Réduction consumériste
J’étais en train d’aménager un appartement. Je devais y placer des meubles et acheter différents instruments en particulier pour la cuisine. Je me suis donc rendu dans un grand magasin avec l’idée d’acheter tout le nécessaire. Je suis passé dans les rayons prenants ici ou là, de façon quasi automatique, ce qui me semblait judicieux. Arrivé à la caisse je me suis arrêté et j’ai regardé mon panier. Il y avait là des grandes et des petites assiettes, des verres pour l’eau et pour le vin, des couverts. J’ai rapporté chacun de ces éléments dans son rayon respectif, puis j’ai recommencé à zéro mes achats. Ce qui m’avait le plus troublé était sans doute ces différents verres dont chacun était adapté à un liquide particulier et je m’étais alors dit qu’il était totalement absurde de changer de contenant selon le contenu. La saveur du vin était-elle si différente dans un verre à vin ou dans un verre à eau ?
Je compris rapidement que la multiplicité des objets selon leur fonction répondait moins à une instrumentalité matérielle qu’au projet d’augmenter le consumérisme. Il s’agissait en effet de créer le besoin d’un objet qu’on possédait déjà en produisant un nouveau rapport de causalité entre une chose est une fonction. De sorte que la consommation des objets pouvait devenir quasiment infinie puisqu’il suffisait d’en créer un nouveau pour produire son besoin, et c’est sans doute l’une des raisons qui fait que l’instrumentalité imaginaire des objets de consommation se rapproche, comme l’a remarqué Klossowski, de l’impulsionnel, c’est-à-dire de l’informe du désir. C’est là sans doute une étrangeté du capitalisme consumériste que de créer à travers des objets fonctionnels une polarité pour l’informe et par là même de prendre toutes les formes possibles.
Cette métamorphose de la relation entre objet, fonction et désir a pris un nouvel essor avec l’informatique puisqu’il s’agit d’objets dont la fonction est potentielle. En effet, en séparant le hardware du software, ce type de machine permet d’implanter une nouvelle fonction sans modifier sa matière. On peut alors s’interroger sur le type de désir que le consumérisme informatique peut produire, car quand nous désirons un objet classique nous pensons à une fonction particulière, par exemple boire un verre de vin rouge, mais lorsque nous désirons une machine informatique nous ne pouvons contenir dans notre imagination l’ensemble des fonctions possibles puisqu’avec l’apparition d’un nouveau logiciel de nouvelles fonctions pourraient aussi apparaître. C’est ici l’accentuation et pour ainsi dire la dramatisation du caractère fluxionnel du consumérisme. Un désir toujours différé et reporté dans une potentialité à venir entraînant non seulement un désir, mais un acte qui reste à l’état de possible et qui développe un mode de pensée spéculatif. Le réel devient une multiplicité de possible et s’intensifie, se multiplie brutalement.
J’étais donc dans les rayons de ce magasin et je me suis limité au verre pour l’eau, imaginant les utiliser bien sûr pour boire ce vin rouge que je désirais tant. De proche en proche j’ai étendu cette limitation du consumérisme à tous les objets que je pouvais posséder. Non seulement les instruments de cuisine, mais aussi les chaussures et les habits parce que ceux-ci produisent un désir qui est organisé par la machine capitaliste et qui peut nous faire croire que nous désirons réellement telle ou telle chose. La mode consiste précisément à devoir se séparer de vêtements encore fonctionnels datant de quelques mois à peine. Nous voyons dans la rue des gens habillés d’une certaine façon et nous voulons leur ressembler, nous achetons les mêmes habits. Mais bientôt d’autres personnes, ou les mêmes personnes, porteront autre chose et nous le désirerons. La mode et la multiplicité du consumérisme des vêtements.
Il faut bien réfléchir aux types de plaisir que suscite un tel achat et aux modes de satisfaction et de convergence sociale que l’acquisition d’un objet répété en plusieurs milliers d’exemplaires peut provoquer en nous. C’est sans doute la le passage entre une industrie soustractive dans laquelle le premier modèle, c’est-à-dire le moule, coûte très cher à réaliser, mais où chaque unité nouvelle produite devient de moins en moins chère selon une économie d’échelle et la réduction du coût marginal. On voit bien comment la matérialité de la production a des conséquences sur le mode de distribution, de consommation et de désir. Car avec l’industrie soustractive il faut écouler beaucoup d’exemplaires du même objet pour que cela soit rentable. Il faut donc parvenir à rendre convergent le désir d’une multiplicité d’individus qui voudront acheter la même chose. Mais avec l’apparition d’une industrie additive, il n’y a pas d’économie d’échelle. Chaque unité produite coûte le même prix de sorte qu’il devient inutile de produire des séries identiques, chaque objet peut être différent et un programme se chargera de modifier certains paramètres dans les séries de ces différences. Quel serait alors le désir, mon désir de consommateur, si j’achète un objet que je suis le seul à posséder ? Le consumérisme parviendra-t-il alors encore à assurer la convergence des désirs des individus ?