Pour en finir (encore) avec l’art numérique

L’histoire des médiums

La notion d’art numérique suppose qu’il y a une forme artistique dont la caractéristique principale serait d’être numérique, à la manière de l’art photographique ou vidéographique. Le numérique est compris comme étant un médium, c’est-à-dire comme un support d’inscription. Il est entendu que ce support n’est pas neutre et que l’art consisterait à découvrir les spécificités du support, à en déployer les possibilités inhérentes afin de gagner une souveraineté autonome. Être un artiste signifierait libérer un médium potentiel en lui donnant forme et ainsi trouver ce qu’il y a en lui de spécifiquement artistique. Le procès de l’autonomie est aussi celui de l’autoréférentialité. Ainsi on normalise l'”art numérique” en le faisant entrer dans une histoire commune. Il ne serait finalement pas très différent des autres arts, il ne serait qu’une technique supplémentaire.

La lumière qui filtre à travers les fenêtres des ateliers d’artistes : elle éclaire différemment les surfaces peintes, les blocs de marbre, les installations et les écrans. Mais regardons-y de plus près : cette lumière n’est-elle pas elle-même transformée par les dispositifs numériques qui l’entourent, par les algorithmes qui régulent les systèmes d’éclairage, par les capteurs qui mesurent son intensité ? Le médium numérique n’est pas simplement un support parmi d’autres, il est une condition qui requalifie tous les autres médiums, qui les enveloppe, qui les infiltre. C’est cette particularité qui échappe à la conception classique de l’histoire de l’art comme succession de supports d’inscription, chacun conquérant son autonomie, chacun délimitant son territoire propre.

Le bourdonnement continu des serveurs, le clignotement des diodes, la respiration artificielle des ventilateurs : ces présences discrètes mais constantes constituent la bande-son de notre époque, le fond sonore sur lequel se détache toute production artistique contemporaine. Le numérique n’est-il pas un médium ? Est-il un support d’inscription au même titre que les autres ? Le numérique est-il comparable à la peinture, sculpture, photographie, cinéma, etc. ? Ces questions ne sont pas simplement techniques ou esthétiques : elles engagent toute une conception de l’art, de son histoire, de son devenir. L’histoire des supports d’inscription technique est-elle homogène ? Suit-elle une seule et même ligne ? Si nous comparons la sculpture et le numérique, la différence saute aux yeux : la sculpture concerne une partie localisée du monde, alors que le numérique semble toucher un plus grand nombre de parties.

Des médiums à la logique des mondes

La texture des interfaces numériques sous nos doigts, leur réactivité immédiate, leur capacité à se transformer en fonction de nos gestes : cette phénoménologie du numérique n’est pas réductible à celle des médiums traditionnels. C’est cette onticité inhérente au numérique qui le distingue des autres médiums. Le terme d’onticité, emprunté au vocabulaire heideggerien, désigne ici la capacité du numérique à affecter l’être même des choses, à transformer leur mode d’existence, à reconfigurer leurs relations. Cette distinction n’est pas une rupture historique, car elle suit l’évolution progressive des techniques, et on peut trouver certaines formes amoindries d’onticité dans le devenir-photographique du monde. La photographie a commencé à transformer notre rapport au visible, à reconfigurer notre perception des choses, à modifier notre expérience de l’espace et du temps. Mais le numérique radicalise ce processus, l’étend à toutes les dimensions de l’existence.

Les scintillements des écrans dans les galeries d’art, les reflets des surfaces interactives, les jeux d’ombres projetés par les dispositifs numériques : ces manifestations sensibles témoignent d’une présence qui excède le cadre traditionnel des médiums artistiques. C’est parce que la technique forme de plus en plus la réalité (jusqu’à transformer le code génétique), qu’il est strictement impossible de garder l’unicité du concept de médium. Cette impossibilité n’est pas un simple problème terminologique : elle révèle une transformation profonde de notre rapport au monde, aux images, aux objets, aux corps. Le numérique ne se contente pas d’ajouter un nouveau support d’inscription à la liste déjà existante : il requalifie tous les autres supports, il les intègre dans une nouvelle configuration, il les soumet à une nouvelle logique.

Le numérique n’est pas un médium local, il est une logique des mondes. Cette formule ne doit pas être comprise comme une simple métaphore : elle désigne une réalité ontologique, une transformation de la structure même de l’expérience. Le numérique ne constitue pas simplement un nouveau domaine d’objets ou de pratiques : il instaure un nouveau mode de relation entre les objets, les pratiques, les sujets. C’est pourquoi il ne peut pas désigner une partie spécifique de l’art, il affecte la totalité de l’art, tout médium compris. Il ne se répand plus sur le même plan qu’eux et n’opère pas selon la même logique. Partout il semble nulle part et indéfini, c’est pour cette raison qu’on a tendance à l’oublier. Cet oubli n’est pas accidentel : il est inscrit dans la structure même du numérique, dans sa capacité à se fondre dans le tissu du réel, à devenir invisible à force d’omniprésence.

La fraîcheur métallique des dispositifs numériques, la chaleur diffuse qu’ils dégagent, les odeurs subtiles des composants électroniques : ces sensations constituent la texture sensible d’un monde de plus en plus façonné par le numérique. C’est pourquoi aussi quand une personne défend l’autonomie de l’art numérique c’est pour l’exclure plutôt que pour lui accorder quelque intérêt artistique. Son occultation est encore le signe de sa capacité, de son ouverture. Les œuvres qui ne portent pas directement sur le numérique sont malgré tout dans un contexte numérique qui hante la sensibilité de chacun avant et après une exposition. La rupture induite par une exposition reste un suspend, une époché et joue d’une différence avec le flux continu des technologies. La résistance est aussi ce à quoi elle résiste.

L’art contemporain dans un monde technologique

Le bruit discret des pas sur le sol d’une galerie, le silence attentif des visiteurs face à une œuvre, le murmure des commentaires échangés à voix basse : ces sonorités familières des espaces d’exposition sont désormais traversées par d’autres sons, d’autres rythmes, d’autres temporalités. Il n’y a aucune raison logique à parler d’art numérique. Cette affirmation peut sembler paradoxale, provocatrice, à contre-courant. Mais elle découle directement de l’analyse précédente : si le numérique n’est pas un médium parmi d’autres mais une logique des mondes, alors il n’y a pas plus de sens à parler d’art numérique qu’à parler d’art gravitationnel ou d’art atmosphérique. Ce vocable désignera dorénavant une période de l’histoire de l’art comprise entre la fin des années 60 (on pense à The Cybernetic Serendipity et à l’EAT) et la fin des années 90 (Ars Electronica, ZKM, etc). Cette séquence de temps correspond à un contexte sociologique de l’informatique, de sa naissance à sa généralisation, dans lequel l’ordinateur s’est répandu et est donc passé lentement du statut de trouvaille technique à celui d’un fait social d’importance.

La pulsation rythmique des images projetées, l’alternance des phases d’interaction et d’observation, la synchronisation des différents dispositifs numériques : ces temporalités multiples qui traversent les espaces d’exposition contemporains témoignent d’une transformation profonde de notre rapport à l’art. C’est pourquoi la majorité des œuvres de cette période (dont certains poursuivent encore le chemin à travers une approche souvent monumentale, innovatrice, cinétique et abstraite) sont “spectaculaires”, “magiques”, “impressionnantes” et précritiques. Elles ne font que rarement retour sur leur propre condition esthétique, elles manquent de réflexivité. Cette absence de réflexivité n’est pas accidentelle : elle est inscrite dans le contexte historique de ces œuvres, dans leur rapport à la technologie, dans leur position au sein du champ artistique. Cette esthétique était possible parce que, fantasmatiquement, les artistes avaient accès à des technologies que le commun des mortels ignorait et rejouaient ainsi sur le plan de l’innovation le rôle esthético-politique des avant-gardes du XXe siècle : ils annonçaient les temps à venir.

La transparence des interfaces numériques, leur capacité à se faire oublier, leur présence ubiquitaire dans nos vies quotidiennes : ces caractéristiques transforment profondément notre rapport à l’art. Au tournant des années 2000, par le truchement d’Internet, l’informatique est devenue le commun comme tel. Elle est ce que nous partageons. Cette transformation n’est pas simplement quantitative (plus d’ordinateurs, plus de connexions, plus d’utilisateurs) : elle est qualitative, elle affecte la nature même de notre rapport au numérique. L’artiste ne peut plus se prévaloir d’avoir une vision d’avenir, tout au plus peut-il s’arrêter sur le présent ou l’immédiat passé, pour tenter d’en comprendre les structures rendues illisibles par le flux intégral d’un temps qui ne cesse de dévaler dans la préoccupation quotidienne. Cette nouvelle posture n’est pas un échec ou une régression : elle est une adaptation à un contexte transformé, une réponse à de nouveaux défis, une exploration de nouvelles possibilités.

La densité des matériaux numériques, leur capacité à se transformer, à se recomposer, à se reconfigurer : ces propriétés constituent la matière même de l’art contemporain dans un monde technologique. On propose donc de parler d’art ou d’art contemporain dans un monde technologique. Cette formulation n’est pas simplement terminologique : elle engage toute une conception de l’art, de son histoire, de son devenir. La totalisation du monde comme numérique devra être analysée et critiquée comme un effet de discours du capital. Le numérique n’est pas un principe explicatif mais épigénétique. Il permet d’expliquer le développement continu de certaines parties du monde. Cette distinction entre explication et épigénèse n’est pas simplement théorique : elle engage toute une conception du numérique, de sa place dans l’histoire, de son rôle dans la transformation du monde.

L’écho des voix dans les espaces d’exposition, la résonance des sons émis par les dispositifs numériques, la vibration des images projetées sur les murs : ces phénomènes sensibles témoignent d’une transformation profonde de notre rapport à l’art. Il se trouvera une génération, la suivante, qui réactivera l’art numérique en estimant sans doute que le médium numérique a des spécificités qu’on ne saurait nier et qui influencent le statut de l’œuvre. Cette prédiction n’est pas simplement spéculative : elle s’appuie sur une observation des dynamiques historiques qui traversent le champ artistique, sur une compréhension des mécanismes de réactivation, de redécouverte, de réinterprétation qui constituent l’histoire de l’art. Cette génération aura sans doute l’intelligence de savoir que cette voie est également possible selon le contexte historique. Cette ouverture aux possibles, cette reconnaissance de la pluralité des voies, cette attention aux contextes historiques constituent peut-être la posture la plus adéquate face à la complexité des relations entre art et numérique.