Les vies possibles / Possible lives

Il y a des amis avec lesquels on avait séché les cours pendant des mois pour flâner dans Paris et voler dans les magasins. Il y a un cousin qui fut un peu un frère qu’on ne parvient plus à contacter. Il y a une jeune femme qu’on a aimée lorsqu’on était étudiant. Il y a des femmes encore dont je me souviens chaque jour et dont je murmure les noms silencieusement du bout des lèvres de peur de les oublier.
Nous n’avons plus aucune nouvelle d’eux. Ils ont disparu.

Nous avons tous perdu des gens encore vivants. Ils sont sortis de nos existences et les liens qui avaient été parfois si forts et si intimes se sont comme évanouis. Parfois on doute même que ces liens n’aient jamais existé et pourtant il faut accepter leur devenir, le fait qu’ils sont passés et qu’ils ont été, qu’ils ne sont plus. Il y a là une perte désespérante, quelque chose qui s’est arrêté et qu’on accepte. Coûte que coûte pour rester digne de l’événement d’une rencontre.

Parfois on cherche à savoir ce qu’ils, ce qu’elles sont devenues, par curiosité. On ne veut pas les juger, mais simplement avoir quelques nouvelles de loin en loin, rester à distance, simplement entendre des traces de ces vies que nous avons partagé et aimé par le hasard d’une rencontre. Continuer un peu ce lien qui existait même s’il est à présent distant et silencieux.

On retrouve des traces de certaines de ces personnes puis pour d’autres plus rien. On cherche bien sûr sur les réseaux sociaux et ensuite sur les sites scolaires et enfin dans l’annuaire téléphonique en désespoir de cause. Parfois il n’y a plus rien. On pense bien sûr à la mort ou au changement de nom avec le mariage pour les femmes, puisqu’on fait encore cela. Mais là encore rien. Alors on continue à chercher dans l’état civil, dans les mairies, on cherche un peu et puis on abandonne, car ce passé n’a plus aucune preuve du présent, il se referme sur lui-même, sur nous-mêmes et nos souvenirs.

Pour ceux dont on parvient facilement à retrouver les traces, on prend quelques informations et puis on arrête et on ne consulte plus les profils. On laisse ces vies de côté parce qu’on sait qu’elles sont encore accessibles et quelles sont pour ainsi dire à portée de la main. Nous sommes comme apaisés de pouvoir encore y avoir accès et nous refermons cette possibilité, car c’est la possibilité que nous voulions à nouveau, non le contenu de celle-ci. Les existences qui sont devenues absolument inaccessibles et où nous ne pouvons plus avoir aucune nouvelle sont plus troublantes.

C’est sans doute que ce sont des vies qui sont devenues purement possibles et qui ne contiennent plus aucune factualité. Je ne sais pas ce que cette jeune femme que j’avais aimé il y a plus de 30 ans est devenue. Je n’en ai eu aucune nouvelle depuis lors. Et lorsque j’en ai cherché, je n’ai absolument rien trouvé. J’ai même été jusqu’à regarder le profil de son frère et de certains membres de sa famille et il n’y avait aucune trace. Tout semblait s’être arrêté au moment de nos dernières paroles comme si depuis lors elle s’était retirée du monde. C’est un étrange sentiment de savoir que cette vie existait peut-être, mais n’était pas accessible par le réseau parce que nous croyons en sa mémoire : le réseau n’est pas seulement quelque chose de technique et d’instrumental, c’est devenu au fil des décennies notre accès au monde, un autre être-au-monde qui détermine pour une grande part nos relations aux autres, aux phénomènes et à nous-mêmes. Il y a une étrange absence de ces vies non inscrite, de cette absence de trace, au moment et à l’époque où il y a un excès, absolu des traces dans les machines d’archives.

J’avais cru en chacune de ces vies. J’avais vu face à moi l’irréductibilité d’une relation, d’être humain à être humain, à vif parce qu’une relation ne se ramènerait jamais à moi, mais toujours à l’autre, à cette altérité que j’ai aimé. Je n’ai jamais réussi ni jamais voulu guérir d’aucun de ces événements humains. Sans doute cette absence et cette ignorance me concernent-elles aussi. Je ne sais pas très bien ce que je suis devenu depuis tout ce temps.


There are friends with whom we skipped school for months at a time to wander around Paris and shoplift. There’s a cousin who used to be like a brother, but now we can’t get in touch. There’s a young woman we loved when we were students. There are still women I remember every day, whose names I whisper silently from the tip of my lips for fear of forgetting them.

We haven’t heard from them. They’re all gone.

We’ve all lost people who are still alive. They’re gone from our lives, and the bonds that had sometimes been so strong and so intimate seem to have vanished. Sometimes we even doubt that these ties ever existed, and yet we have to accept their becoming, the fact that they are gone, that they were, that they are no more. There’s a despairing loss here, something that has come to an end, and we accept it. At all costs, to remain worthy of the event of an encounter.


Sometimes, out of curiosity, we try to find out what has become of them. We don’t want to judge them, but simply get some news from afar, from a distance, but simply hear traces of the lives we shared and loved through the chance of an encounter. To continue the link that existed, even if it is now distant and silent.


We find traces of some of these people, and for others, nothing. Of course, we look on social networks, then on school websites and finally in the phone book in desperation. Sometimes there’s nothing left. One thinks of death, of course, or of changing one’s name with marriage for women, since we still do that. But here again, nothing. So we keep looking in the registry office, in the town hall, we search a little and then we give up, because this past no longer has any proof of the present, it closes in on itself, on ourselves and our memories.


For those whose traces are easy to trace, we take a few pieces of information and then stop, never consulting the profiles again. We let go of these lives because we know they are still accessible and within reach, so to speak. We’re soothed by the fact that we can still access them, and we close the possibility, because it’s the possibility we want again, not its content. Existences that have become absolutely inaccessible and where we can no longer get any news are more troubling.

This is undoubtedly because these are lives that have become purely possible and no longer contain any factuality. I don’t know what has become of the young woman I loved over 30 years ago. I haven’t heard from her since. And when I looked for her, I found absolutely nothing. I even went so far as to look at the profiles of her brother and certain members of his family, and there was no trace. Everything seemed to have stopped at the moment of our last words, as if she had withdrawn from the world since then. It’s a strange feeling to know that this life may have existed, but was not accessible through the network because we believe in its memory: the network is not just something technical and instrumental, it has become over the decades our access to the world, another being-in-the-world that largely determines our relationships to others, to phenomena and to ourselves. There’s a strange absence of these unregistered lives, of this absence of trace, at a time when there is an absolute excess of traces in archive machines.

I had believed in each of these lives. I had seen before me the irreducibility of a relationship, from human being to human being, raw because a relationship would never come down to me, but always to the other, to this otherness that I loved. I’ve never been able to heal from any of these human events. No doubt this absence and ignorance concern me too. I’m not sure what I’ve become since all that time, or what kind of face I have now.