Pour en finir (encore) avec l’art numérique

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L’histoire des médiums

La notion d’art numérique suppose qu’il y a une forme artistique dont la caractéristique principale serait d’être numérique, à la manière de l’art photographique ou vidéographique. Le numérique est compris comme étant un médium, c’est-à-dire comme un support d’inscription. Il est entendu que ce support n’est pas neutre et que l’art consisterait à découvrir les spécificités du support, à en déployer les possibilités inhérentes afin de gagner une souveraineté autonome. Être un artiste signifierait libérer un médium potentiel en lui donnant forme et a ainsi trouver ce qu’il y a en lui de spécifiquement artistique. Le procès de l’autonomie est aussi celui de l’autoréférentialité. Ainsi on normalise l'”art numérique” en le faisant entrer dans une histoire commune. Il ne serait finalement pas très différent des autres arts, il ne serait qu’une technique supplémentaire.

Des médium à la logique des mondes

Le numérique est-il un médium? Est-il un support d’inscription au même titre que les autres? Le numérique est-il comparable à la peinture, sculpture, photographie, cinéma, etc.? L’histoire des supports d’inscription technique est-elle homogène? Suit-elle une seule et même ligne? Si nous comparons la sculpture et le numérique, la différences saute aux yeux : la sculpture concerne une partie localisée du monde, alors que le numérique semble toucher un plus grand nombre de parties. C’est cette onticité inhérente au numérique qui le distingue des autres médiums. Cette distinction n’est pas une rupture historique, car elle suit l’évolution progressive des techniques, et on peut trouver certaines formes amoindries d’onticité dans le devenir-photographique du monde. C’est parce que la technique forme de plus en plus la réalité (jusqu’à transformer le code génétique), qu’il est strictement impossible de garder l’unicité du concept de médium.

Le numérique n’est pas un médium local, il est une logique des mondes. C’est pourquoi il ne peut pas désigner une partie spécifique de l’art, il affecte la totalité de l’art, tout médium compris. Il ne se répand plus sur le même plan qu’eux et n’opère pas selon la même logique. Partout il semble nulle part et indéfini, c’est pour cette raison qu’on a tendance à l’oublier. C’est pourquoi aussi quand une personne défend l’autonomie de l’art numérique c’est pour l’exclure plutôt que pour lui accorder quelque intérêt artistique. Son occultation est encore le signe de sa capacité, de son ouverture. Les oeuvres qui ne portent pas directement sur le numérique sont malgré tout dans un contexte numérique qui hante la sensibilité de chacun avant et après une exposition. La rupture induite pas une exposition reste un suspend, une époché et joue d’une différence avec le flux continu des technologies. La résistance est aussi ce à quoi elle résiste.

L’art contemporain dans un monde technologique

Il n’y a aucune raison logique à parler d’art numérique. Ce vocable désignera dorénavant une période de l’histoire de l’art comprise entre la fin des années 60 (on pense à the Cybernetic Serendipity et à l’EAT) et la fin des années 90 (Ars Electronic, ZKM, etc) Cette séquence de temps correspond à un contexte sociologique de l’informatique, de sa naissance à sa généralisation, dans lequel l’ordinateur s’est répandu et est donc passé lentement du statut de trouvaille technique à celui d’un fait social d’importance. C’est pourquoi la majorité des oeuvres de cette période (dont certains poursuivent encore le chemin à travers une approche souvent monumentale, innovatrice, cinétique et abstraite) sont “spectaculaires”, “magiques”, “impressionnantes” et précritiques. Elles ne font que rarement retour sur leur propre condition esthétique, elle manque de réflexivité. Cette esthétique était possible parce que, fantasmatiquement, les artistes avaient accès à des technologies que le commun des mortels ignoraient et rejouaient ainsi sur le plan de l’innovation le rôle esthético-politique des avant-gardes du XXe siècle: ils annonçaient les temps à venirs. Au tournant des années 2000, par le truchement d’Internet, l’informatique est devenue le commun comme tel. Elle est ce que nous partageons. L’artiste ne peut plus se prévaloir d’avoir une vision d’avenir, tout au plus peut-il s’arrêter sur le présent ou l’immédiat passé, pour tenter d’en comprendre les structures rendues illisibles par le flux intégral d’un temps qui ne cesse de dévaler dans la préoccupation quotidienne. On propose donc de parler d’art ou d’art contemporain dans un monde technologique. La totalisation du monde comme numérique devra être analysée et critiquée comme un effet de discours du capital. Le numérique n’est pas un principe explicatif mais épigénétique. Il permet d’expliquer le développement continu de certaines parties du monde.

ps : il se trouvera une génération, la suivante, qui réactivera l’art numérique en estimant sans doute que le médium numérique a des spécificités qu’on ne saurait nier et qui influencent le statut de l’oeuvre. Cette génération aura sans doute l’intelligence de savoir que cette voie est également possible selon le contexte historique.