un nouveau réalisme en art

Les participants (Ray Brassier, Iain Hamilton Grant, Graham Harman et Quentin Meillassoux) à la conférence “fondatrice” de 2007 à Goldsmith Londres.

« Mais où sont les neiges de demain ? Je dis que l’imagination, à quoi qu’elle emprunte — et cela pour moi reste à démontrer — si véritablement elle emprunte, n’a pas à s’humilier devant la vie. Il y aura toujours, notamment, entre les idées dites reçues et les idées, qui sait, à faire recevoir, une différence susceptible de rendre l’imagination maîtresse de la situation de l’esprit. C’est tout le problème de la transformation de l’énergie qui se pose une fois de plus. Se défier comme on fait, outre mesure, de la vertu pratique de l’imagination, c’est vouloir se priver coûte que coûte, des secours de l’électricité dans l’espoir de ramener la houille blanche à sa conscience absurde de cascade./L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel. » (Huysmans, SASDLR n° 1, p. 3)

Depuis une dizaine d’années, ce qu’il est convenu de nommer le nouveau réalisme a accru son audience jusqu’à devenir une véritable mode dans le champ de l’art contemporain. En effet, beaucoup d’artistes semblent se retrouver dans ces modes de pensée et s’en inspirent de plus en plus jusqu’à la nausée. On ne compte plus les références dans e-flux, DIS et sur les réseaux sociaux. Parfois il s’agit là d’un simple effet de mimétisme et parfois d’une véritable rencontre entre une pensée et une pratique artistique (on pense en particulier à Glass bead).

On doit bien sûr porter un regard critique sur cette mode parfois superficielle  tant elle présente comme une nouveauté ce qui n’est souvent que la réactivation du passé. Le manque de culture philosophique aidant parfois à faire croire à une rupture qui viendrait renverser les structures instituées.


Speculations on Anonymous Materials (2013), curator : Susanne Pfeffer. Exposition qui a lié le post-internet au réalisme spéculatif au Fridericianum, Kassel.

Si on peut critiquer à juste titre toutes ces nouvelles écoles du réalisme, du matérialisme et du rationalisme, c’est aussi parce que ceux qui ont été présentés comme leurs fondateurs ont mené rapidement une telle critique, voyant bien la facilité médiatique à regrouper des pensées si hétérogènes (https://dereklubangakene.wordpress.com/2013/12/08/ray-brassier-i-am-a-nihilist-because-i-still-believe-in-truth/).

Pour ma part, j’aimerais souligner que parler de réalisme en philosophie et en art n’a pas du tout la même signification ni la même histoire. Le nouveau réalisme, qu’on ne saurait résumer en une seule formule tant son unité est problématique, est le plus souvent entendu dans sa signification philosophique  comme ce qui est en soi. Le réalisme en art a été critiqué par la philosophie platonicienne comme un simulacre trompant les sens (Zeuxis). Que devient le réalisme dans ce contexte pour les pratiques artistiques? Quelle est l’influence du réalisme philosophique sur la question de la mimésis artistique contemporaine?

Solid Objects (2012) Sanna Marander, curator : Stefanie Hessler

La réponse la plus simple consiste sans doute dans le renouvellement des objets que l’art représente. Après plusieurs décennies de projets conceptuels un certain nombre d’artistes ont présenté comme une nouveauté, il faut bien le dire factice,  le retour au prétendu réel et à la matière. Ainsi, une attention toute particulière a été portée aux objets géologiques représentant l’anthropocène, à la matérialité des centres de données qui fondent la possibilité d’Internet ou encore aux déchets produits par l’innovation. Le réalisme serait alors à entendre, d’un point de vue artistique, comme le renouvellement de ce à quoi on se réfère dans la représentation par l’ajout d’une partie de monde.  Cet ajout permet de comprendre d’ailleurs pourquoi certains théoriciens et artistes travaillent ensembles ou côte à côte non parce que les premiers viendraient commenter les oeuvres des seconds, mais parce qu’ils partagent certains fragments de monde commun qu’ils peuvent approcher par leurs disciplines respectives. Il y aurait tout lieu de contester le meurtre du père conceptuel, comme si dans la période précédente l’art n’avait été qu’un jeu de langage, tout comme il y a lieu de contester l’opposition entre les formes de réalisme contemporains et la période philosophique qui précède que l’on nomme trop rapidement déconstruction, poststructuralisme, etc. L’usage de plus en plus fréquent du préfixe “post” signale cette volonté de dépassement d’une frontière le plus souvent imaginaire.

Schéma du logiciel sketch_rnn et des calques récursifs (2017) David Ha et Douglas Eck

Certains théoriciens du nouveau réalisme d’un point de vue artistique  semblent avoir occulté  en ce domaine une nouveauté pourtant saisissante : l’intelligence artificielle, ce concept fut-il extrêmement contestable, a vu son grand retour dans les médias par l’intermédiaire de l’imagination artificielle de Deepdream (https://www.youtube.com/watch?v=ICLxdQFRqQU) c’est-à-dire par la capacité des machines à apprendre et à produire des images.  Les réseaux récursifs de neurones (RNN) ont cette capacité à apprendre à partir d’important stock de données à reproduire ceux-ci d’une manière réaliste.

Que veut dire ici réalisme? il s’agit de produire des images qui ressemblent c’est-à-dire qui sont vraisemblables et pourraient appartenir à la même série, mais dont aucun exemplaire dans la série déjà existante n’est identique. Le réalisme d’un point de vue artistique doit être ici entendu comme la production d’un air de famille et d’une différence. Cette répétition différente produit l’horizon d’un monde. Si le réalisme philosophique désigne quelque chose qui est en soi qui ne nous attend pas, le réalisme artistique signifie ici la production de quelque chose qui ressemble au monde mais qui n’est pas encore au monde. Le réalisme est en surplus.

Dessins vectoriels produits par sketch-rnn à partir d’un stock de 50 millions de dessins humains (2017) David Ha et Douglas Eck

Si l’intelligence artificielle, dans la période précédente, avait pour principale fonction des opérations langagières c’est qu’on a privilégié une forme d’intelligence rationnelle et calculante en laissant de côté tout le reste, c’est-à-dire quasiment tout. À présent, l’apprentissage  profond permet à une machine d’apprendre la ressemblance c’est-à-dire la représentation. C’est au coeur même du logiciel que le réalisme est en jeu : un réseau récursif de neurones a ceci de récursif qu’il se divise en deux fonctions, la première génère des résultats, la seconde en vérifie la vraisemblance, et que les “doutes” de celle-ci sont réintroduits dans la première fonction afin de la faire évoluer. Cette schize du logiciel constitue-t-elle un réalisme réflexif?

Animaux générés avec un nombre inexact de parties de corps à partir du dataset ImageNet

Il me semble qu’il y a là, au cœur même de notre époque, un nouveau réalisme à mettre en œuvre et à penser au-delà de l’apparence instrumentale des technologies qui ne fait que recouvrir le destin de la technique c’est-à-dire sa signification historique, sa provenance tout comme son horizon avenir. Le nouveau réalisme en art ne doit donc pas être seulement entendu, comme c’est habituellement le cas, comme l’introduction de nouveaux objets de la réalité dans le champ de la représentation qui constituerait une simple réactualisation du stock des possibles, mais plus profondément comme de nouvelles procédures de production, indissociablement technique et artistique, d’une version alternative de la réalité, c’est-à-dire d’une réalité seconde qui pourrait détrôner la première réalité. Cet effet de doublure est bien plus complexe que le jeu d’un original et d’une copie tant il est vrai que la réalité est le fruit d’une construction permanente ou ce qui est donné et ce qui est produit ne se distingue pas clairement, en particulier dans le domaine technique qui semble nous former autant que nous la formons. La doublure est au centre de la dynamique des RNN, car pour produire du réalisme il faut nourrir la machine d’un grand nombre de données, nommées dataset, le plus souvent accumulées dans les bases des données des réseaux sociaux par le travail inconscient et quotidien des internautes. Ces données sont ensuite doublées par les réseaux de neurones, comme si après avoir mémorisé le monde, nous en produisions un second, un troisième, un quatrième jusqu’à l’engorgement terminal, c’est-à-dire jusqu’à la limite de l’extinction.

Terre Seconde : Neural Landscape Network (2016) Grégory Chatonsky

C’est sans doute en ce point précis que la spéculation devient un moteur artistique en un sens tout différent que la spéculation intellectuelle et rejoint la question de l’ontologie des possibles qui remet en cause sa division avec l’effectif. Par ailleurs, on peut rapidement souligner qu’on retrouve dans le réalisme des RNN une autonomie fort différente de l’en soi philosophique. En effet, la production se détache de l’anthropologie car elle ne fait que s’inspirer de stocks de données constitués par elle et devient ensuite plus autonome. L’en soi devient une séparation. On pressent alors que chaque terme du réalisme philosophique pourrait être structurellement troublé par les pratiques artistiques parce que le point de départ des deux est fort différent. Le réalisme artistique est déterminé par l’imagination, c’est-à-dire par une procédure de production d’images. L’opposition de Platon à Zeuxis pourrait devenir celle de Zeuxis envers Platon.