La quantité sérielle contre la qualité idéale

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La question des flux apparaît indissociablement liée à celle de la quantité, notion historiquement dévalorisée dans la tradition philosophique occidentale. Ce déclassement trouve son origine dans la critique platonicienne du devenir et de l’excès. Dans La République, Platon élabore une conception morale qui vise à maîtriser les passions susceptibles, par leur caractère excessif, de nous déborder littéralement, de se déverser au-dehors de façon incontrôlée. Cette pensée instaure une tension fondamentale : le flux se trouve toujours pris entre deux extrêmes problématiques – le trop et le pas assez, l’excès et la pénurie (Pénia).

Cette méfiance envers les flux traduit une critique de la quantité au profit de la substance, c’est-à-dire de ce qui subsiste et transcende la simple dimension quantitative, désormais reléguée au rang d’accident. Dans cette perspective, la qualité devient la dimension d’un objet ou d’un être qui se rapproche le plus de l’idéalité. Elle constitue l’expression d’une essence et, en ce sens, porte en elle une signification, contrairement à la quantité qui demeure muette, simple variation numérique dépourvue de sens intrinsèque.

Il conviendrait pourtant de reconsidérer la valeur de la quantité en l’associant à la mathématique des séries, telle qu’on peut la concevoir dans une perspective lucrécienne. Lorsqu’une quantité s’inscrit dans une série (fût-elle différentielle), elle se transforme sans pour autant devenir qualité. Elle se dépasse elle-même dans le mouvement d’une ligne de fuite potentiellement infinie. La signification de la série ne réside pas dans sa résolution finale ou sa consolidation en une substance stable, mais dans le processus même de sa sérialisation. Une série, par définition, ne connaît pas de terme définitif – tout au plus peut-elle être temporairement suspendue.

Cette conception invite à analyser l’œuvre d’art selon une perspective radicalement différente. Au lieu de l’évaluer du point de vue de sa qualité substantielle, comme expression d’une Forme Idéale transcendante, nous pourrions l’examiner selon l’ordre de sa quantité en tant que série. La question fondamentale devient alors : avec quoi cette œuvre entre-t-elle en série, tant sur le plan interne (au sein de la pratique d’un artiste) qu’externe (dans ses relations avec le monde) ? La quantité sérialisée assume ainsi une fonction comparable à celle d’un fil conducteur : elle permet de se connecter à un réseau qui la déporte au-delà de ses limites apparentes, l’ouvrant sur un champ de relations virtuellement illimité.

Cette approche transforme profondément notre compréhension de la valeur artistique. La qualité d’une œuvre ne réside plus dans sa conformité à des critères transcendants ou dans l’expression d’une essence stable, mais dans sa capacité à générer des séries, à s’insérer dans des séquences existantes, à créer des connexions inédites entre éléments hétérogènes. L’œuvre devient un nœud dans un réseau de relations plutôt qu’une entité isolée porteuse d’une signification autonome.

Dans cette perspective, les flux ne sont plus perçus comme des menaces pour l’intégrité de l’être ou de l’œuvre, mais comme les conditions mêmes de leur vitalité. L’œuvre d’art ne se définit plus par sa résistance aux flux (sa capacité à maintenir une identité stable malgré les changements qui l’affectent), mais par sa capacité à canaliser ces flux, à les orienter vers des configurations inédites, à les faire résonner dans des séries multiples.

Cette revalorisation de la quantité sérielle nous éloigne de la conception platonicienne qui voyait dans les flux une force potentiellement destructrice nécessitant contrôle et limitation. Elle nous rapproche en revanche d’une pensée du devenir où les variations quantitatives ne sont plus subordonnées à des essences qualitatives préexistantes, mais constituent le tissu même de la réalité.

Une telle approche invite à repenser les critères d’évaluation artistique. Au lieu de juger une œuvre selon sa profondeur expressive, son originalité absolue ou sa cohérence interne, nous pourrions l’apprécier en fonction de sa productivité sérielle : quelles nouvelles séries permet-elle d’initier ? Dans quelles séries existantes s’insère-t-elle en les transformant ? Quelles connexions inattendues établit-elle entre des éléments auparavant dispersés ?

La sérialité quantitative offre ainsi une alternative à la fois au culte de l’unicité de l’œuvre (héritage romantique) et à l’indifférenciation postmoderne. Elle reconnaît la singularité de chaque élément d’une série sans l’isoler dans une transcendance inaccessible, et admet les différences sans les dissoudre dans un relativisme généralisé. Chaque œuvre devient un moment dans une série ouverte, tirant sa signification non de sa correspondance avec une idéalité extérieure, mais de sa position et de sa fonction dans des réseaux sériels multiples.