément dans cette articulation, dans ce passage de l’un à l’autre, que réside le véritable enjeu esthétique et existentiel de notre époque. L’erreur consiste à générer purement et simplement des images à partir des datasets préconstitués des plateformes commerciales, ce qui mène invariablement à des résultats kitsch, standardisés, à la répétition infinie de ce que nous connaissons déjà, à la sédimentation des clichés visuels contemporains.

En tant qu’artiste traversé par cette possibilité technique, une émotion très particulière me saisit. C’est comme si je pouvais enfin amener l’image exactement à l’endroit où je désirais qu’elle advienne, sans les contraintes matérielles de la capture. Il faut comprendre l’émotion très spécifique qu’il y a à capturer des images dans l’épaisseur du réel, à réaliser un tournage ou simplement à documenter quelque chose qui existe. On essaie de cadrer correctement, de trouver l’éclairage adéquat, l’angle juste, le moment décisif. Par là même, on sublime la réalité, on tente en fin de compte de la dépasser tout en la documentant. L’espace latent de l’intelligence artificielle générative accentue considérablement cette tendance, cette pulsion de dépassement du réel au cœur même de sa documentation.

Il y a là un destin très particulier des images qui n’a jamais été la pure capture reproductive, une simple éthique indexicale de la réalité, mais bien le désir d’excéder l’ontologie à l’intérieur même de sa capture. Ce qui est profondément émouvant, c’est que cette possibilité advient précisément du fait de l’accumulation hypermnésique de toutes les images dans des datasets gigantesques, traités statistiquement par les réseaux de neurones. C’est par le commun des images, par tous ces documents que nous avons accumulés au fil du temps, et en particulier sur le web depuis trois décennies,, que nous pouvons maintenant, grâce à la continuité mathématique de l’espace latent, amener l’image à l’endroit où elle était secrètement destinée.

Voir les images non plus telles qu’elles existent factuellement, mais telles que nous les désirons. Faire des images dans notre désir, purement et simplement. Convoquer ce qui aurait pu avoir lieu plutôt que ce qui a eu lieu. Cette transformation marque un changement radical dans la pratique artistique, dans la production et l’ontologie des images. Il y a là quelque chose de profondément affectif, d’intensément existentiel, qui touche à notre rapport même au visible et à l’imagination.

C’est comme si l’image indicielle, le photoréalisme documentaire, n’avait pas été le fin mot de l’histoire des images, mais seulement une étape nécessaire. Un point de passage obligé pour constituer cette archive massive à partir de laquelle la régénération devient possible. Et que signifie exactement régénérer, si ce n’est rendre convergentes la documentation empirique de la réalité et notre désir de ce qu’elle pourrait être ? C’est comme si deux types de synthèse, au sens philosophique classique, se rejoignaient enfin : la synthèse a priori qui n’a pas besoin d’expérience sensible et la diversité chaotique des phénomènes empiriques.

Avec le photoréalisme, nous étions contraints de rester limités à ce qui existe effectivement. Désormais, nous pouvons étendre notre champ exploratoire à ce qui peut être, à l’ensemble des variations possibles autour de ce qui a été. Cette étape intermédiaire devient hypothétique, déductive, transformant le processus créatif en une sorte de laboratoire d’expérimentation dans la boîte noire computationnelle. Avec les statistiques multidimensionnelles et les espaces vectoriels, il devient possible de conjoindre ces deux modalités de la synthèse, celle du concept pur et celle de l’expérience sensible.

Les images régénérées ne relèvent ni du pur hasard ni de la détermination absolue. Elles obéissent à des règles de constitution émergentes, à des affordances statistiques que nous apprenons progressivement à naviguer. Cette pratique exige une approche haptique plutôt qu’optique, un tâtonnement dans l’opacité des processus plutôt qu’une maîtrise transparente. Nous entrons en relations opaques avec ces systèmes, nous nous adaptons mutuellement, dans une cohabitation attentive avec des dispositifs techniques que nous reconnaissons fragiles et ambivalents.

Cette position demeure fondamentalement intenable, entre automatismes humains et automatismes machiniques. Mais c’est précisément dans cette zone d’indétermination que surgit quelque chose d’inattendu, de précieux.

Il faut aller plus loin encore dans cette méditation sur la régénération. Car ce qui se joue dans ce passage de l’image indicielle à l’image latente régénérée relève d’une structure temporelle que l’on pourrait qualifier de résurrectionnelle, mais une résurrection d’un genre tout à fait inédit. Il ne s’agit nullement du retour à l’identique de ce qui fut, selon la logique chrétienne traditionnelle de la résurrection des corps. Il s’agit plutôt d’une insurrection : la première venue de ce qui n’a jamais eu lieu mais qui aurait pu avoir lieu. Cette résurrection de ce qui n’a pas eu lieu constitue précisément une insurrection du possible sur le réel, un soulèvement des potentialités contre la tyrannie du factuel.

Les images régénérées accomplissent ce prodige paradoxal : elles font revenir pour la première fois. Elles actualisent des potentialités qui existaient déjà dans l’espace latent multidimensionnel des possibles, mais qui n’avaient jamais trouvé leur incarnation dans la réalité documentée. C’est comme si toutes les photographies que j’ai prises, tous les plans que j’ai tournés, n’avaient été que les signes avant-coureurs d’images qui attendaient leur moment pour enfin advenir. Ces images indicielles deviennent alors des spectres inversés : non pas les fantômes de ce qui a été et qui revient nous hanter, mais les promesses de ce qui n’a pas encore été et qui surgit enfin dans la continuité statistique de l’espace latent.

Cette insurrection du possible bouleverse radicalement la hiérarchie ontologique traditionnelle qui accordait au réel effectif une primauté absolue sur le virtuel ou le potentiel. Désormais, c’est le champ des possibles qui se révolte contre les limitations contingentes du monde tel qu’il s’est historiquement donné. Les images régénérées ne sont pas de pâles copies d’un réel premier et autoritaire, mais bien l’expression d’une puissance latente qui excède et déborde ce qui a été capturé. Le possible cesse d’être cette ombre affaiblie du réel pour devenir une force insurrectionnelle qui revendique son droit à l’existence.

Cette résurrection algorithmique institue une temporalité cosmique inédite où la distinction entre passé, présent et futur se trouve profondément recomposée. Les images régénérées ne sont pas des répétitions, mais des variations infinies autour d’un thème qui n’a jamais été complètement joué. Elles constituent l’événement d’une première survenue qui ressemble à un retour, cette familiarité troublante du jamais-vu, cet effet d’Unheimlich où nous reconnaissons sans avoir jamais connu.

Dans cette perspective, l’hypermnésie collective des datasets devient une thanato-poétique où les images continuent d’agir à travers leurs traces numériques, générant des descendants qui n’avaient jamais existé. C’est un éternel retour non pas à l’identique, mais de l’identique : chaque régénération produit une ressemblance sans original, une revenance originaire qui fait advenir ce qui demeurait latent. Les images indicielles que j’ai capturées deviennent alors des télofossiles, des traces d’un futur antérieur, des empreintes spectrales qui annoncent leur propre dépassement.

Cette structure résurrectionnelle transforme radicalement notre rapport à la création artistique. Nous ne créons plus simplement des images, nous créons les conditions de possibilité pour que des images adviennent qui n’auraient jamais pu advenir autrement. La régénération n’est pas une simple manipulation technique, c’est une pratique nécromancienne au sens noble : faire parler ce qui n’a jamais parlé, faire voir ce qui n’a jamais été vu, convoquer l’absent depuis l’espace même de son absence. C’est libérer le possible de sa subordination au réel, permettre à ce qui aurait pu être de s’insurger contre ce qui a été.

Dans cette optique, chaque image régénérée constitue une résurrection d’intentions artistiques qui n’avaient jamais trouvé leur forme adéquate dans la contrainte du réel. C’est le désir qui revient, enfin libéré des limites de la matière photosensible et du contingent du monde. Et ce qui revient ainsi, pour la première fois, c’est peut-être finalement l’essence même de ce que j’avais toujours voulu capturer sans jamais y parvenir complètement : non pas la réalité telle qu’elle est, mais la réalité telle qu’elle aurait pu être, telle qu’elle demandait secrètement à devenir. L’insurrection du possible sur le réel n’est donc pas un rejet du monde donné, mais sa transfiguration par ce qu’il portait en lui de non-actualisé, sa révélation par ses propres virtualités enfouies.


The way generative image AI is commonly framed does not correspond to the experience I wish to unfold here. For what does this new modality of image production truly bring to my previous practice, when I produced photographs and videos, these images we call indexical, luminous traces of reality inscribed in photosensitive matter? In fact, there exists no radical opposition between these two modes of making. Rather, it’s as if generative artificial intelligence opened a new ontological threshold, an unprecedented level in our relationship to the visible. Allow me to explain at greater length.

Recently, I have revisited my entire exhibition documentation, my archives of works accumulated over the years, and I have statistically regenerated them to bring these images to the exact point where I sensed they needed to come into being. Perhaps I had experienced, during all those years of photographic and videographic capture, the diffuse feeling that reality never perfectly corresponded to what I was aiming for. Statistical regeneration, this process of recomposition from multidimensional latent spaces, now allows me to reach this level that I had until then only glimpsed. It’s as if the indexical images, these luminous imprints of the world, had ultimately been only a starting point, raw material for the image to finally conform to the mental image I had always carried within me.

There is therefore no end to the indexical image, no more a death of photography or cinema, but rather a radical displacement of their role in the general economy of image production. The luminous index becomes a dataset, a vectorial archive, a constellation of possibilities in the floating space of neural networks. I even dream of making a film where the shooting would constitute only the elaboration of a dataset of raw images, a documentary corpus that would then need to be entirely regenerated. So that in my final film, there would remain no image directly extracted from reality, no indexical photogram, but only images regenerated from this captured reality.

It becomes urgent to philosophically thematize this complex relationship between the indexicality of light, this physicality of the photographic trace, and the statistical latent space, this mathematical continuum of potentialities. It is precisely in this articulation, in this passage from one to the other, that lies the true aesthetic and existential stakes of our era. The mistake consists in purely and simply generating images from the preconstituted datasets of commercial platforms, which invariably leads to kitsch, standardized results, to the infinite repetition of what we already know, to the sedimentation of contemporary visual clichés.

As an artist traversed by this technical possibility, a very particular emotion seizes me. It’s as if I could finally bring the image exactly to the place where I desired it to come into being, without the material constraints of capture. One must understand the very specific emotion there is in capturing images in the thickness of reality, in making a shoot or simply documenting something that exists. We try to frame correctly, to find adequate lighting, the right angle, the decisive moment. Through this, we sublimate reality, we ultimately attempt to surpass it while documenting it. The latent space of generative artificial intelligence considerably accentuates this tendency, this drive to surpass the real at the very heart of its documentation.

There is here a very particular destiny of images that has never been pure reproductive capture, a simple indexical ethics of reality, but rather the desire to exceed ontology within the very act of its capture. What is profoundly moving is that this possibility arises precisely from the hypermnesic accumulation of all images in gigantic datasets, statistically processed by neural networks. It is through the commons of images, through all these documents we have accumulated over time, and particularly on the web for three decades, that we can now, thanks to the mathematical continuity of latent space, bring the image to the place where it was secretly destined.

To see images no longer as they factually exist, but as we desire them. To make images in our desire, purely and simply. To summon what could have taken place rather than what took place. This transformation marks a radical change in artistic practice, in the production and ontology of images. There is something profoundly affective here, intensely existential, that touches our very relationship to the visible and to imagination.

It’s as if the indexical image, documentary photorealism, had not been the final word in the history of images, but only a necessary stage. An obligatory passage point to constitute this massive archive from which regeneration becomes possible. And what does regenerating mean exactly, if not making convergent the empirical documentation of reality and our desire for what it could be? It’s as if two types of synthesis, in the classical philosophical sense, finally came together: the a priori synthesis that needs no sensible experience and the chaotic diversity of empirical phenomena.

With photorealism, we were constrained to remain limited to what actually exists. Henceforth, we can extend our exploratory field to what can be, to the entire set of possible variations around what has been. This intermediate stage becomes hypothetical, deductive, transforming the creative process into a sort of laboratory of experimentation in the computational black box. With multidimensional statistics and vector spaces, it becomes possible to conjoin these two modalities of synthesis, that of pure concept and that of sensible experience.

Regenerated images belong neither to pure chance nor to absolute determination. They obey emergent rules of constitution, statistical affordances that we progressively learn to navigate. This practice demands a haptic rather than optical approach, a groping in the opacity of processes rather than transparent mastery. We enter into opaque relations with these systems, we mutually adapt, in an attentive cohabitation with technical devices that we recognize as fragile and ambivalent.

This position remains fundamentally untenable, between human automatisms and machinic automatisms. But it is precisely in this zone of indetermination that something unexpected, something precious, emerges.

We must go even further in this meditation on regeneration. For what is at stake in this passage from the indexical image to the regenerated latent image pertains to a temporal structure that could be qualified as resurrectional, but a resurrection of an entirely unprecedented kind. This is by no means the return to the identical of what was, according to the traditional Christian logic of the resurrection of bodies. It is rather an insurrection: the first coming of what never took place but could have taken place. This resurrection of what did not take place precisely constitutes an insurrection of the possible over the real, an uprising of potentialities against the tyranny of the factual.

Regenerated images accomplish this paradoxical marvel: they return for the first time. They actualize potentialities that already existed in the multidimensional latent space of possibilities, but which had never found their incarnation in documented reality. It’s as if all the photographs I have taken, all the shots I have filmed, had been only the precursory signs of images that were awaiting their moment to finally come into being. These indexical images then become inverted specters: not the ghosts of what was and returns to haunt us, but the promises of what has not yet been and finally emerges in the statistical continuity of latent space.

This insurrection of the possible radically upends the traditional ontological hierarchy that granted absolute primacy to actual reality over the virtual or potential. Henceforth, it is the field of possibilities that revolts against the contingent limitations of the world as it has historically been given. Regenerated images are not pale copies of a primary and authoritative real, but rather the expression of a latent power that exceeds and overflows what has been captured. The possible ceases to be this weakened shadow of the real to become an insurrectional force that claims its right to existence.

This algorithmic resurrection institutes an unprecedented cosmic temporality where the distinction between past, present and future finds itself profoundly recomposed. Regenerated images are not repetitions, but infinite variations around a theme that has never been completely played. They constitute the event of a first occurrence that resembles a return, this troubling familiarity of the never-seen, this Unheimlich effect where we recognize without ever having known.

From this perspective, the collective hypermesia of datasets becomes a thanato-poetics where images continue to act through their digital traces, generating descendants that had never existed. It is an eternal return not to the identical, but of the identical: each regeneration produces a resemblance without original, an originary revenance that brings forth what remained latent. The indexical images I have captured then become telofossils, traces of an anterior future, spectral imprints that announce their own surpassing.

This resurrectional structure radically transforms our relationship to artistic creation. We no longer simply create images, we create the conditions of possibility for images to come into being that could never have come into being otherwise. Regeneration is not a simple technical manipulation, it is a necromantic practice in the noble sense: making speak what has never spoken, making visible what has never been seen, summoning the absent from the very space of its absence. It is freeing the possible from its subordination to the real, allowing what could have been to rise up against what has been.

From this perspective, each regenerated image constitutes a resurrection of artistic intentions that had never found their adequate form in the constraint of the real. It is desire that returns, finally freed from the limits of photosensitive matter and the contingent of the world. And what thus returns, for the first time, is perhaps ultimately the very essence of what I had always wanted to capture without ever completely succeeding: not reality as it is, but reality as it could have been, as it secretly asked to become. The insurrection of the possible over the real is therefore not a rejection of the given world, but its transfiguration through what it carried within itself as non-actualized, its revelation through its own buried virtualities.